Hot Hypnotic
Revigoré, réchauffé et content de voir le grand braillard au sabre se décider désormais à découper du jambon plutôt que des convives, Démétrios se laissait aller à l’observation des hôtes extraordinaires de l’extraordinaire Targoviste.
Ils étaient tous plus différents les uns que les autres, inclassables, uniques. Cette diversité affirmée lui semblait le signe même de la liberté individuelle conquise par les hommes au cours de leur évolution. Les hommes, et encore plus les femmes. A leur sujet, l’Athénien demeurait cependant dubitatif quant à savoir si c’était un progrès. Aucune des dames du futur qu’il avait rencontrées ne semblait être consciente de son infériorité naturelle. Dans le passé il n’avait jamais remis en question cette vérité universelle que le principe mâle était seul actif et créateur. La femme n’était qu’un réceptacle nourricier, ce qui justifiait certes le prix qu’on devait attacher à son existence, mais aussi que, soumise à ses humeurs et ses instincts animaux, elle n’avait pas la faculté de juger sainement des choses, ce qui rendait inévitable sa subordination à l’homme seul doué de raison.
Cette analyse avait été confortée par les observations physiologiques d’Aristote. Mais en déclarant que selon les lois de la nature, l’air devait devenir du feu en altitude, Aristote s’était bel et bien trompé. D’après Eliot Ness, habitué des transports aériens, en traversant le ciel, c’était le froid que les avions rencontraient. De même, Démétrius se demandait si l’illustre philosophe rencontrant Christiana Van Carter dirigeant sa bande d’assassins ou Miss Eva organisant le sauvetage du colonel Istvan, sa vision de la femme n’en aurait pas été modifiée. Il lui faudrait vraiment réfléchir là- dessus. Mais pour l’instant il se laissait aller à une douce torpeur, sirotant un vin d’une belle couleur rubis et il se contenta de sortir son précieux carnet où, dans les
Sujets Prioritaires, après"
Electricité, usages et dangers","
Machines à Moteur, principe et conduite" et le tout récent
"Nature de l’Air et des Avions", il nota un sobre "
Femme".
Il eut un petit soupir. Que de complications en perspective ! Et son carnet ne cessait de s’augmenter de découvertes ! Il le feuilleta, trouva la partie "
Alimentation"et après les spaghettis, le hamburger- frites et le chocolat, il ajouta le pastrama roumain et le Rosso de Valachia, un vrai délice qu’on n’avait pas à couper d’eau pour le rendre buvable.
Ce qui lui procurait aussi beaucoup de plaisir dans ce nouvel épisode de sa vie de voyageur était le changement incessant des situations, tourbillon d’imprévus et de rencontres que son arrivée chez le Professeur n’avait en rien fait retomber. Dans sa première vie, tout était réglé par un jeu de rites reflétant la volonté des Dieux. Là aussi le vent de la liberté soufflait avec ceux de l’insolite, du paradoxal, de l’extraordinaire. Tout était source d’interrogations, d’excitations et de nouveaux savoirs.
Source de bonne humeur et de convivialité aussi.Tous ces inconnus d’hier se trouvaient maintenant rassemblés, d’abord par le danger et les rigueurs du sauvetage, et maintenant, dans la bonne chaleur de la cuisine fabuleuse de Dame Gertie. Tous connaissaient le Dévoreur qui les y avait appelés et cela semblait créer par avance une sorte de fraternité entre eux. Il avait été très choqué de voir son acolyte de premier voyage abandonner le Dévoreur dès qu’elle avait eu l’occasion de poursuivre seule ses ambitions personnelles. Mais c’était une femme, et en ce qui concernait l’illogisme féminin, au moins sur ce point, elle donnait raison à Aristote. Les autres avaient accepté de venir aider le Dévoreur qui avait besoin d’eux et cette entente était aussi plaisante que ce lieu de cocagne.
Ainsi se sentait-il non seulement en sympathie avec Max le Bananier, déjà rencontré chez Zorvan et heureusement réapparu ici, mais intéressé par le vociférant Colonel en chaussettes dont la verve révélait un homme décidé à ne pas se laisser faire et à profiter des plaisirs de la vie, et aussi par le mystère du garçon qu’on prenait pour une fille, à moins que ce ne soit le contraire et qui venait de se retirer pour aller dormir.
Du côté des femmes, dame Gertie était une sorte de déesse de l’abondance : nectar et ambroisie apparaissaient dès qu’elle ouvrait une porte. Miss Eva s’était présentée de manière directe et agréable et,fille de voyageurà la recherche d'une soeur disparue, son histoire méritait l'attention. La jeune fille blonde avait une réserve rassurante. Il existait encore des femmes qui savaient se taire et qui baissaient les yeux quand leur regard croisait celui d’un homme ! Elle arrivait cependant du futur, ce qui était fort encourageant pour l’ego masculin, et elle était très jolie, ce qui l’était aussi. Il se prit à rêver béatement sur le sujet, tout en sentant la somnolence le gagner.
Retour de bataille
C’est alors que l’air trembla, que Zeus tonna et qu’une voix retentit. Démétrios sursauta et s’exclama Ingmar ! en se levant d’un bond.
La basse grondante du grand Varègue roux était inimitable. Même puissance, même accent... C’était Ingmar, le guerrier du clan des Ours, qui avait d’abord failli le trancher en deux devant Constantinople, avant de combattre puis de festoyer à ses côtés. Par réflexe Démétrios chercha son épée byzantine mais ne trouva rien à son flanc que le tweed de son blazer 1945, prit à tout hasard un coutelas de cuisine posé près d’une terrine de pâté, renversa ce faisant son verre de vin cuvée 2014, jura par Hercule et sainte Pélagie et ne retrouva un peu ses esprits qu’en entendant Dame Gertie, déesse de l’âtre flamboyant et des bouillons magiques, annoncer avec émotion l’arrivée du professeur et de barbus à cheval. Démétrios était sûr que la plupart de ces barbes étaient rousses et que Thorvald était arrivé. Mais ce n’était pas comme la dernière fois, l’arrivée triomphale du roi blond entouré de ses Loups sauvages. Quelque chose s’était produit... Il y avait des victimes. Démétrios saisit sa parka qui achevait de sécher devant l’âtre et se précipita dehors.
La cour du monastère était remplie d’agitation, d’appels, de plaintes. Là, des groupes en désordre refluaient vers le grand hall. Ici des chevaux soufflaient dans le froid pendant que leurs cavaliers les désanglaient, des blessés se traînaient appuyés sur des bras amis, des berserkers en transe invoquaient Odin en frappant leurs boucliers. Mais ce qui retint immédiatement son regard fut le sanglant cortège de guerriers varègues entourant le cheval qui portait leur chef inanimé et qu’Ingmar conduisait par la bride.
Démétrios fut submergé de douleur à l’idée que son noble ami était mort puis se rassura un peu : Ingmar demandait place pour l’arrivée de son prince, Thorvald était vivant. Le Dévoreur apparut un peu plus loin ce qui ajouta au soulagement de l’Athénien. Le Professeur saurait à coup sûr soigner le blessé. Max survint lévitant à toute vitesse en brandissant un parapluie pour protéger Thorvald de la neige tombant drue.
Démétrios ne savait trop qui aider et, craignant d’interférer dans les usages vikings en se faisant reconnaître d’Ingmar en ce moment, n’osant pas déranger le Dévoreur qui l’impressionnait toujours autant, il décida d’aller demander des ordres à Gertie qui retournait vers la résidence tout en distribuant des directives au personnel qui se rassemblait autour d’elle.
C’est en se dirigeant vers elle qu’il aperçut Alceste, le secrétaire qui l’avait accueilli la veille au soir. L’homme avait l’air épuisé, marchant péniblement dans la neige piétinée et glissante en tenant à la main une épée roulée dans un baudrier. Ses longs cheveux étaient emmêlés, des coulées suspectes, verdâtres, poisseuses, mêlées de détritus visqueux, le salissaient entièrement. La joue sillonnée d’une vilaine balafre remplie de sang noir et figé, il n’avait plus rien de cet aspect soigné et raffiné, bien que fort étrange, qu’avait remarqué l’Athénien.
Alceste l’aperçut également et s’arrêta pour l’attendre :
-Ah ! Démétrios.Triste réveil pour votre première nuit à Targoviste... Mais ne craignez rien. Vous pouvez rendre son couteau à Gertie. Les monstres qui ont tenté de capturer Thorvald n’ont pas réussi à passer et ici, ce sont les pouvoirs du Professeur qui règlent nos destins. Attendons qu’il nous rassemble. L’heure est grave mais gardons confiance. Ne restons pas dans le froid. Regardez, tout le monde est pris en charge et va être conduit à l’abri.Démétrios se mit en marche, loin d’être rassuré et un peu gêné avec son couteau de cuisine en main :
-Est-ce là le danger contre lequel le Dévoreur cherchait de l’aide ? Des monstres ? Et Thorvald ? Est-il grièvement blessé ? Vous-même ? -Je crains que ce ne soit sérieux pour le roi de Drogmünd. Mais c’est un trompe-la-mort et la science du Professeur est immense. Je suis sûr que le Loup Blanc va se remettre très rapidement. Pour moi, ce n’est rien .. je crois que je me reconstitue déjà. Ah, savez-vous que je viens de voir brièvement votre frère Lycias ? il était entre deux vortex et n’a pu demeurer.Démétrios eut un éclair de joie malgré son coeur soucieux :
- Vous connaissez mon frère ! Je voudrais bien le rencontrer maintenant que je suis voyageur. Vous savez où il partait ?- En principe pour1966, mais il cherchait surtout à ne pas rencontrer une certaine dame grecque, Myrina.
-Myrina ? Mais c’est un nom d’Amazone ! Des femmes terribles. Oh, je crains qu’il ne soit en danger.-Hélas, mon cher Démétrios, nous sommes tous en danger, y compris les Amazones. Le Professeur vous expliquera. Rentrons vite.