Rentré dans son appartement, le secrétaire commença ses préparatifs, s'efforçant d'être méthodique et calme. Sans s'égarer dans le futur menaçant, Alceste, disciple d'Epictète, se concentra sur les exigences du présent.
Le chevalier se sentait fort motivé par la perspective d'une rencontre avec Thorvald Gorthünson et ses guerriers, moment qu'il imaginait vibrant d' héroïsme. Toute sa misanthropie et l'amertume de sa vie passée ne l'avaient jamais rendu insensible aux sentiments généreux des âmes fières.
Et puis se mettre au service d'un prince méritant, n'était-ce pas l'ambition que lui avait donnée son éducation de gentilhomme ? En son époque, Louis le Quatorzième avait eu le sens de la grandeur et le souci de son devoir de roi mais il manquait souvent de justice et de discernement. D'après le professeur, Thorvald possédait ces deux vertus politiques. Démétrios, de plus, affirmait que c'était un fort joyeux compagnon après le combat et que le rire de Thorvald avait des échos tout à fait homériques. D'ailleurs Alceste avait pu lui-même, lors d'un précédent passage, apprécier le bon naturel et la franchise du Nordique.
Il devait aller à cheval au devant de Thorvald et il avait un peu hésité entre Tonger et Tao, un très bel Andalou gris, très élégant, avec un piaffer de grand seigneur.
Mais Vladimir avait parlé de guerriers berserkers, Alceste se sentait un peu intimidé par avance et Tonger, le frison, 1m75 au garrot, ferait davantage impression. Et puis Tonger, par une heureuse coïncidence, signifiait Thor ou Tonnerre en langue frisonne. Max avait dû déjà demander que l'on préparât Tonger.
Le Chevalier de Saint-Côme ne changea pas son habit coutumier mais jeta sur ses épaules le grand manteau noir flottant doublé d'astrakan qu'il avait gagné aux dames, lors d'un de ses voyages dans le temps. Son adversaire était Murat lui-même, qu'il avait voulu rencontrer après avoir lu les Mémoires du général Marbot. Il voulait vérifier si la réputation de Murat comme cavalier hors pair et meneur d'hommes charismatique était justifiée. Le roi de Naples venait de se procurer une pelisse en prévision de la guerre contre la Russie que préparait son illustre beau-frère. Les berserkers portaient, disait-on, des chemises en peau d'ours. Un manteau doublé de fourrure pourrait être considéré comme un hommage aux traditions nordiques.
L'armée de Thorvald ne devait comporter que quelques centaines d'hommes. Dans l'ancienne Scandinavie rassembler 2000 ou 3000 hommes exigeait une coalition de plusieurs royaumes. Mais transporter dans le temps un tel groupe était tout à fait inédit de la part de Stanzas, du moins à la connaissance du secrétaire.
Le professeur prenait des risques énormes et ce n'était pas étonnant qu'il parût si fatigué, car il n'avait rien du scientifique froid qui ne se soucie que de ses machines. Les efforts intellectuels exigés par la mise en place d'un tel système se doublaient des scrupules et inquiétudes d'un homme soucieux de ses semblables. Alceste en était persuadé et il était bien décidé à aider, comme il le pourrait, à la réussite de l'entreprise.
En traversant la grande cour qui commençait à blanchir sous la neige, il réfléchissait sur un point qu'il jugeait encourageant. L'histoire même de Thorvald montrait qu'il y avait chez le Nordique un élément très spécial qui devait permettre la jonction entre Drogmund et Targoviste dans des conditions qui n'étaient pas seulement d'ordre physique et mathématique. Thorvald était un Voyageur par nature. Sa force mentale serait donc à l'oeuvre pour l'aider à franchir le tunnel, tout autant que les équations de la physique quantique .
Mais tout en reconnaissant la nature exceptionnelle de l'héritier de Gorthün, Alceste, en bon cartésien qu'il était, ne pensait pas une seconde que Thorvald fût fils de Thor, auquel Alceste ne croyait pas plus que qu'il ne croyait au Zeus de Démétrios - lequel d'ailleurs n'y croyait pas non plus. Mais il y avait dans le Viking une tension de l'âme, une maîtrise de l'énergie spirituelle qui certainement plaçait le jeune roi au delà de l'humain ordinaire. Il avait déjà franchi les portes d'Aparadoxis avec son armée, selon les dires de Démétrios, et combattu des créatures infernales, peut-être nées d'illusions mais néanmoins fort dangereuses.
Comme Alceste arrivait devant les écuries, Chapka, le Tchorny, se précipita vers lui, ravi de voir Alceste botté, ce qui signifiait qu'on allait se promener. Il renifla le manteau fourré par habitude canine et en suivit joyeusement le porteur, certain d'être de la partie.
Alceste n'hésita que peu. Chapka avait déjà voyagé dans le vortex et ensuite, si le tunnel permettait le passage d'une troupe armée, un chien ne provoquerait pas d'encombrement comme lors des voyages individuels où le volume des objets était strictement codifié.
Ce qui l'ennuyait un peu était que, vêtu de noir, monté sur un cheval de jais et suivi d'un chien couleur de charbon, il pourrait paraître un comité d'accueil quelque peu sinistre. Le noir n'était pas dans les anciens temps une couleur jugée favorable. Il prit donc un bonnet de laine rouge resté accroché sur une patère dans l'entrée et se l'enfonça sur les oreilles. Ce pourrait passer pour une mode locale. S'il le lui avait demandé, Murat aurait peut-être accepté de lui céder, en plus du manteau, un de ses fabuleux chapeaux empanachés, mais il ne pouvait pas prévoir...
Il eut la surprise de voir accrochée sur la poignée de la porte du box, une épée de mousquetaire avec baudrier. Max faisait toujours bien les choses. Ce bananier était une perle !
Conduisant Tonger par la bride et Chapka tout excité à ses côtés, Alceste parvint à l'ancienne champignonnière qui abritait le laboratoire consacré à l'expérimentation de portails vers des jonctions, dérivations, intersections et autres nœuds de résonance temporelle que le professeur réalisait à partir de calculs araliens que Zorvan lui procurait. On pouvait d'ailleurs s'interroger sur les mobiles du locataire de l'Antichambre. Alceste n'oubliait pas la manière dont Zorvan l'avait attiré dans le Temps justement en tentant d'ouvrir un tunnel pour s'évader.
Alceste fit glisser les larges vantaux et aperçut au fond de la galerie le portail nouvellement créé et qui était un simple disque noir, luisant, à peine frangé d'interférences électriques sur les bords. Fallait-il entrer ? Alceste eut brusquement un doute. Il avait compris qu'il fallait aller au devant de Thorvald mais jusqu'où ? Certes, " accompagner ses derniers galops", ce n'était pas attendre sur place ! Cependant se rencontrer dans un vortex, c'était risquer de se croiser sans se voir, chacun sur sa spirale quantique... Chapka aboya vers le disque, mais sans montrer la moindre peur. Tonger gratta le sol d'un sabot ennuyé et remua une oreille, ce qui était chez lui, signe d'impatience.
Alceste se décida, ajusta son baudrier et se mit en selle. Il pourrait se tenir sur le seuil intérieur. Thorvald devait approcher. Il poussa Tonger sur le seuil extérieur et allait hésiter quand le disque noir sembla se précipiter vers lui et homme, cheval et chien se retrouvèrent instantanément de l'autre côté. Tonger frissonna, Chapka eut un bref grognement, Alceste fit un OH d'étonnement.
Il se trouvait sur une sorte de balcon dominant un vide immense et d'un bleu froid , faiblement lumineux. Devant lui une large voie rectiligne, portée su un socle plongeant au delà du regard s'éloignait dans ce vide jusqu'à n'être plus qu'un point. Un silence d'éternité pesait sur ce monde géométrique et beau par sa simple immensité.
Tonger et Chapka étaient remarquablement tranquilles. Alceste eut un bref vacillement des yeux et la vision changea. Dans la même lueur bleue il aperçut des perspectives de cavernes gigantesques, des colonnades minérales, des draperies de pierre, des abîmes d'ombre. La voie n'était plus droite mais sinuait entre les roches ruiniformes, disparaissait sous des arches, reparaissait plus loin. Et tout commençait déjà à se réduire, à s'effacer, dallages disjoints, piliers effondrés.
Alceste savait que chaque voyageur expérimente le Vortex de façon différente. Rien n'était vrai mais tout était réel. Ou bien était-ce le contraire ? Quel monde voyaient en ce moment Thorvald et ses guerriers ?
Maintenant il n'y avait plus qu'un tunnel montant en pente très douce depuis l'épaisseur de l'ombre, très large, avec le même sol uniforme que dans les visions précédentes, une construction un peu bizarre mais possible, éclairée d'arcs de lumière bleue. La voie s'évasait pour rejoindre la plate- forme où se tenait Alceste dont le regard plongeait jusqu'au fond rempli de ténèbres. On entendait des échos profonds, des sifflements lointains, des crissements qui n'évoquaient rien de vivant mais un monde d'énergies contenues, repoussées au delà des parois courbes du tunnel. Le voyageur y reconnut le bruit du Temps tenu à distance par la science et la volonté de Vladimir Stanzas.
Et puis soudain, un martèlement qui se rapproche - Tonger hennit, Chapka se met à gronder et des cavaliers arrivent au galop, les sabots de leurs montures faisant jaillir des étincelles bleues du sol lisse et luisant. Thorvald est en tête, encadré par deux berserkers, dessinant comme la pointe d'une flèche qui entraîne tout le reste de la troupe dans un galop d'enfer.
Derrière la troupe des Varègues, une autre cohorte vient d'apparaître. Alceste sur son grand cheval noir aperçoit des ombres grises où brillent des yeux déments, armes brandies, haillons que le vent de la course soulève sur ce qui semble des absences de corps.
Sur le pont jeté par le Dévoreur entre les mondes, Thorvald sait-il que les vents et la neige du Finnmark ne sont pas les seuls à s'être engouffrés et qu'une part de l'enfer qu'il vient de combattre a franchi derrière lui les abîmes du Temps ?