Elle était maigre à faire peur, elle était sale et exhalait une odeur de pisse et de mauvaise sueur bien connue des prisonniers des pires geôles. Le Dévoreur savait, le Dévoreur connaissait cette odeur qui évoquait la mort rodant le long des murs où l'on oublie un détenu pour le livrer à la pire des tortures, à la pire des peines. La folie. Celle qui nait de la perte de la seule chose qui tient encore un homme debout: la dignité. Il connaissait ce regard vide des entravés qui attendent la mort au bout d'un couloir sans qu'on les laisse marcher vers elle avec honneur, il connaissait ce souffle à peine perceptible de ceux qui osent à peine respirer encore, tant leur vie est devenue une mascarade grotesque. Elle n'était plus qu'une marionnette désarticulée accrochée à des fils monstrueux scellés dans la pierre de sa cellule, elle n'était plus qu'un oiseau en cage qu'on a oublié , gisant sur le sol souillé de ses excréments. Il sentit la colère monter en lui en crêtes de souvenirs immondes d'autres cachots, d'autres tortionnaires, d'autres tyrans, d'autres monstres. Li Mei n'était plus qu'une ombre sur le fil, une gorge sèche et pourtant palpitante sous ses doigts, comme une bougie brisée mais pas éteinte, qui continue à brûler lentement, à s'étouffer en silence. Li Mei n'avait pas été exécutée, décapitée comme sa victime, ce qui, pour être cruel, aurait du moins été la compréhensible application de la loi du Talion. Mais on ne tuait pas une impératrice de Chine en cette époque, sans encourir plus que la mort. Condamnée à une mort lente, emmurée vivante et soumise au regard de ses geôliers, privée de son humanité, rendue à l'état de bête folle. Voilà ce qu'était devenue le joyau, le trésor de l'Empereur défunt. On pouvait ôter à une être humain plus que sa vie, on pouvait arracher son âme et l'anéantir par un lent conditionnement. Il avait vu tant de choses... Il savait. Certains mangeaient leurs propres déjections, d'autre se tassaient dans un coin et se laissaient glisser dans l'inconscience. Les uns comme les autres avaient en commun d'être fous à lier, irrémédiablement. Leur esprit aussi n'était plus là, avait déserté leur corps. Moins que des animaux, privés de toute volonté, corps décharnés attendant la putréfaction comme une délivrance, se laissant dévorer par la poussière dont ils feraient bientôt partie intégrante.
Le Dévoreur de Temps serra les dents puis laissa échapper un profond soupir en fixant le plafond bas et voûté de cette oubliette. Un couinement sordide, une forme longea le mur pour courir sous la paille qui faisait office de lit. Il sortit de sa poche un objet métallique dont la coque argentée pulsait de couleurs changeantes. Il y eut un son, presque harmonieux, puis le rat s'enflamma dans un horrible grésillement se communiquant à la paille. Déjà l'espace se mouvait autour de l'homme et de la captive, les murs s'animaient d'une ondulation improbable, les contours du concret s'amenuisaient pour ne laisser place qu'à un flou indescriptible et tandis que les flammes commençaient à dévorer les miasmes de la paille, la faisant voleter, il souleva le petit corps à peine animé, murmura simplement
"Tu vivras ! On t'attend là-bas! " et l'emporta, hors des chaines qui le retenaient, hors de la geôle, hors du temps. Il ne resta bientôt plus qu'un brasier infernal léchant les murs, faisant craquer les pierres et gémir le bois de la porte. Lorsque le gardien, qui venait de prendre la relève de son collègue aviné se hâta vers l'embrasement, il ne put ouvrir, tant la chaleur qui se dégageait rendait l'air du couloir irrespirable. Au petit matin, l'incendie s'était éteint de lui-même, ne trouvant plus rien à dévorer. Les murs conservèrent durant deux jours une chaleur rendant impossible toute exploration de la cellule. Un communiqué impérial fut transmis aux quatre coins de l'Empire. La régicide était morte, brulée vive dans sa prison transformée en four par la punition divine. Personne ne prêta attention aux délires d'un vieux garde alcoolique qui clamait qu'un ange de mort était venu réduire en cendres celle qui avait outragé les Dieux sur terre.
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Baie de Hong Kong, hôtel Sankura, vendredi 12 octobre 2012Il observait, de la petite terrasse ouverte sur la chambre, les allées et venues des jonques chargées de marchandises à travers les caboteurs diesel bruyants et crachotant. L'aube rosée pointait son nez sur les eaux sales de la baie , un autre matin se levait, une autre journée. Depuis combien de jours dormait-elle ? Huit, peut-être bien neuf ... Ne s'éveillant que pour ingurgiter un léger bouillon de poisson et de légume filtré à la passoire. Elle était si faible qu'il avait fallu attendre deux jours pour la laver afin de ne pas la tuer par le choc thermique. Le médecin était venu et avait décrété qu'il" n'avait jamais vu ça " même parmi les catins répudiées des bordels de Singapour où il avait autrefois exercé. La nourrir trop l'aurait tuée, la vêtir trop l'aurait étouffée, la couvrir trop l'aurait emportée. Il savait. Le Dévoreur savait. Il avait déjà vu des corps si amoindris qu'on les condamnait à mort en voulant trop les sauver. Des corps programmés durant des mois pour mourir à petits feux et non plus pour lutter et survivre puis vivre. Il avait parlé avec le médecin et lui avait donné des conseils. Ce dernier l'avait regardé curieusement mais n'avait pas discuté. Il avait considéré la chevelure blanche en brosse puis cherché en vain à apercevoir un matricule au poignet de l'homme qui voulait sauver cette malheureuse. Rien de tatoué non plus sur les avant bras musclés sur lesquels étaient roulés les manches de chemise. Le médecin avait eu un rictus de mépris déguisé en sourire. Si l'homme n'était pas ce qu'il espérait, il ne pouvait être qu'un des autres... Ceux qui savaient aussi, parce qu'ils avaient fait. Le médecin, japonais, avait aimé les cours d'histoire étant jeune et avait un souvenir très précis de ce qu'il avait appris au sujet des camps. Le Dévoreur l'avait laissé repartir avec ses certitudes et son cas de conscience: dénoncer un criminel de guerre, ou essayer de sauver la fille, défi passionnant qui rompait la monotonie de sa carrière à Hong Kong, entre grippe et rhume saisonnier, entre dysenterie du touriste et varicelle. Le Dévoreur n'avait pas essayé de détromper les suspicions de l'homme de l'art. Après tout, quelque part, elles n'étaient pas entièrement erronées, n'est ce pas Professeur Stanzas ?
Li Mei avait lentement repris des forces, assez pour dormir d'un sommeil réparateur, dans un vrai lit du XXIième siècle. Elle arrivait maintenant à absorber des soupes plus épaisses mais restait durant son "nourrissage" aussi fermée et absente qu'une amibe. Son teint demeurait pâle à faire peur maintenant qu'il n'était plus dissimulé sous la crasse. Ses yeux au regard fixe semblaient aveugles même dans la lumière vive de la chambre blanche. Petite poupée perdue dans les draps blancs du grand lit, elle demeurait une marionnette dont deux hommes tiraient les fils. Deux hommes attentionnés, certes, mais qui agissaient pour la sauver par leur volonté et non la sienne. Li Mei était absente à elle-même, absente à sa renaissance. Elle ne se battait pas. Le grand voyageur ne pouvait infliger cette vue à Zhao. Il aurait mal réagi. Il fallait attendre... attendre encore. Jamais un "sauvetage" n'avait demandé autant de temps au Dévoreur. Pourtant, jamais il ne s'impatienta.
Il se retourna. Elle avait bougé. Les draps avaient bruissé doucement. Un mauvais rêve ? Ce serait le début de l'éveil ? Il s'avança dans la chambre. Non! Mieux que cela! Elle était réveillée. Elle le fixait de ses yeux immenses dans le petit visage émacié, comme si elle ne l'avait jamais vu. Il s'approcha doucement et s'assit sur le bord du lit. Elle n'eut aucun mouvement de recul.
- Bienvenue chez toi Li Mei... Murmura-t-il simplement.
HRP
- Spoiler:
J'espère que cette suite te convient. Si ce n'est pas le cas et que tu voyais les choses un peu différemment, n'hésite pas à me le dire et nous discuterons des modifications à apporter. Bonne lecture et bon jeu à toi !