La vue de Christiana transportée entre deux guerriers kallooghs bariolés et imposants fut si inattendue que Démétrios eut un instant d’ébahissement avant même d’éprouver un intense soulagement. Bien que ses certitudes concernant la faiblesse féminine aient été sérieusement ébranlées depuis qu’il connaissait l’Américaine, il se sentait toujours responsable de la remise en bon état de sa compagne d’épreuves aux autorités de l’Antichambre.
Il était prêt à passer le reste de sa vie au temps des smilodons pour la retrouver vivante et voilà qu’elle était là, le sourcil hautain et la mine sévère ! Le Grec allait s’exclamer de joie quand les Pilouas poussèrent un rugissement menaçant en pointant leurs lances vers le groupe insolite.
Démétrios prit sa voix de Ka-Hi pour prévenir d’avoir à se tenir calme. Il comprenait la réaction pilouaque car en suivant la piste des ravisseurs, il s’était renseigné sur ces hommes rouges.
Ils étaient apparus récemment, venant du sud. Les Pilouas les craignaient beaucoup. Ils possédaient des arcs anormalement performants et n’avaient aucun sens des tabous que respectaient les tribus convenables : à savoir le partage des femmes à l’intérieur de la tribu et l’interdiction d’y introduire des femelles de sang étranger. En conséquence les kallooghs volaient les femmes pilouas ou opolos. Ils se peignaient en ocre rouge alors que seul le noir est bénéfique, ils mangeaient de la chair humaine, ce qui était strictement interdit sauf en période d’extrême pénurie et de grand froid, ils saluaient le lever du Soleil en criant Ahiha hi ha alors que la bonne formule est Ahi ha hi ho.. ce qui mécontentait le dieu et provoquait des pluies diluviennes qui rendaient la chasse difficile. Ils sentaient mauvais, avaient du poil frisé sur la poitrine, des yeux de couleurs différentes, des pieds dont le gros orteil dépassait les autres, ce qui porte malchance. En plus, ils n’articulaient que des sons incompréhensibles.
Démétrios avait approuvé le dégoût opolos pour la chair humaine. Le reste montrait simplement que la xénophobie avait de sérieuses racines dans le passé humain.
Pour les femmes, les Pilouas avaient tort, mais c’était leur problème de ne pas remarquer qu’ils avaient tous un strabisme plus ou moins affirmé, ce qui devait les gêner pour le tir à l’arc, un menton prognathe disgracieux et des genoux cagneux. Au contraire les Kallooghs pratiquant l’exogamie,étaient de très beaux specimens à tout point de vue.
Les exploits de Christiana élucidés, Démétrios proposa de renvoyer les Kallooghs car on ne serait pas tranquille avec des prisonniers susceptibles de se révolter. En plus il avait en lui un Périclès en sommeil, un Bienfaiteur des Peuples, lequel ne demandait qu’à s’exprimer. Il annonça aux esclaves qu’ils ne l’étaient plus, à charge pour eux de porter à leur tribu la nouvelle que les dieux protégeaient Pilouas et Opolos et kalooghs également.
Les deux lascars se jetèrent à terre puis demandèrent s’ils pouvaient accomplir les rites funéraires pour leur compagnon victime du foudre de Bzzipam. Charmé par ce signe de la civilisation en marche, Démétrios accorda la faveur en se remémorant le beau passage où Achille consent à rendre le corps du noble Hector à son malheureux père et où tous deux pleurent ensemble, réconciliés un instant par la douleur et l’émotion qui les étreint. Ah, il ne fallait jamais désespérer de l’humanité, même la plus primitive. Très ému, Démétrios regarda s’éloigner les Kallooghs et poussé par son habituelle curiosité de savoir le pourquoi et le comment, il demanda aux Pilouas :
-Que font-ils pour honorer leurs morts ? Ils les enterrent ou ils les brûlent ?-Ils les mangent.fut la sobre réponse.
Les pêcheurs furent retrouvés peu après. On les vit sortir des fourrés où ils s’étaient cachés en voyant rôder des Kallooghs. Démétrios et Christiana laissèrent les chasseurs se débrouiller entre eux pour la révélation de la destruction du village, la présence des dieux de l’orage et du feu parmi les Opolos, l’abondance récente du smilodon grillé aux repas. Le dernier miracle était que les Kallooghs avaient enfin appris le langage des Pilouas puisque, pour une fois, on les avait compris.
Tout cela fut accompagné des habituelles vociférations et trépignements et pour passer le temps, Démétrios vida les truites pêchées, les enfila sur des baguettes de bois vert et alluma un feu, ce qui déchaîna une nouvelle manifestation de danse et de gesticulations. La truite grillée, c’est délicieux. Les pêcheurs avaient du sel, le décor était superbe, l’air était doux et sentait la résine et l’herbe fraîche. Ce fut un instant magique, tout baignait dans l’harmonie des premiers matins du monde et Démétrios se promit de revenir en cet endroit merveilleux quand il serait devenu Voyageur.
On repartit vers le village, la journée s’avançait. Quand on arriva au gué où avaient été repérées les traces de mammouths, Démétrios regarda Christiana en se demandant si elle pensait la même chose que lui. Mais il était retenu par la prudence et le sens qu’il donnait à sa conduite en ce lieu. Zorvan avait dit de montrer leurs capacités à survivre dans le dénuement et en milieu hostile. Jusqu’ici, ils s’en étaient bien tirés. Mais risquer de tout perdre en voulant satisfaire une curiosité qui n’avait rien d’essentiel, n’était-ce pas une faute, un manque de retenue, un excès d’hubris, cette démesure condamnée par les sages, née des passions et de l’orgueil et entraînant tôt ou tard la perte de l’homme ?
Vertueusement, il fallait renoncer aux mammouths, ne pas céder à la tentation, ne pas se comporter comme une femme curieuse, rester modéré dans ses vues et modeste dans ses objectifs, ne pas..
-On pourrait peut-être suivre les traces ?S’entendant parler, il eut un mouvement d’humeur contre son inconséquence. Comment pouvait-on réfléchir et agir ensuite en dehors de toute réflexion ?
Autour de lui, ce fut un beau tohu-bohu. Les Opolos et les Pilouas n’avaient aucun hubris à dominer. Selon eux, il fallait retourner au village puis rejoindre le camp en altitude, manger du smilodon et s’amuser, entre hommes et femmes, dit le traducteur un peu vague.
Un des Opolos précisa que Fa-Hi et B pourraient choisir en premier mais que ce serait bien qu’ils ne se limitent pas, car ainsi, la tribu s’enrichirait de nombreux futurs demi-dieux. Les perspectives ouvertes par l’invitation terrorisèrent Démétrios qui répliqua :
-Rentrez au camp. Nous devons aller dans cette direction. Nous reviendrons plus tard. Entretenez bien votre feu.Un coup d’oeil suffit pour voir que Christiana le suivrait et au milieu du vacarme habituel que les primitifs déclenchèrent pour saluer le départ des dieux, ils franchirent le gué, portés par les Opolos qui devaient penser que les dieux, surtout du tonnerre et du feu, ne devaient pas se mouiller les pieds.
La prairie semée de bosquets se poursuivait en larges ondulations jusqu’à une ligne lointaine de collines.
Ils longèrent un bois de hêtres et de chênes occupant un vallonnement. La piste des animaux, très visible à travers les herbes se poursuivait vers le sud mais des branches cassées à l’orée des arbres attirèrent leur attention. Un petit groupe de bêtes s’était détaché et avait pénétré dans le sous-bois. Presque aussitôt comme l’appel d’une énorme trompette, un barrissement retentit, accompagné d'un fracas de bois brisé sous les frondaisons.
-On grimpe ! décida Démétrios, impressionné. Et avisant un chêne à la fourche très basse, en dehors de la piste, il hissa Christiana à bout de bras et la suivit tandis que le bruit augmentait. On distinguait des piétinements qui ébranlaient le sol et résonnaient entre les arbres, puis des souffles géants, des branches craquant devant l’avancée des monstres. Un nouvel appel tonitruant, à briser les oreilles, tout proche, et le premier mammouth apparut.
Il était si énorme que Démétrios fut figé de peur. Le dos ,couvert d’une toison rêche, longue et épaisse, passa à deux mètres à peine sous eux. Si l’animal levait la trompe, il pouvait les atteindre. Deux autres mammouths suivirent, puis encore deux plus petits. On entendait qu’un autre arrivait et quand il parut, ce fut accompagné d’un petit encore tout humide et mal assuré sur ses pattes. il était aidé dans sa progression par la trompe de sa mère qui le palpait, le redressait, lui offrait un appui pour qu’il ne trébuche pas. Enfin un dernier mammouth fermait la marche, très vieux, une défense brisée, le poil emmêlé, les oreilles mangées sur les bords et qui aidait le petit quand celui-ci quittait le flanc de sa mère. Visiblement le petit venait de naître et son escorte de monstres poilus était là pour le protéger des prédateurs attirés par l’odeur du sang. L’effroi de Démétrios fit place à une grande émotion. Le mystère et la beauté de la vie qui vient d’apparaître, l’attendrissant spectacle du petit tout lourdaud, tout velu, la majesté de ces créatures d’un autre âge, tout se mêlait en un sentiment d’exaltation admirative.
Les deux voyageurs restèrent un instant silencieux. Les petits bruits de la vie forestière reprenaient autour d’eux, comme timidement, sur le fond de silence des grands espaces.
Démétrios aida Christiana à redescendre et ils reprirent le chemin du village en échangeant leurs impressions d’étonnement et de satisfaction d’avoir assisté à un tel déploiement de force et de vie dans un monde violent et cruel. Ils demeuraient d’ailleurs en alerte, sentant bien que dans un décor semblable, le danger rôdait en permanence.
Le ruisseau était en vue et ils discutaient de ce qu’ils feraient sitôt que le Dévoreur les sortirait de là. Démétrios exultait. On lui avait promis des aventures et des prodiges et tout se réalisait. Christiana lui parla encore de son monde. Elle voulait rentrer chez elle pour rassurer son frère, régler certaine affaires restées en suspens.
Et bien oui, sa première destination serait l’Amérique de Christiana et le Bacchus, qui finalement n’était un navire que par métaphore. En fait, c'était une sorte de Maison de plaisir, cependant sans hétaïres, ce qui était dommage.
- Si vous vouliez me guider un peu dans votre monde.. New-York, les maisons comme des montagnes, l’électricité ; comment dites- vous, la radio ?...les appareils roulant et volant.. L’avenir est fascin..Couvrant sa voix, un brusque vacarme retentit, juste derrière eux, immédiatement reconnaissable. Un mammouth !
L’animal sortit d’un bosquet et s’immobilisa au milieu de la piste. Que faisait-il là, si loin de la horde.? Les mâles solitaires rôdant autour des troupes constituées sont fréquents chez les animaux. Mais l’heure n’était pas à la zoologie. Que faire ? l’animal soufflait comme une forge, trompe dressée et piétinant le sol avec impatience. Il semblait hésiter, comme aux aguets. Un grand souffle froid balaya l’espace. Démétrios et Christiana se tournèrent de nouveau vers le village. En même temps que le pachyderme s’ébranlait pour les charger, un pont se matérialisa , l’autre rive disparut dans le brouillard. Saisissant la main de Christiana, Démétrios bondit vers le pont, un simple assemblage de planches mal jointes. Le mammouth fonçait sur leurs talons, barrissant avec fureur. Ils étaient sur le pont et la bête allait les y suivre quand le brouillard les happa et sembla aussitôt s’éclaircir. Derrière eux on ne voyait plus rien, la rive et le mammouth avalés par cette brume mouvante.
Debout au milieu du pont, une haute silhouette en long manteau noir les attendait.