Je n’étais pas fâchée pour une fois que James ait pris le volant alors que je préférais toujours, comme dans tout ce que je faisais, mener la barque moi-même. Mais aujourd’hui était encore pire que tous les jours depuis ma convocation, ma première éviction de la police, ma réintégration suspecte… Hier, Hawkins avait fait des insinuations en ma présence comme quoi une taupe dormait paisiblement aux frais de la princesse dans notre commissariat et il est évident que j’avais pris ces insinuations pour moi. Inspecteur à la Crim’ depuis presque vingt ans, il était réputé pour tout entendre, tout écouter et ne jamais la fermer. Ils avaient été clairs avec moi, si je ne voulais pas d’ennuis, je devais montrer patte blanche et avoir un comportement irréprochable. Ils ? Le parti de l’opposition bien sûr qui comptait sur ma participation pour jeter l’opprobre sur notre Maire actuel face à cette sordide affaire de meurtres par omission de ma part et procuration de la part du dealer. Bien sûr mon nom serait tu mais je n’avais aucune certitude, je devais « faire confiance », c’était déjà un beau slogan politique… Après avoir pris une profonde inspiration pour me calmer, j’avais jeté un regard neutre à Hawkins et aux autres et tourné les talons.
C’était pour moi d’autant plus difficile donc de me retrouver avec James duquel je pensais m’éloigner et que j’avais l’impression de salir par mes erreurs passées et à venir. Quand allais-je pouvoir lui en faire part ? Nous avions établi une sorte de statu quo mais à l’éclairage de ces nouveaux éléments je ne savais que trop qu’il voudrait s’impliquer. J’observai donc un silence religieux, distillant des petits commentaires pour ne pas trop éveiller ses soupçons ou lui faire croire qu’il était responsable de mon humeur maussade. Bien sûr notre « situation » n’arrangeait rien mais pour aujourd’hui, elle était en filigrane. Son explication sur cette étrange fille au pair attira néanmoins mon attention et mon instinct se réveilla. Je n’aimais pas du tout ce qu’il me racontait. Des menaces à peine voilées et des propos totalement obscurs. Je me tournai vers lui et me permis de lui dire :
- Tu dois rester sur tes gardes, James, cette femme, je la sens pas.
J’étais culotées de lui donner ce conseil moi qui devrais pointer à l’agence pour l’emploi et me reconvertir ou qui aurais dû mieux assurer mes arrières mais…sa sureté m’importait toujours autant quoi que je voulus bien me dire.
Je remuais ces sombres pensées lorsque, toutes sirènes hurlantes pour se frayer un passage dans le cafouillage routier du matin, James se saisit de l’appel pour double homicide sur deux personnes de race blanche. Je devais bien reconnaître que cette diversion, toute macabre qu’elle soit, me fut salutaire.
Je ne mis pas longtemps à regretter cette puante réaction lorsque nous soulevâmes le ruban tendu par la scientifique pour pénétrer dans une chambre qui aurait pu servir d’église satanique. Les odeurs affluaient, un mélange de cire, de sang, de chair et me sautèrent à la gorge. J’avais pourtant participé à des dizaines d’enquêtes pour meurtre, viol mais celle-ci, d’emblée me mit mal à l’aise. Tout en écoutant James s’entretenir avec les différentes équipes, en les suivant tel un pantin, je passai en phase d’observation intensive. Après avoir embrassé la pièce des yeux, je m’approchai de ce « couple » uni jusque dans la mort…j’étais d’un cynisme ! puis me reculai à nouveau. Il y avait tant et tant de suppositions à faire.
J’écoutai Crawford nous faire son rapport précis et fis une grimace lorsqu’il évoqua la cruauté avec laquelle on avait souillée cette pauvre femme. J’en tirai quelques conclusions. Mutiler le sexe d’une femme était souvent un signe de dégoût de la part du tueur mais je ne voulais pas me lancer dans un premier profil trop vite. Le résumé que fit James de cette peinture sociale à gerber était pertinent. « Merde » me dis-je. J’avais envie de vomir le pauvre café que j’avais ingurgité à la va-vite au moment où j’avais besoin d’être opérationnelle à fond.
- Alice, James…
Nous nous retournâmes en reconnaissant la voix de Patterson, le légiste en charge de l’affaire. Un homme débonnaire mais compétent. Je me donnai une contenance, le cerveau à la fois passé à la moulinette et qui tournait à plein régime.
- Vous recevrez mes premières conclusions…oui je sais, le plus tôt possible c’est déjà trop tard. Pour ce qui est des masques que les victimes portent, ils seront envoyés et examinés par un spécialiste animalier. Il vous fera parvenir lui-même son compte-rendu.
Il en avait vu et des moins jolies mais il se gardait bien d'afficher un air blasé, ce que j'amais avec Patterson, c'était l'humanisme avec lequel il traitait chaque cas depuis 20 ans et quand il secoua la tête, je le reconnus immédiatement.
- Une sale affaire tout ça. Ce type est un fanatique.
Comme pour moi-même, je me fis redondante :
- Ah ça pour être fanatique, il l’est ! Maintenant reste à savoir de quel bord.
J’avais bien ma petite idée mais je voulais en parler tranquillement avec James, comparer nos points de vue même si au téléphone, ça aurait été plus facilement supportable… Je pris sur moi, j’avais accepté un pacte avec le diable, je jouais une variation de Faust très originale mais ça restait mon choix et travailler me ferait du bien, tout autant que quitter les lieux. Je m’adressai à James qui me fixait, l'oeil interrogateur. Oui nous avions affaire à un malade de premier choix et je me sentais absolument incompétente pour l'heure. Mais il fallait nous accrocher à ce que nous faisions d'habitude même si nous avions dépassé de très loin les cas les plus mémorables auxquels nous avions été confrontés jusqu'ici.
- Tu veux encore rester ici ou on va interroger un peu le « voisinage » ?