Fuck!
dit Démétrios en s'installant à l'arrière de la limousine où Eliott Ness l'invitait à monter. Il avait entendu cette exclamation prononcée par un des hommes du Bacchus, surgi brusquement de derrière un pan de mur quand Christiana avait disparu dans le vide. Il avait apprécié l'énergie sonore du monosyllabe. La traduction mentale de la machine de Zorvan avait alors été: Par Zeus ! et l'interjection étrangère était venue spontanément aux lèvres du Grec voulant exprimer son émotion devant les dernières péripéties que lui avait réservées le Bacchus,
Mais cette fois-ci, Logos traduisit littéralement. Démétrios espéra que le chef du FBI n'avait pas de tabous linguistiques dus à son rang ou peut-être à sa caste. Mister Ness respirait non seulement l'autorité mais aussi la sagesse et la modération comme il venait de le montrer dans son dialogue avec Christiana Von Carter devenue hystérique pour des motifs que l'Athénien ne comprenait que vaguement.
Il venait d'un monde où les classes sociales étaient fortement séparées et malgré sa prudence, il projetait encore souvent ces clivages sur les New-Yorkais côtoyés depuis ces deux derniers jours. Christiana avait déjà sérieusement ébranlé sa vision antique de la Femme. Cette fille, pas même mariée, n'avait tenuaucun compte des ordres de son frère. Il fallait aussi qu'il se surveille pour ne pas voir les hommes au service de la patronne du Bacchus comme de simples esclaves mais penser qu'il s'agissait de citoyens à part entière, d' hommes libres.
Eliott Ness, lui, appartenait certainement à une caste spéciale de magistrats supérieurs. Un policier au sens noble, réglant la vie de la Cité, de la polis, et avec sa troupe, rétablissant l'ordre et la mesure, au besoin en maniant le glaive de la justice. Enfin, ce qui avait remplacé le glaive, à savoir ces armes qui crachaient la mort aussi sûrement que les tubes à feux grégeois. Voilà un homme qui inspirait le respect. Aussi quand ce dernier avait annoncé qu'il se proposait de l'emmener, lui et Christinia, rejoindre le Professeur Stanzas, soit le Dévoreur de Temps, Démétrios avait ressenti une grande joie et Miss van Carter ayant choisi la fuite, il avait confirmé avec enthousiasme sa volonté de suivre le FBI. Revoir le Dévoreur maintenant qu'il était Voyageur patenté, n'était-ce pas un de ses projets immédiats, avec ceux de retrouver le Roi varègue et de rendre visite à Zorvan, si cela ne contrariait pas le Dévoreur?
Démétrios avait de la sympathie pour le magicien de l'Antichambre.Il est vrai que le Gardien avait, semblait-il, un contentieux à régler avec le Dévoreur.Personnellement, il n'avait subi que quelques bourrades intempestives un peu vexantes et quelques sautes d'humeur imprévisibles qu'on pouvait pardonner à un génie des sciences obligé de s'occuper de candidats ignares ou récalcitrants.
Avant de descendre du toit, Ness, tenant la boîte aux secrets remise par Christiana, avait demandé à l'ex-marchand d'olives d'aller chercher ses affaires. Démétrios n'avait que son costume byzantin échangé contre la tenue plus moderne d'un Van Carter. Ses modestes possessions tenaient dans les poches de son blazer,augmentées depuis son saut dans les couloirs du temps du Traducteur, d'un bloc pour les courses devenu carnet de voyage et d'un poil de mammouth retrouvé accroché à une de ses sandales et qu'il avait gardé en souvenir.Iil avait dit qu'il n'avait pas de bagages, ce qui n'avait pas eu l'air de surprendre le policier et ils étaient descendus immédiatement.
Dans la voiture,Démétrios, intimidé par la stature qu'il prêtait à Ness, ne lui posa aucune question. Celui-ci épluchait le contenu restant dans la boîte et l'Athénien passa sans objecter à travers toutes les étapes d'un départ précipité vers un lieu appelé LaGuardia Airport .
Ness visita des bureaux, téléphona, se sépara de ses hommes, remplit des papiers, reçut une valise que lui apporta un jeune messager à qui il remit un petit papier vert, affirma à Démétrios qu'il s'occuperait de tout, lui suggéra de le suivre de près en faisant comme s'il ne comprenait pas l'anglais, ce que le Grec accepta d'autant plus volontiers que même en comprenant ce qui se disait, il ne comprenait rien à ce qui se passait. Puis on attendit dans un endroit bruyant où Ness l'invita à déjeuner car l'après-midi s'avançait et finalement il n'avait pas eu le temps de profiter du somptueux breakfast du Bacchus .
Il mangea un hamburger avec des french fries et trouva cela fort bon mais son mentor déconseilla le coca-cola car ils allaient prendre l'avion. Démétrios n'éleva aucune objection et fit semblant de ne s'étonner de rien, ayant compris qu'il ne fallait pas se faire remarquer, en particulier des différents individus à casquette qui s'intéressaient à eux. Ness savait tout leur expliquer et certains le félicitaient et même la fille qui apporta le hamburger lui demanda un autographe. Démétrios se contentait de sourire aimablement et de dire sàn'khiou quand on lui remettait quelque chose. On lui fit signer un document et Ness lui prêta un superbe instrument à écrire appelé un waterman et dont il décida aussitôt qu'il lui en faudrait un, car c'était infiniment plus jouissif d'écrire avec cette petite griffe d'or qu'avec le crayon de son carnet.
L'avion était énorme, bien plus qu'il ne l'avait imaginé en en voyant dans le ciel, le bruit était ahurissant, l'odeur écoeurante et tout était incompréhensible ; les french fries menaçaient de revoir la lumière du jour et quand il fallut monter sur une échelle à roulettes afin d'entrer dans le ventre du monstre métallique, Démétrios se sentit pris de vertige. Mais la poigne ferme de Ness lui saisit le bras et il fut guidé et soutenu tandis qu'une jolie fille le tirait gentiment par la main en remarquant qu'il y avait encore beaucoup de passagers absolument terrorisés à l'idée de prendre l'avion, fut-ce un DC-3, dont la réputation n'était cependant plus à faire. Certains rebroussaient même chemin quand ils atteignaient le bas de l'échelle. Elle lui assura que tout allait bien se passer et qu'elle s'occuperait spécialement de lui. La demoiselle était vraiment appétissante malgré son étrange couvre chef. Il aurait certainement apprécié sa proposition s'il ne s'était senti aussi mal. Il regretta vivement de ne pas pouvoir se déplacer directement à Targoviste mais il ne pouvait se concentrer en vue d'un déplacement temporel sur un endroit qu'il ignorait totalement.
A peine assis, on lui fit boire un verre d'eau et trois minutes plus tard, il dormait. Il faut dire qu'il avait derrière lui quelques jours fortement agités et qu'il n'aurait sans doute pas eu besoin du sédatif que l'on donnait à cette époque aux passagers susceptibles, alors qu'on survolait l'Atlantique, de supplier qu'on le fasse immédiatement descendre de l'avion.
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Il dormit les quelques onze heures de vol, apprit qu'il était arrivé à Londres et que l'avion pour Bucarest ne partirait que le lendemain. Eliot Ness l'installa dans un hôtel de Croydon et passa du temps avec lui, lui apprenant à se repérer sur une carte de l'Europe, lui racontant dans les grandes lignes la situation due à la guerre, tout en cachant une certaine inquiétude quant à ce qui se passait en Roumanie. Cependant il pensait que la résidence de Targoviste était soumise à un régime spatio-temporel très particulier et Ness n'était pas absolument sûr de l'époque où elle se trouvait réellement. Il préféra n'en rien dire à Démétrios suffisamment déboussolé par tout ce qui lui arrivait d'inconnu. Le policier partit pour quelques courses et rapporta une petite valise avec une tenue de rechange et des objets de toilette pour le voyageur impromptu ainsi qu'un" Abrégé de l''Histoire du Monde", qu'il offrit à Démétrios en lui disant d'y aller doucement.
Ce n'est que le troisième soir vers minuit qu'une voiture envoyée par le secrétaire du professeur les déposa devant la résidence. Démétrios admira le parc, les tours octogonales et les clochetons et trouva tout à fait impressionnant l'homme qui les accueillit sur le grand perron avec une sorte d'écharpe immaculée sous le menton et des broderies délicates autour des poignets. Il dit s'appeler Alceste, que le professeur était en « déplacement » - il prononça le mot d'un ton anodin mais Démétrios crut saisir un petit éclair de connivence dans l'oeil sombre du secrétaire et comprit que le grand Voyageur... heu.. voyageait.
Comme ils avaient dîné en route, Alceste n'insista pas pour qu'ils goûtent à l'en-cas préparé par Dame Gertie la gouvernante et devant l'air épuisé des arrivants, il les conduisit à leur chambre.
Démétrios se retrouva dans une pièce chargée de meubles, de tentures et d'objets mais il avait déjà l'expérience du Bacchus, savait se servir d'une salle de bain et qu'il ne faut pas dévisser ni démonter ce qui était électrique. La radio, il connaissait, comme le lit à couvertures, coussins, édredon et matelas à ressorts. Les yeux lourds de sommeil, il eut la force encore de se réjouir en voyant un meuble vitré où étaient rangés des livres gainés de cuir et une table comportant un nécessaire à écrire dont un waterman qui avait le mot Parker inscrit sur son agrafe.
Alceste sourit en voyant Démétrios de Zéa prendre l'objet en main comme un enfant le fait d'un jouet nouveau. Il lui montra alors un téléphone intérieur.
-Décrochez si vous avez le moindre problème et je viendrai tout de suite.
Il reprit avant de fermer la porte ;
-Et ne vous étonnez de rien demain matin. Vous connaissez le Dévoreur de Temps et vous savez que dans son entourage, les choses les plus imprévues et les plus extraordinaires peuvent se produire. Mais rien n'est ici conçu pour vous nuire. Nous attendons d'autres invités. Je vous souhaite une bonne nuit.