Maya attendait Anita Detmers "à la première heure" selon les termes du lieutenant Kaperski. "Si les pistes étaient praticables" avait ajouté le prudent officier. Un type sympa, posé et qui n'était certes pas né de la dernière pluie. Cette formulation amusa Maya compte tenu des trombes d'eau qui s'abattaient sur les toits de tôle du dispensaire.
L'Anglais dormait ; elle fit encore un peu de paperasse, envoya un mail à Patrick puis alla se couche après un dernier coup d'oeil à Nelson Pickett parti au pays des rêves pour plusieurs heures apparemment.
Le jour se levait à peine quand le garde la réveilla d'un coup violent dans la porte. Immédiatement alertée, la jeune femme, sans quitter la moustiquaire, attrapa sa veste posée au bout du lit, gardant ses shorts kaki qui lui tenaient lieu de pyjama et, tout en s'asseyant pour enfiler ses tongs d'un seul geste rapide avant de sortir du lit, elle s'adressa au tambourineur pour lui demander ce qui se passait et alla tirer le verrou.
Comme elle s'y attendait c'était le garde de l'étage. Il salua tout en annonçant :
-En rentrant en ville, y a Berta qui a vu un type bizarre, qu 'est tombé dans le fossé devant elle, à hauteur de chez Mamadio; elle est revenue et ne veut pas repasser devant l'endroit toute seule. Il avait du sang partoutElle attrapa ses treillis :
-Blessé grave ? Elle est sûre qu'il est encore vivant ? --Berta a pas voulu s'approcher. Mais il grogné. Maya soupira. Il n'y avait pas que la pluie qui tombait cette nuit. Elle avait déjà un type bizarre dans la chambre d'à côté et on lui en signalait un autre dans le fossé à l'entrée du faubourg.. Un blessé, c'était encore pour elle. Le garde ajouta :
-- Il est habillé comme un diable, un revenant d'Anglais comme au cinéma ! Genre garde de la reine Elizabeth. Rouge, bleu , des trucs en or.Maya réagit aussitôt
-Un Anglais ! Déguisé ! Encore ! Ah non ! C'est un débarquement de timbrés ou quoi ?Tout en laçant hâtivement ses chaussures, elle pensa à l'ennemi sournois qui l'attendait, la plaie de toute expédition militaire ou civile en climat tropical : la boue. La molle, visqueuse, envahissante, insupportable boue, peuplée de petites bêtes hostiles remplies de dents et de venin, de vers parasites, de virus foudroyants. Dire que certains s'entêtaient à considérer la Nature comme une preuve de l'existence de Dieu...Elle se mit debout dans ses rangers à haute tige. Dire qu'elle venait d'un pays qui avait inventé l'espadrille. Dire que..
Mais elle n'était pas femme à se perdre en récriminations contre un sort qu'elle s'était d'ailleurs choisi. C'était ça ou se faire une clientèle à New-York et entendre ses patients lui vanter la french baguette de son cher et tendre.
Dans la permanence, Berta roulait des yeux effrayés en racontant les détails horribles de l'apparition. La silhouette trébuchante brusquement dressée devant elle, un visage tout blanc avec des balafres sanglantes. Il tenait une longue machette à la main et articulait des mots très horriblement prononcés, des jurons de l'enfer ou des malédictions. Elle était restée comme pétrifiée quand il avait brusquement perdu l'équilibre et disparu dans le fossé. Berta avait rebroussé chemin . Le zombie n'était sans doute pas seul et une cohorte sanglante et grimaçante venait peut-être au devant d'elle.
Maya approuva sa prudence mais décida qu'une jeep, son conducteur et un garde seraient suffisants pour affronter les zombies à moins de deux kilomètres du dispensaire. Elle pensa à l'arrivée d'Anita qu'elle allait peut-être manquer. Mais Gordon pourrait aussi bien l'accueillir. D'ailleurs, vu le temps, elle serait forcément retardée, peut-être de plusieurs heures. L'idée de revoir son amie la remplit de joyeuse impatience. Et elle avait de quoi l'étonner avec ses English apportés par les démons de la nuit.
Dix minutes plus tard, la jeep arrivait sur les lieux encore déserts. Berta travaillait de nuit au dispensaire et rentrait chez elle au petit matin dans cette zone semée de bâtisses dispersées, entre cabanes et paillotes doublées de sacs plastiques. Tout autour, la forêt étirait un mur grisâtre derrière le rideau de pluie. La cahute de Mamadio fut dépassée. Autrefois, c'était une buvette restaurant mais la guerre avait dispersé patron, famille et clients. Certaines tôles manquaient au toit et l'enseigne avait disparu mais on disait toujours "Chez Mamadio"
Il fallut descendre et aller à pied, la route étant surélevée, on ne voyait pas le bord des champs depuis la jeep. Et tout de suite apparut la tache multicolore d'un homme appuyé sur le revers du fossé, la tête inclinée sur l'épaule.
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Bon dieu de putain de .. " commence élégamment Maya en arrivant au dessus du corps à demi étendu
c'est quoi ce carnaval ? Mais elle est déjà à côté de ce grand gaillard qui ressemble en effet à un figurant pour film napoléonien et elle ne s'intéresse plus qu'au corps souffrant que cache cet uniforme d'un autre temps. Le diagnostic est vite fait : Des blessures sérieuses, mais ne mettant pas la vie en danger si on bloque l'infection commencée. Car ces blessures, par balle, datent au moins de la veille, oui, entre douze et vingt heures. L'homme est à demi conscient et la fièvre le fait délirer. Au milieu de mots étrangers –en tout cas, ce n'est pas de l'anglais– Maya a la surprise de l'entendre, en français, appeler la malédiction sur la tête d'un certain Zorvan. Sans arrêter les premiers soins, préparant une première seringue, elle demande à son adjoint :
Va dire à Tom qu'il amène la jeep ici. On embarque le zombie, et fissa !""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""
Zorvan passait ses longs doigts dans son impeccable ordonnancement capillaire. Il n'était pas du genre pour cause de désespoir et de vie gâchée, à s'être jamais laissé aller à négliger sa tenue et abandonner le souci de son apparence. C'était d'autant plus facile, il est vrai, que la quasi immatérialité de son corps et de tout ce qui le touchait lui rendait la chose facile. Il suffisait qu'il se voit mentalement d'une certaine façon pour que son apparence soit conforme à ce qu'il souhaitait . D'ailleurs il avait fixé depuis longtemps un modèle de Zorvan qui lui convenait et qui lui épargnait d'avoir à se concentrer sur ce grave problème :
De quoi vais-je avoir l'air aujourd'hui ? Mais la disparition du hussard l'irritait au plus haut point et le désorientait dans ce qu'il se flattait de posséder pleinement : la maîtrise de l'Antichambre. Le système des ponts qu'il jugeait une totale réussite lui était source non seulement de fierté quasi professionnelle mais aussi d'un plaisir d'essence artistique dans la mesure où les ponts pouvaient s'adapter aux personnalités les plus variées. A partir du modèle de base, un peu lugubre mais saisissant, abandonné à la brume, à la rouille et aux herbes folles, peut-être une image de sa propre destinée, l'Aralien avait su créer d'autres passages fantômatiques de style variés, s'adaptant aux caractères de ceux qui les franchissaient. Cette possibilité entraînait moins de pertes d'apprentis, tout environnement tissant des liens avec notre sensibilité et nous rendant plus ou moins efficaces. Les ponts mettaient les futurs voyageurs en accord avec le présent qu'ils quittaient et l'avenir qui se dessinait au delà. Le gardien grinça des dents. Un jour, ce serait lui qui passerait un pont, un pont fait pour lui, aux couleurs de vengeance et de liberté.
Le gardien n'aimait pas perdre un des candidats à lui confiés, non qu'il se sentît fréquemment en sympathie avec ces humains instables, superficiels et aux faibles potentialités spirituelles. Mais on lui avait donné une tâche, celle d'en faire passer le plus possible dans les couloirs du temps en tant que Voyageurs patentés et Zorvan était un prêtre-guerrier, doublement lié par la discipline. Un voyageur qui disparaissait en raison d'un hasard malencontreux c'était regrettable. Mais si l'accident venait d'une erreur de sa part, c'était déshonorant.
Ludwik Cseszneky depuis le début semblait destiné à déranger ses calculs les plus fins, à désorganiser ses plans et à détruire sa grande machine à franchir les espaces mêlés du temps et du rêve. D'un autre côté le gardien aimait assez l'esprit peu conciliant du comte hongrois et son caractère indubitablement aristocratique, ce mot étant pris dans le bon sens du terme, à savoir le refus des calculs médiocres et le souci de demeurer maître de soi en toutes circonstances.
Mais où était donc passé ce séduisant et insupportable hussard ? Jamais il n'aurait dû forcer la manoeuvre. Tant pis pour le Hussard ! Il avait détraqué une aire temporelle, certes ténue, mais tant qu'elle ne se stabiliserait pas d'elle-même, il ne pourrait savoir si Ludwik Cseszneky était à inscrire définitivement au martyrologe du professeur Stanzas. Cet hypocrite verserait une larme sur sa victime. finalement, c'était lui le coupable et il avait pas mal de casseroles funèbres attachées à son cache-poussière.
Suspendue au mur derrière lui, la grande horloge variait le rythme de ses aiguilles et le pendule oscillant en permanence au dessus de son bureau avait encore changé d'amplitude. C'est alors que soudain, le cadran consacré au parcours du hussard s'éclaira d'une lumière mauve d''abord discrète mais qui augmenta rapidement. L'énergumène était localisé ! Tous les cadrans le concernant se mirent à envoyer des messages. Zorvan eut un petit sourire satisfait. Il n'avait pas perdu son Polono-Magyar. Mais son contentement fut de courte durée quand il vit s'afficher les coordonnées spatio-temporelles qui l'avaient conduit à la fin du XXe siècle en Sierra-Leone livrée à une guerre civile atroce. Or il y avait déjà envoyé Nelson Pickett, le savant britannique, afin de le sortir un peu de ses histoires sentimentales et aussi Anita Detmers, le médecin militaire à la recherche de son fils. Deux candidats s'épaulant dans leur deuxième épreuve, c'était prévu au programme. Mais trois ! et en plus, suite à une mauvaise manoeuvre de sa part ! On lui avait déjà envoyé un avertissement pour avoir sauvé Nelson d'une mort assurée. Et si on y regardait bien, il avait récidivé avec Csesznecky en l'expédiant trop vite dans Blue Hospel pour qu'il ne soit pas truffé de flèches ottomanes. Et bien, que lui ferait-on de plus qu'on ne lui avait déjà fait ?
Il allait cependant se rendre sur les lieux. Car, intervention ou non, Stanzas voulait des recrues et qu'elles restent vivantes. Les Gardiens du temps l'avaient bel et bien laissé prendre le contrôle de l'Antichambre et de son gardien. Celui-ci devait donc satisfaire le Professeur et celui-ci ne voulait pas accumuler trop de pertes dans les couloirs du temps. Question de propreté ou de sentimentalisme benêt, qu'importait ! Zorvan irait porter secours au hussard et surveiller les autres. Ludwik en avait besoin, son écran de compte-rendu indiquait qu'il était blessé et avait passé une partie de la nuit évanoui dans la forêt, heureusement près de lieux habités.
Zorvan mit la salle de contrôle en semi-automatisme, lissa sa barbiche et ses cheveux d'une simple injonction mentale et disparut dans une moirure de l'espace....
.... Pour en ressortir devant le dispensaire de Kagali où, par un concours de temporalité tout à fait remarquable, une jeep portant son hussard vilainement amoché arrivait du nord, tandis que du sud apparaissait une autre jeep avec le médecin militaire Anita Detmers. Entre les deux, dans le dispensaire, Nelson Pickett dormait profondément suite à son cocktail d'iboga et de calmants dispensés par Maya Etcheverry laquelle, avec trois apprentis Voyageurs sur les bras, allait bien finir par se douter de quelque chose.