[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]4 juin1666 -:Paris Molière vient d'interpréter sa dernière création, où il joue le rôle d'Alceste, le Misanthrope.
Dans la salle, un jeune gentilhomme est bouleversé par ce personnage avec qui il se sent des affinités si profondes qu'il assiste à plusieurs des 34 représentations qui s'échelonnent jusqu'au mois d'Octobre.
Son nom est Alceste de Saint-Côme et il est comme son homonyme, épris d'idéal et de rectitude.
Comme lui, il souffre de devoir vivre dans les hypocrisies de la cour et de la ville.
Comme lui il a cru que l'humanité pouvait se régénérer par les progrès des connaissances désintéressées et la pratique des anciennes vertus, loyauté, simplicité, respect des lois naturelles.
Enfin, comme le Misanthrope du Théâtre, il est en butte à des procès que lui intentent ses détracteurs pour le décourager, voire le ruiner, à commencer par un intendant malhonnête de sa mère.
Pourtant le sort lui avait mis en main des atouts qui auraient dû lui rendre la vie facile et lui offrir des opportunités brillantes.
Jeunesse
Il naît en 1636 dans le Valois au château de Saint-Côme, près de Senlis, fils unique du chevalier d'Entremont de Saint-Côme, cadet d'une famille illustre et de la fille d'un intendant des finances qui a doté richement sa cadette pour lui assurer un mariage dans la noblesse d'épée. Le chevalier n'a que ses terres de Saint-Côme mais des aïeux au temps de Saint-Louis. Les deux jeunes gens se plaisent et le mariage est célébré en 1633.
Le jeune Alceste passe une enfance paisible auprès de ses parents, cultivés, attentionnés, qui éduquent leur fils dans l'amour des belles lettres, l'admiration des modèles antiques et la passion des sciences exactes et naturelles qui commencent à se développer en dehors du carcan religieux. Le chevalier d'Entremont est partisan des mouvements du libertinage intellectuel, gassendiste convaincu et ses prises de position au moment du procès de Galilée le fâche avec son évêque qui le menace d'excommunication. Il accepte de reconnaître ses torts mais il ne paraîtra jamais à la cour. Alceste reçoit une éducation religieuse stricte sous la conduite d'un jésuite placé par l'évêché comme aumônier de la famille. L'homme est intelligent, Alceste le respecte mais plus pour son savoir que pour sa foi.
Garçon aimable, enjoué, Alceste montre cependant une très grande susceptibilité, est sujet à des indignations subites devant l'injustice et la méchanceté. Le sachant très attiré par l'étude, son père craint qu'il ne veuille entrer dans les ordres quand il le voit rechercher la solitude de la bibliothèque ou la méditation dans la chapelle. Aussi décide-t-il d'orienter le jeune homme vers l'armée. Respectueux du désir paternel, Alceste, compte tenu de sa parentèle, reçoit un brevet de lieutenant, et quitte Saint-Côme.
Dans l'armée
1653 : Alceste est mis au service de son cousin le maréchal-duc d'Aumont qui, voyant qu'il dessine bien et connaît les mathématiques, le "prête" au chevalier de Clerville, ingénieur militaire chargé du siège des villes rebelles des Flandres. Il participe ainsi à plusieurs sièges à la frontière du Nord et fait la connaissance de Vauban , qui à vingt ans, a déjà été remarqué par l'Etat-major pour son talent dans l'art des fortifications. Vauban est un homme direct, parlant net et sans s'encombrer de politesses oiseuses. "Je préfère la vérité, quoi que mal polie, à une lâche complaisance qui ne serait bonne qu’à vous tromper et à me déshonorer.'' écrira-t-il à Louvois, ministre de la guerre.
Alceste admire beaucoup ce génie bourru, toujours sur la brèche, qui ne craint pas de heurter les idées reçues. Il ressent comme lui l'injustice sociale et la dureté de ce monde et va suivre pendant cinq ans, en tant que secrétaire, la carrière du futur maréchal. Entre deux sièges, il s'entraîne à l'escrime où il est excellent. Vauban a été nommé, à 22 ans, Ingénieur du Roi responsable des fortifications. Mais les ingénieurs militaires sont souvent au premier rang des combats et Alceste est blessé gravement à l'épaule en 1658, devant Ypres
Blessure de guerre et chagrin d'amour
Il rentre à Saint-Côme où il met longtemps à se remettre,
Plusieurs fois, il se croit perdu, l'infection se prolongeant, puis une opération pour sauver son bras le met au bord de la septicémie. La mort de son père en 1659 le touche profondément et aggrave son état.
Son incapacité physique le pousse à lire et réfléchir plus que jamais. Il retrouve avec joie la solitude studieuse, le dialogue avec la forêt qu'il préfère aux conversations convenues de sa tante Barbe d'Entremont, une tante paternelle qui s'est instituée chaperon de la mère d'Alceste éprouvée par son veuvage.
Il lit beaucoup les stoïciens et pensant aux idées de Vauban sur le règne de l'injustice et de l'hypocrisie, il décide de se réformer et de ne jamais renoncer à ses convictions, de ne jamais porter de masque et de défendre partout l'intégrité et le justice. Il se veut maître de lui, tel un héros cornélien, soumis à sa seule volonté et sa raison critique.
La France connaît alors (1660-62) une grave crise de subsistance, la disette sévit dans les campagnes. Le prix du blé est exorbitant. Le nouveau chevalier de Saint-Côme sacrifie la rente que l'armée lui sert et emprunte même pour que les paysans du domaine puissent survivre.
La famille pense à le marier. Très beau garçon, toujours très soigné, agréable de conversation quand il le veut, héritier de la fortune maternelle, les demoiselles disponibles exhibées par des familles prévenantes défilent à Saint-Côme où la tante Barbe organise réceptions et fêtes. Alceste sait se montrer charmant et pensant que le mariage fait partie de ses devoirs, il répond à toutes les invitations.
Malheureusement, il s'éprend de la séduisante tante d'une des dites demoiselles. Mais Elise est mariée. Elle ne résiste guère cependant au charme du bel Alceste et voilà le vertueux et intransigeant stoïcien obligé de cacher une liaison certes fougueuse mais que la morale réprouve.
Exalté autant que perturbé, il propose à la dame de s'enfuir et d'aller vivre dans l'innocence des terres de la Nouvelle-France, en Acadie, loin de la civilisation, près des Sauvages dont Montaigne a vanté la droiture de jugement. Alceste a lu aussi les Relations de Voyage de Jacques Cartier et le Canada lui apparaît l'endroit où l'amour et la nature se concilient harmonieusement, sans mensonge et sans interdit. Mais, effrayée par la perspective d'aller s'aimer chez les Iroquois, Elise, arguant de ses remords vertueux, retourne fermement à son devoir d'épouse, laissant Alceste totalement désespéré.
Meurtri et furieux de se découvrir si faible, Alceste décide de quitter Saint-Côme et de partir seul rencontrer la "jeune humanité" célébrée par Jacques Cartier.
Il embarque à Saint-Malo, mais son navire est pris dans un ouragan qui l'échoue en Cornouailles. Il rejoint Londres où il attrape une mauvaise fièvre qui le retarde. Alceste se prépare cependant à repartir vers l'Acadie mais il apprend alors que.sa mère est gravement malade. Il rentre donc à Saint-Côme en 1665..
Intermède à la cour
Tous s'accordent à le trouver changé. Il est sombre, s'enferme des heures, dort peu et mange à peine et est devenu très irascible. Il fustige les femmes à la cervelle d'oiseau et à la langue de serpent, et aussi la morale hypocrite derrière laquelle s'abrite la lâcheté. Il cite les Réflexion et Maximes de la Rochefoucauld qui viennent de paraître : "Les vertus se perdent dans l'intérêt comme les fleuves dans la mer.". "L'honnêteté des femmes est souvent l'amour de leur réputation et de leur repos."
Sa mère s'est remise mais les affaires de la famille vont mal. Suite à la mort du père, des procès la menacent. Il pourrait reprendre du service dans l'armée et y obtenir un poste convenant à ses capacités. La tante Barbe, qui eut son heure de gloire, lui conseille de se montrer à la Cour, il pourrait solliciter une lettre de recommandation de Vauban.
Il accepte de partir pour Versailles. Horreur et désolation. En quelques semaines, il se fait plus d'ennemis qu'il ne peut les compter, sauf parmi les femmes qui le trouvent à leur goût .
Il refuse un duel avec le duc d'Epernay-Larivière et se fait traiter de lâche. Il accepte donc mais sur le terrain, il se contente de parer sans lancer une seule attaque. Les témoins déclarent que l'offensé a obtenu réparation. Mis au courant, Louis XIV qui multiplie les arrêtés contre le duel, félicite d'un mot en passant le chevalier de Saint- Côme qui répond :"Mon sang appartient à Votre Majesté. Je ne vais pas le gaspiller pour la satisfaction des imbéciles." Traiter un duc et pair d'imbécile n'arrange pas ses affaires.
Des "amis" lui font savoir qu'il a intérêt à se calmer, ce qui le fâche. C'est dans cet état d'esprit qu'il rencontre son double moliéresque sur la scène du Palais-Royal.
Cependant, parmi celles qui se disputent le devoir de consoler le séduisant atrabilaire, Cécile d'Ambrelieu a retenu son attention. Elle est belle, intelligente, fréquente les salons littéraires et sait ce qu'il faut dire pour plaire au bourru. Bref, elle met Alceste dans sa poche en quelques rencontres et le persuade qu'elle n'attendait que lui. Il lui écrit des vers enflammés auxquels elle répond sur le même ton. Alceste lui propose le mariage mais Cécile ouvre de grands yeux. Quoi, il ne sait pas qu'elle est promise au marquis de Lombière en mission à l'étranger et qui reviendra pour...Alceste abasourdi, s'incline sans un mot et le soir même, comme son modèle, quitte Paris pour
Chercher sur la terre, un endroit écarté
Où d'être homme d'honneur on ait la liberté.
La rencontre
Il est désespéré, dans un état extrême de perplexité et de profond mécontentement de soi et des autres. Son comportement inquiète les siens. Il demeure silencieux en leur compagnie, part pour des heures se promener dans la campagne et les paysans qui le croisent le surprennent parfois à parler seul en ponctuant ses paroles de grands gestes théâtraux..
Les procès perdus lui font vendre une partie du domaine à des cousins. La mort de sa mère en 1667 ajoute à son abattement. iI écrit dans son carnet :
Seuls les morts ont raison. Sa tante, lassée d'essayer de le distraire, trouvant le château trop lugubre, s'installe chez une de ses filles et il ne la retient pas. Il garde une famille de domestiques pour l'entretien du château, mais y vit en reclus. Cependant, il n'a pas abandonné son goût de l'étude. Bien qu'il soit athée, il se tourne vers les écrits mystiques, les zones obscures de l'esprit le fascinent. Il développe aussi ses connaissances scientifiques et historiques. Il se met à rassembler une documentation pour une monumentale Histoire des Hommes à laquelle il décide de consacrer sa vie et où il montrera comment l'humanité a utilisé ses atouts naturels pour progresser dans la connaissance en perdant le sens du juste et de la vérité.
Il n'est pas heureux mais finit par trouver cette sorte de paix que la solitude apporte aux âmes définitivement blessées.
Un soir, méditant fort tard sur la terrasse, il sent un grand froid l'envahir, l'air se trouble en un endroit très localisé qui s'élargit en tourbillon. Puis tout redevient normal . Dans les deux semaines qui suivent, le même phénomène se reproduit plusieurs fois à la même heure et au même endroit, en augmentant de surface et d'intensité. Alceste fasciné veille chaque soir, conscient que quelque chose d'inouï se prépare. On entend des bruits étranges venant d'un tunnel qui semble se creuser de plus en plus dans la zone de trouble. Enfin, le 21 Avril 1670, il aperçoit à l'orifice du tunnel un homme qui lui fait signe. Il n'a aucune hésitation à se reconnaître dans l'apparition, coiffé, vêtu comme il l'est à ce moment précis. L'apparition lui fait des signes, l'engageant à le suivre. Bien que rempli d'appréhension, il se dit qu'il n'a rien à perdre, pas même lui, et met un pied dans la zone trouble. Sa dernière sensation est celle d'un bruit énorme qui éteint en lui toute conscience.
Quand il revient à lui, il est persuadé qu'il rêve, entraîné dans un univers tourbillonnant où des nuages noirs se mêlent à des masses moirées qui se déchirent et se bousculent dans un vaste silence. Le contraste entre la vitesse du courant qui l'emporte et ce silence absolu est l'impression la plus déconcertante qu'Alceste ait jamais éprouvée. Il a le temps de voir une porte sombre suspendue entre deux cascades de forces primales se déversant sans fin dans des puits de ténèbres. Une main aux longs doigts effilés sort de la matière mouvante et s'agite comme pour attraper quelque chose et Alceste entend une voix qui rage dans sa tête :
Corbleu! Où est ce trublion malappris?Mais Alceste dérive, la porte disparaît, le temps s'écoule de façon chaotique et curieusement ressenti dans tout le corps, tantôt des siècles se précipitent, tantôt une seconde s'étire comme une goutte qui n'en finit pas de tomber. Peu à peu il glisse dans une grisaille uniforme. Comme anesthésié par un sentiment d'être sans exister.
Quand il se réveille, il est dans un bureau aux boiseries luisant entre de sombres tentures. Allongé sur un canapé, il se sent faible... Une voix le rassure et lui explique qu'il s'est perdu dans les couloirs du Temps où l'a attiré un certain Zorvan. Gardien d'un lieu où il est retenu prisonnier, Zorvan a tenté d'attirer Alceste pour le mettre à sa place et s'enfuir, mais il n'a réussi qu'à le plonger dans le vortex sans pouvoir le faire pénétrer dans sa prison. Celui qui parle dit qu'on l'appelle le Dévoreur de Temps, qu'il peut se déplacer à sa volonté dans le passé et dans le futur, qu'il a trouvé Alceste pris dans ce qu'il appelle le Vortex et l'a ramené ici. Voyageur malgré lui, Alceste est resté très longtemps à tourbillonner ainsi dans le No-Time et il est devenu Voyageur sans le savoir et sans passer par l'Antichambre pour y subir les épreuves imposées. Le Dévoreur parle longtemps, d'une voix grave et mesurée. Alceste sait qu'il peut se déplacer librement, retourner en son temps, mener une vie normale. Enfin pas tout à fait. Il est devenu intangible bien que parfaitement visible et cela l'expose à des désagréments. S'il veut demeurer ici, le Dévoreur peut lui offrir l'hospitalité le temps qu'il s'habitue à sa nouvelle condition. Il y a une vaste bibliothèque, de la musique, mille objets curieux à découvrir car Alceste a dérivé fort longtemps et le monde a progressé entre le 21avril 1670 et le 29 octobre 2012 quand le Dévoreur l'a fait entrer dans sa demeure. S'il veut voyager dans le temps, il le pourra à sa guise.
Six mois plus tard. Alceste a visité des dizaines d'époques. Pour remercier son hôte, il est entré à son service comme secrétaire et s'occupe de surveiller Zorvan. Celui ci lui en veut toujours d"avoir fait échouer son évasion mais Alceste le comprend fort bien et apprécie la franchise du Gardien et ses propos très directs.
Grâce à sa transformation il a le privilège de se déplacer à travers les époques sans payer de tribut au Temps. Il ne vieillira que dans la vie qu'il a commencée en arrivant ici. En effet, quand il revient à Targoviste chez le Dévoreur, il ne s'écoule depuis chaque départ que 3,33 nano secondes. Pourquoi cette durée précisément ? Le professeur Stanzas cherche...
Quelques remarques supplémentaires éclairant le personnage:Alceste fut ravi de sa nouvelle vie. Misanthrope par nature, devenu misogyne par expérience, il abandonna cette humeur chagrine et bougonne en perdant dans le temps réel la substantialité et les appétits de son corps. Mais il retrouvait ces données physiologiques pour de brèves périodes dans les plans oniriques où les sombres desseins de son chef l’entraînaient, et surtout, en présence de Stanzas lui-même : il suffisait que celui-ci le touche pour lui faire reprendre corps, à condition d’être dans la demeure de Targoviste. Sinon, il était hologrammique, état qu’il savait apprécier car il lui permettait de ne plus se heurter, dans tous les sens du terme, aux aspérités humaines. Mais les courbes féminines lui redevenaient accessibles dans ces entr’actes où sa matérialité récupérait son intégrité et redressait la tête, si j’ose cette image hardie. Il en était de même pour les autres plaisirs du corps qu’il avait méprisés dans sa première vie. Il appréciait la vodka que lui offrait le Dévoreur quand ils devaient prendre une décision délicate et il était devenu un excellent cuisinier. Les crêpes fourrées flambées étaient sa spécialité et il en inventait sans cesse de nouvelles variétés qu’il baptisait de noms somptueux. Un être qui se plaît à faire sauter des crêpes ne peut être qu’indulgent envers ses ex-semblables dont il considérait désormais les vaines agitations avec beaucoup de sérénité.