Il avait tout quitté pour une quête guidée par l'amour, il pouvait donc comprendre ce qui poussait Ötis. Le chemin n'avait pas été simple pour l'homme non plus. Les renoncements auraient pu être douloureux s'ils n'étaient désiré par son coeur. Il était devenu ce Dévoreur de Temps, titre sous lequel il se plaisait à se présenter aux apprentis voyageurs. Lorsqu'il revint avec un équipement qu'il avait choisi humble et succinct pour ne pas heurter la modestie du moine, il le trouva allongé, habillé et lavé de frais, parlant presque pour lui-même. Ainsi il voulait savoir qui était l'homme qui l'invitait dans une nouvelle voie et exprimait avoir choisi Blue Hospel. Le grand voyageur, après être réapparu hors de la grange pour ne pas l'effrayer, avait poussé la porte puis s'était approché.
- Nommez-moi Dévoreur de Temps. Mon identité première importe peu pour le moment et dans ce qui nous liera. Je suis celui qui va vous conduire dans cet endroit où vous devez passer pour accomplir votre cheminement. Voici un chaud manteau, une timbale, une assiette en fer blanc, une gourde en peau. Je me suis permis d'ajouter un petit carnet et un crayon, sait-on jamais, si vous aviez envie de compulser quelques pensées.
Il déposa le paquetage à côté du moine qui s'était redressé puis levé.
- J'espère que vous êtes assez reposé. Nous devons partir à présent. J'ai d'autres voyageurs en attente à écouter, d'autres voies à leur ouvrir qui vont m'obliger à écourter cette première rencontre mais vous pourrez toujours me joindre par la pensée et je viendrais. Mettez ce manteau, il vous sera utile pour le voyage.
Il posa doucement la main sur l'épaule du franciscain qui s'était hâté de suivre son conseil et tenait le reste du ballot contre lui. Ils glissèrent dans les méandres de l'infini avec une soudaineté auquel rien n'aurait pu préparer le dévot. Pour en adoucir les cahots, il lui tint fermement le bras. Un biceps sec et long, forgé par la privation et les errances. Il n'allait pas se remplumer ni perdre ses muscles dans les temps à venir, le moine. Le Dévoreur imaginait bien les sentiments et émotions violentes qui devaient agiter le coeur du religieux. Terreur, peur soudaine de s'être laissé fourvoyer par le Malin ou bien au contraire, exultation proche de l'extase d'être persuadé de vivre une révélation divine. Qui pouvait savoir la force de la conviction qui habitait cette âme ? Lui-même l'apprendrait au fil du parcours de la nouvelle recrue. Il avait déjà lu bien des contradictions sur le visage d'albâtre. Colère et questionnement, crainte et admiration. Tout cela s'était peint tour à tour sur les traits marqués. L'instinct du grand voyageur lui disait qu'il avait affaire à une âme droite. La flamme de le Foi n'avait pas vacillé dans le regard. L'homme était habitué aux épreuves. Il allait voir comme il ferait face à celle-ci. Le grand livre des époques et des multitudes de destinées défilait sous leurs yeux, pouvant donner une sensation d'ivresse difficilement surmontable propice à l'égarement fatal. Aussi tenait-il bien son moine lorsqu'ils heurtèrent la matrice inattendue de l'Antichambre.
- Nous voilà arrivés. Ne vous retournez pas et fixez cette paroi ondoyante et visqueuse. C'est la porte du monde de Zorvan. Lui aussi connait une forme d'isolement et de réclusion. Ne vous frappez pas de son verbe rare et abrupte. Il est très seul et peut-être moins fait que vous pour l'accepter. Nous nous reverrons plus vite que vous ne croyez je pense. Prenez soin de vous et restez vous même. Ne vous égarez pas sur des chemins hasardeux. Que votre coeur vous guide.
Il le poussa avec fermeté mais sans agressivité aucune, comme un père pousserait son enfant vers une épreuve nécessaire à le faire grandir.
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Ici ou là, au fond ou tout près de la porte, une part de Zorvan restait toujours en alerte, guettant un frémissement de l'entrée. Il glissa telle une ombre vers le seuil mouvant et en vit dépasser un manteau de bure brun. Il tira sur la manche et trouva un être qu'il aurait pu prendre pour un frère du savant dont il était devenu complice. A un détail près, celui -là l'était déjà.Tout blanc. L'individu aux longs cheveux noirs marmonna en guise de bienvenue.
- Qu'on ne vienne pas encore dire que c'est moi. Celui-là, il est arrivé comme ça.
Il fixa sans aménité le nouveau venu et plongea son regard d'encre dans les yeux délavés. Hochant lentement la tête, il se frotta la barbiche et croisa les bras, plongé dans une intense réflexion. Il finit par en sortir et s'exclama:
- Je me demande bien ce qu'il veut faire de toi. Enfin, ça le regarde. Nous avons à discuter un peu toi et moi. Je sais bien qu'il t'a donné le choix. Tu crois sans doute avoir fait le plus évident parce qu'un monde paradoxal te semblait artificiel encore plus que celui des rêves et que tu as appris qu'il ne faut pas revenir sur ses pas sauf pour faire actes de contrition face à ses erreurs. Je te comprends. J'aurai fait le même choix. Mais je suis pas moine, moi. Tu vas te faire du mal à rêver, tu ne crois pas ? Enfin c'est toi qui voit... Allons-y !Le silencieux flash lumineux des portes d'Aparadoxis et du champ des oublis agaça Zorvan lorsqu'ils passèrent devant. On ne pourrait pas espérer varier un peu. C'était d'un lassant ces éclairs de lumière. De petites clochettes ou des trompes bien sonores seraient plus divertissantes. Oui, les trompes, ce serait encore mieux. Il pourrait s'amuser à voir sursauter les pauvres diables tombés entre ses pattes. Il s'arrêta devant Blue Hospel et se tourna vers le franciscain qui suivait, un air indéchiffrable sur le visage. Celui-là lui faisait concurrence. Moins expressif qu'un macchabée. C'était peu-être qu'un passage ou alors il était en train de prier tout le panthéon.
- Ecoute-moi bien p'tit père, Ötis, c'est bien ça ? On est arrivé. Je viens avec toi, mais je ne pourrais absolument pas intervenir si ça tourne mal. Méfies-toi bien parce que tes actes ici, auront des conséquences sur la suite de ta vie. Enfin, si jamais tu sors vivant de l'Antichambre. Ajouta-t-il grimaçant.
Que le nouveau soit un croyant, un saint ou autre, il s'en fichait. Il n'avait pas l'intention de lui mâcher le travail. Il allait devoir prendre ses rêves en pleine face et les assumer. Après tout, il avait choisi de venir en suivant l'autre aux grandes bottes. Il roula intentionnellement des yeux ronds et furibards au pauvre gars. Il n'eut pas besoin de le pousser qu'il avança de lui-même à travers la porte.
" Il apprend et comprend vite, c'est déjà ça."De l'autre côté, ils se trouvèrent sur un chemin de campagne. Zorvan soupira. Il allait encore falloir éviter les bouses. Il rit singulièrement en voyant Ôtis rapetisser sans même s'en rendre compte et retrouver une taille qui le menait pas plus haut que sa hanche à lui. Il le regarda. Il avait plutôt une jolie frimousse. C'était le vécu qui avait marqué les traits du franciscain. Il était curieux de voir comme la plupart des enfants affichaient une moyenne au niveau de la douceur du visage, hormis quelques exceptions qui avaient dès le début soit un physique très ingrat, soit une tête d'angelot. Ötis gamin était un angelot tout à fait acceptable, pas des plus purs et beaux mais assez convaincant pour plaire. Bon, il y avait déjà la pâleur et la dépigmentation de la peau, des cheveux et pire, de l'iris qui pouvait faire un drôle d'effet. Mais Zorvan en avait vu des moches et des pas beaux. Celui-là était loin de les égaler. Le petit dût se pousser à l'arrivée d'une charrette. Il alla presque rouler dans le fossé tandis qu'elle passait à travers le gardien sans aucun dommage ni pour le véhicule, ni pour le porteur du long manteau. Derrière ses touffes d'herbe, Ötis marmot ne manquerait pas d'en ouvrir une bouche démesurée à gober des crapauds.
- Hé oui, il faut bien que ma situation ait des avantages ! Le guide se rangea sur le bord du chemin, moins pour en éviter la circulation que pour permettre à l'enfant d'avoir un air normal. Il le laissa se secouer les vêtements. Ce qui était très drôle et cela amusait toujours Zorvan c'est qu'il n'était plus habillé pareil. Encore heureux cependant. Il hocha la tête en se moquant de lui-même à imaginer un gamin de six ans dans un manteau de moine grande taille. Le blondinet platine remonta le talus l'air désemparé. Il lança à Zorvan un regard empli de questionnement. Car s'il était dans le monde du rêve dans sa peau d'enfant, son esprit lui, était un curieux mélange de celui d'alors et de celui qui l'habitait avant de franchir la porte de Blue Hospel. L'homme en noir savait trop que pas mal de candidats devenaient dingues rien que devant cette incohérence. Ötis le voyait donc et il était le seul à le pouvoir. Pour toute réponse à son regard interrogateur, il eut droit à un haussement d'épaule.
Une charrette ralentit à sa hauteur puis fit mine de repartir. Une voix criarde s'échappa de derrière la bâche en toile d'un crème douteux.
- J'te dis t'arrêter, Henry! Espèce de sac à vin! t'arrive même pas à conduire la carriole comme il faut! Le visage d'une femme plantureuse, dont la mise était assortie à la voix, apparut alors que sa main grassouillette soulevait un pan de la tenture. Elle sauta avec une souplesse étonnante du chariot. Après avoir réajusté son corset d'un geste ample et vulgaire, elle s'approcha en claudiquant du gamin.
- Comment qu'tu t'appelles mon mignon ? Faut pas rester seul au bord du chemin. Des voleurs d'enfants ça se voit tous les jours. J'parie qu't'as faim ? Tu veux venir manger du ragoût de Mam'zelle Hortense ? Où qu'sont tes parents ? J'parie qu'tu t'es perdu à la foire de Saint Apollinaire! On y va ! On peut t'aider à les rejoindre. Quand c'est moi qui mène les ch'vaux, sont 'achement rapides. Le conducteur avait sauté à bas de son siège et s'approcha à son tour. Il glissa à l'oreille de sa compagne:
- Mais t'vois donc pas qu' c'est un gueux, à sa mise ? Ma po'v fille , qu'est te veux qu'on en fasse ? Personne nous donnera récompense de l' ram'ner !Mademoiselle Hortense donna un élégant coup de coude dans les côtes bien grasses de son compagnon.
- C'est toi qui est bête, l'homme! Y nous f'ras toujours un bon commis. Y surveillera si les gens d'armes viennent pendant qu'on fait nos affaires. lui répondit-elle tout bas avec force de clins d'oeil expressifs.
Allez viens mon p'tit! Y sera pas dit qu'Hortense au grand coeur laisse un gamin sur le bord du chemin! Tiens, je fais des vers! Comme l'autre et sa rose là avec sa mignonne. Gloussa-t-elle en lâchant un pet violent.
- Ouais c'est t'y as plutôt qu't'as les vers, non ? En tout cas ça la sent pas, la rose ... Rétorqua le gros homme en se tapant sur les cuisses et en faisant mine de s'éventer.
Allez, viens gamin on va t'aider à trouver ta famille. Mentit-il à son tour.
Zorvan évita ostensiblement de croiser le regard du petit. Ne pas pouvoir intervenir pour aider les sujets qu'on lui confiait le laissait totalement indifférent sauf en de rares cas. Et assister à la détresse d'un enfant en faisait partie. Il savait que l'esprit de l'Ötis de six ans risquait de conditionner plus fortement sa décision, pour peu que ce répugnant couple de maquereaux lui laisse le choix, de les suivre ou pas, que celui du moine car il était plus enfant que moine à présent. Mais quoiqu'il en soit, le gardien ne pouvait en rien intervenir. Le destin d'Ötis adulte se trouvait désormais entre les mains d'un enfant égaré et abandonné.