Une personne très chère à mon coeur m'a conseillé fortement de lire Les Justes et une fois de plus, elle a fait mouche !
Il y a bien longtemps que je n'avais lu une pièce de théâtre, il doit falloir remonter à mes études, ce qui fait un bail mais j'ai retrouvé ce plaisir de rentrer dans la vie, dans l'action des personnages en un quart de seconde. Tout l'attrait de devoir faire ses propres suppositions, descriptions, de laisser toute sa place à l'imagination fertile ou pas. Mais je ne vous entretiens pas ici de l'intérêt de la lecture d'une pièce, plutôt de l'intérêt de celle de Camus.
Après quelques recherches sur le contexte, Camus relate un fait réel qui se passe en 1905 : la décision d'un groupe de rebelles socialistes d'attenter à la vie du Grand Duc Serge, en Russie, l'oncle du tsar qui mène une politique dictatoriale. L'auteur offre une palette de personnages qui se retrouve dans l'appartement de Dora et de son frère, Boria Annenkov, afin de préparer leur forfait. Dora, la seule femme du groupe est chargée de préparer techniquement la bombe qui servira à tuer le Grand Duc lors de son passage en calèche. Son frère est à la tête de l'organisation et doit demeurer éloigné du lieu du crime afin de conserver la tête froide. Stepen qui revient du bagne après trois ans est absolument résolu, voué à sa cause, obnubilé par elle. Voivoi, un étudiant doit lancer la seconde bombe, il semble être lui aussi porté par sa cause. Yanek qui est également l'amant (terme pour être aimé à l'époque du drame, la relation est courtoise) de Dora, lancera lui la première. Il est décrit comme un artiste exalté.
Le décor est posé, minimaliste puisque l'intérêt porté par Camus est la réflexion sur la cause, les idées, leurs conséquences, leurs limites, leur origine, leur bienfondé...
La première tentative est avortée car Yanek, au dernier moment, constate que les neveux du Duc sont à ses côtés et il se refuse à les tuer. Ce premier constat évoquer le large gouffre qui sépare l'idée de sa réalisation lorsque l'on parle de donner la mort à quelqu'un. S'en suit un long débat, animé entre les protagonistes sur la faiblesse ou non de vouloir épargner des enfants, avec la suggestion de Stepan que ne pas les tuer va potentiellement faire mourir d'autres enfants. A qui va la responsabilité de quoi ? Est-on responsable de sa filiation ? Porte-t-on le poids des erreurs de ses aïeuls ? Doit-on mourir à cause d'eux ?
Mais Camus soulève un nombre important d'interrogations. Une action, si noire, terrible, meurtrière soit-elle mérite-t-elle qu'on en meurt ? Et si celui qui veut faire justice contre l'injustice était lui aussi un meurtrier ? Quand la chaîne des exécutions s'arrêtera-t-elle ? Yanek pense qu'en acceptant qu'on le tue pour son acte de mort, il sera absout de son acte et que celui-ci n'est que justice. Qui est bourreau, qui est victime ?
Doit-on tuer un homme au nom de l'idée que l'on croit juste ? Doit-on tuer un homme pour en épargner des centaines d'autres ? Ne prive-t-on pas sa famille d'un père, d'un frère, d'un oncle, d'un mari ? Peut-on laisser l'injustice d'un gouvernement tuer le peuple ?
Camus exprime toute la torture qui part de la souffrance, mène à l'indignation, à l'insurrection, à la réalisation du meurtre qui concrétise l'idée, la cause embrassée jusqu'à ce que l'esprit supporte après l'accomplissement de l'attentat. A travers la Grande Duchesse, il exprime mais j'ai trouvé faiblement, les ressentis de la famille du mort.
J'ai aussi beaucoup aimé son choix de prendre un homme du peuple ayant tué trois personnes pour bourreau. En acceptant lui aussi de donner la mort à d'autres criminels, il diminue sa peine. Est-ce à dire que l'on se dédouane peu à peu si on rend la justice de quelque façon que ce soit ? Un pied de nez aussi puisque celui qui tuera le meurtrier du représentant de la dictature est un homme de ce peuple qui souffre.
Je ne donne délibérément pas mon avis complet (suis-je en mesure d'en émettre un puisque j'en suis au stade des idées ?) tout de suite en revanche, je puis vous assurer que l'auteur réussit haut la main à nous faire réfléchir sur des points essentiels concernant la justice/injustice, le meurtre/attentat, les idées/la réalité de leur concrétisation... Les Justes sont-ils justes ?
N'hésitez pas à ouvrir un débat car je crois qu'il y a beaucoup à dire.