Il faudrait bien que cela lui suffise, car il n'avait guère le temps de s'attarder pour écouter les justifications plus ou moins acceptables d'une mère qui avait fait passer son travail avant son enfant. Même si Damian était fier de sa maman, et le Dévoreur n'en doutait pas, un enfant de son âge n'avait d'autre choix que de subir précisément les choix de ses parents. Stanzas avait vu dans le dossier que le père de Damian était aussi militaire. Deux parents peu disponibles et séparés. Le Roumain était d'un autre temps sur le plan de l'éducation et de la conception de la famille. A ses yeux, un couple ne pouvait fuir le foyer totalement et simultanément en y laissant l'oisillon au bord du nid prêt à tomber dans les serres du premier rapace venu. Il se souvenait de ces pies qui nichaient dans un cyprès devant sa fenêtre de chambre de petit garçon. Le ballet du père et de la mère pour ravitailler celui qui couvait, et à tour de rôle. C'était cela la vision de la famille de Stanzas. Il comprenait malgré sa naissance à l'aube d'un siècle encore marqué par le patriarcat, qu'une femme pût ressentir le besoin de s'épanouir professionnellement mais estimait que cela ne devait pas se faire au détriment de l'enfant qu'elle avait mis au monde. Ils avaient longuement discuté, des nuits entières avec Gala de la place qu'ils accorderaient à leur enfant dans leurs existences respectives mais étaient rapidement partis en fou rire en constatant qu'ils n'avaient plus de vie respective mais une seule vie à laquelle la présence de l'autre était indispensable. Ainsi avant que n'éclate la tourmente de la guerre, qui les sépara pour une simple raison d'appartenance ethnique, ils avaient été des parents à l'image de ces oiseaux. Lorsque Gala sillonnait le pays pour exposer ses toiles ou faire des stages auprès des meilleurs maîtres de l'époque, lui jouait les papas attentifs au foyer et paternait Loudna. Lorsqu'il partait en colloque à l'autre bout de l'Europe pour présenter ses travaux ou assister à une conférence d'un de ses mentor, elle devenait maman à plein temps et ne touchait à ses pinceaux que pour s'amuser avec sa fille. Ainsi allaient les choses dans le foyer des Stanzas, très atypique pour l'époque. On pouvait voir le Roumain arpenter les squares avec la poussette, la poche de son inénarrable manteau noir déformée par un biberon. Lorsque la fillette avait un peu grandi, la vendeuse de rubans de la grande avenue s'étonnait régulièrement de voir ce bel homme tenant par la main sa petite poupée et riant en demandant à voir les rubans de soie et de velours " c'est pour cette petite femme-là ! Il en faudrait des bleus comme ses yeux et des verts..." "Ca c'est pour l'espoir !" Ajoutait aussitôt Loudna de sa petite voix sucrée. Il en fallait de l'espoir à une gamine de cinq ans, née dans un pays qui forçait sa maman à coudre un bout de tissu jaune sur le revers de son manteau. Même s'il lui avait dit "C'est parce que maman est belle comme une étoile. Nous on le sait, mais Dieu là haut veut que ce soit vu de tous", les yeux immenses de Loudna, leur gravité criant qu'elle savait, que les mensonges de papa ne parvenaient pas à cacher de leur poésie la terrible brutalité des Hommes, posaient leur regard innocent et plein d'interrogation sur le monde qui sombrait dans la folie.
Stanzas remua sa main dans sa poche machinalement comme si le souvenir allait devenir concret et matérialiser un ruban ou un biberon de lait tiède. Il regarda Anita et vit la détresse dans ses yeux, l'ombre du terrible regret bâti jour après jour avec des "si" et des "si". La douleur lancinante de n'avoir pas su protéger la part la plus innocente de ce qui fait la vie. La certitude qu'on n'avancerait jamais plus aussi droit et fier et ce sentiment d'être brisé par cette amputation d'une part de soi. Imaginer comment l'enfant serait à l'heure actuelle si on l'avait tout près de soi. Cette vague folie qui fait dire "c'est un mauvais rêve, je vais me réveiller" mais assure en même temps qu'il est temps de hurler pour ne pas devenir totalement fou. Tout cela il le lisait sans avoir à revenir dans l'esprit de la jeune femme... Il le lisait dans l'ombre de ses yeux. Et finalement il acheva de se convaincre de ce qu'il savait déjà confusément. Il ne serait jamais parti en la laissant là sans recours, devant ce fait atroce: son fils avait disparu. Même s'il n'excluait pas le fait qu' elle était manipulée ou même qu' elle faisait partie d'une machination de façon consentante. Il ne pouvait occulter qu'il y avait peut-être bien quelque part un petit Damian, qui avait été enlevé, séparé de sa maman. Et cela à cause de lui, le Dévoreur de Temps, Vladimir Stanzas. Simplement parce qu'il avait attiré l'attention de timbrés qui convoitaient son pouvoir de voyager à travers le temps. La mère n'avait cure de le savoir et, dans un sens, cela arrangeait grandement le Voyageur même si cela ne l'affranchissait pas d'une culpabilité lourde à porter.
Il avait cerné la femme qu'était Anita Detmers et n'arrivait pas à dédouaner son manque d'empathie par le seul fait d'être militaire ou d'avoir égaré son fils. Il devait bien y avoir des militaires capables de s'intéresser un peu au sort des autres hommes qu'ils côtoyaient et il y avait des gens ayant perdu des proches qui savait s'arrêter cinq minutes et regarder un visage pour demander "Mais au fait, et vous, qu'avez-vous vécu pour être ainsi prêt à m'aider? Qu'est ce qui nous rapproche à ce point selon vous ?" Anita n'était visiblement pas de ceux-là et il doutait même qu'elle fût capable de s'intéresser réellement au sort de ces enfants qu'elle disait sauver. Elle devait plutôt s'être fixé un objectif qu'elle seule connaissait et si cela passait par l'acte de sauver des enfants, hé bien elle en sauvait... Mais après tout, si elle le faisait bien, qu'avait-il à en penser ? Devait-il juger ? Elle voulait retrouver son fils et il voulait qu'elle le retrouve, non parce qu'il la trouvait sympathique, mais parce qu'il éprouvait, sans le connaître, de l'empathie pour Damian à qui sa maman devait sans doute manquer, même si elle était aussi froide et distante qu'il le supposait en contemplant d'un air pensif cette femme.
Il ne lui répondit donc pas que dans le combat commun on pouvait être plus fort en s'aimant qu'en se retranchant derrière une prudente indifférence. Il ne lui dit pas non plus qu'il trouvait, au contraire, qu'on gagnait toujours à savoir de qui on quémandait un service et qu'à raisonner ainsi, elle pouvait aussi bien faire tomber son fils de Charybde en Scylla. Et s'il était mu par de noires intentions, et si son pouvoir de retrouver Damian devait le lui faire perdre ensuite définitivement ? Y avait-elle songé ? La fille au pair ne pouvait voyager avec un autre être vivant à travers le temps. Cela limitait son champ de fuite avec Damian. Mais lui, le Dévoreur, pouvait, s'il le voulait envoyer l'enfant dans les époques les plus lointaines après l'avoir retrouvé. Si pragmatique et organisée que l'aie rendu l'armée, Anita Detmers perdait quelque logique en raisonnant ainsi, car elle aurait tout aussi bien pu lancer un psychopathe sur les traces de son fils et de la baby-sitter. Et même sans cela, si le Dévoreur avait des comptes à régler avec cette fille au pair, et ne se souciait pas que l'enfant fût au milieu de leur querelle ? Non vraiment mademoiselle Detmers avait beau être une belle femme à la tête bien pleine, il trouvait qu'elle manquait terriblement de sens de l'a propos, même s'il percevait nettement le manque et la souffrance qui étaient siens.
Il avait croisé nombre de personnes dans la peine et avait très vite compris que ces personnes pouvaient se répartir en deux groupes: ceux qui se fermaient, du fait de leur souffrance, à celle des autres, et ceux qui, au contraire, s'ouvraient au malheur des gens en l'expérimentant eux aussi. Anita Detmers n'ouvrirait jamais d'association d'aide aux parents ayant perdu un enfant par exemple, alors que lui le ferait volontiers, le faisait déjà en quelque sorte. Il choisit délibérément d'être cassant cette fois, pour ne pas se laisser submerger par la vague de désespoir qui montait graduellement en lui. "Et dire que c'est avec des raisonnement pareils qu'on en est arrivés là ! Chacun pour sa gueule et les moutons seront bien gardés" comme disait ce résistant anarchiste qu'il avait croisé sur le front russe.
- Inutile d'en rajouter mademoiselle. J'ai bien compris que vous êtes une mère aimante mais une personne égoïste. Je n'ai guère le temps de philosopher à ce sujet pour savoir si les deux sont compatibles. Parce que nous perdrions un temps précieux pour moi, mais aussi pour votre fils. Ce que vous me dites au sujet de votre fille au pair ne m'étonne pas. Ils sont très doués pour entrer dans les bonnes grâces des gens les plus méfiants et s'aliéner leur confiance aveugle.
Il posa ses mains sur le dossier de la chaise et en serra les barreaux à s'en faire blanchir les jointures.
- Je vais vous aider à voyager dans le temps pour retrouver votre fils. Peut-être que remonter à avant sa disparition vous aidera à comprendre ce qui s'est passé et donc à empêcher son enlèvement. Il faut faire vite, plus le temps passe, plus le champ des possibles s'élargit quant à l'avenir de Damian et plus il sera difficile de trouver le fil et de le remonter. Mais avant cela, vous avez quelques formalités à remplir avec un autre homme qui n'en est pas vraiment un.
Intérieurement, Stanzas souriait, mais d'un sourire presque méchant qu'il arborait rarement. Elle allait en voir d'autres avec Zorvan et si elle lui servait son discours sur "je m'en fous que vous ayez aussi des pertes à déplorer", lui ne se gênerait pas pour la traiter comme une simple particule voyageuse qui serait sortie du faisceau admissible de la courtoisie élémentaire. Chez Zorvan, même s'il y avait un soupçon de galanterie galactique, elle était vite réduite à sa forme congrue par une conscience de l'universalité des droits, notion typiquement aralienne dont les humains avaient d'ailleurs tiré leur belle version de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et du Citoyen... Beau texte selon Zorvan, mais très mal appliqué selon le professeur. Stanzas ne doutait pas qu'il eût été intéressant d'en débattre avec le barbichu autour d'un café mais il avait décliné l'offre bien trop douteuse à son goût. Et dire que la jeune femme qui se tenait devant lui avait servi un organe international dont les valeurs étaient précisément celles de cette même déclaration... En l'entendant se justifier d'être aussi chaleureuse qu'un half track nazi, il se demandait s'il devait en frissonner ou en sourire. Ce qui était certain c'est qu'elle ne se battrait jamais à ses côtés pour changer l'Histoire, celle-là.
- Alors, mademoiselle Detmers ? Etes-vous prête à me suivre ? Quel qu'en soit le risque ? Je n'ai aucune certitude que vous trouverez votre fils mais je peux vous fournir le seul moyen que vous n'avez pas encore utilisé pour le faire. Et je suis le seul à pouvoir vous l'offrir ... Cependant, avant, je dois vous demander ceci: voulez-vous revivre vos souvenirs, explorer vos rêves les plus enfouis ou aller visiter une dimension parallèle à la nôtre ?
Elle voulait du concis et du factuel, elle allait en avoir...
HRP:
- Spoiler:
La balle est dans ton camp: soit tu prolonges encore l'entrevue, soit on se lance dans le couloir temporel. Auquel cas, tu es libre de pnjiser le Dévoreur pour qu'il touche Anita et hop . Ensuite je répondrais dans l'Antichambre.