La promenade était agréable pour les deux hommes, comme elle pouvait l'être pour tous les citoyens de Bucarest qui étaient venu se ressourcer dans le parc. Zorvan goûtait avec une sorte de nostalgie douloureuse toutes les manifestations de la nature champêtre de ce monde. Encore qu'il ignorât si c'était une fantaisie d'Aparadoxis ou le reflet fidèle de la réalité sur la planète d'où venait Edgard. Là d'où il venait, lui, on envoyait les condamnés purger leur peine sur des planètes "poubelles". C'était une extrême punition pour ceux qui étaient convaincus de haute trahison, aussi était-il presque persuadé que le monde réel de la Terre était une fosse à purin puisqu'on avait voulu l'y envoyer. Sauf qu'on avait ajouté une double peine spéciale. Il avait été projeté dans un artéfact, une copie grotesque de cette petite planète. Zorvan avait accès à certaines bases de données concernant la Terre et ce lorsqu'il prenait connaissance du "parcours" de ses hôtes. Lorsqu'il voyait le passé d'un voyageur, il intégrait nécessairement des connaissances sur son milieu de vie. Il avait rapidement pris conscience de la dégradation irréversible que les hommes infligeaient à leur monde. Il suffisait de comparer la campagne environnante à l'époque du fameux grec au bonnet et celle qui couvrait la planète Terre des souvenirs d'Edgar pour comprendre les ravages. Les contemporains de l'enfant terrible semblaient tenir pour précieux les îlots de verdure qu'ils reconstituaient ou préservaient aux portes de leurs cages de verre alors que dans le même temps ils pillaient sans vergogne les grandes forêts qui servaient d'habitat naturel à certains de leurs congénères. Paradoxe de ces humains ... Une petite partie d'entre eux s'évertuait à réparer les erreurs de la grande majorité. Lui, recréait une autre réalité en s'inspirant des connaissances qu'il avait emmagasinées, en les disposant, les arrangeant de façon à susciter le trouble chez ses visiteurs. Zorvan était très doué pour cela, pour croiser des informations, déduire des hypothèses, construire des probabilités. Un monstre, même parmi les siens, auquel on attribuait le don de prescience et de divination, qu'on avait érigé en prêtre guerrier de son peuple, alors qu'il avait simplement un esprit brillant et terriblement analytique. Chaque être vivant donnait des indices, se dévoilait sans le savoir, au fil de la conversation et de la fréquentation. Zorvan avait simplement toujours su capter et assembler ces indices. Il ne doutait pas de parvenir à le faire concernant Edgar.
Le Dévoreur avait clairement exprimé ses souhaits quant à ce criminel. Directives qui agaçaient d'ailleurs le gardien. Pourquoi vouloir retourner le mal en bien ? L'utiliser à l'état brut n'eût-il pas été plus efficace ? Enfin ... Le savant avait ses raisons pour vouloir tenter une récupération salutaire de cette âme noire. Raisons que Zorvan connaissait fort bien pour les avoir sondées en un temps passé. Pourtant, il était certaines armes qui se révélaient périlleuses à transformer et vous explosaient à la figure. Edgar pouvait bien être de celles-là. Le Dévoreur aimait jouer à des jeux dangereux, ce n'était pas nouveau. Edgar aurait été d'une efficacité redoutable comme simple associé. Il aurait suffi de lui laisser croire qu'il menait le jeu. Mais le Dévoreur n'aimait pas donner même la simple impression qu'il suivait les règles d'un autre. Il était celui qu'on suivait et non celui qui suivait. C'était d'ailleurs un des traits que Zorvan admirait chez cet homme. Le Dévoreur avait ployé l'échine, mis genou à terre dans la boue devant l'adversité mais jamais il n'avait renoncé à suivre son chemin, à mener sa quête. Qu'est-ce qui lui donnait cette force indomptable ? Voilà un des rares secrets que le gardien n'avait pas réussi à percer. Il lui fallait donc retourner Edgar comme une crêpe, à la demande du Dévoreur. Cuistot du grand chef ? Et puis encore quoi ? Il soupira pour la forme. Après tout, la cuisine de l'âme humaine était une sorte de quête alchimique et changer le coeur d'un génie du crime en un ange salvateur valait bien la mutation du plomb en or.
Le guide apprécia le sens de l'improvisation formidable du jeune loup du crime lorsque son père le questionnait sur son travail. Il reconnut là le talent d'un homme qui savait faire feu de tout bois et collecter, lui aussi, les indices qui se trouvaient sur sa route pour échafauder un univers factice. Edgar était habile oui, et c'était sans doute ce qui avait motivé le Dévoreur à l'accueillir parmi les futurs voyageurs. Pourtant le gardien de l'Antichambre fut soulagé quand les deux hommes se décidèrent à regagner les bureaux de verre qui abritaient le siège de Dickens and son investigations. Enfin, on allait entrer dans le vif du sujet.
- Tu sais que je n'étais pas destiné à cette carrière, à l'origine. Je t'ai maintes fois expliqué que je m'étais orienté dans la voie des investigations privées suite à ce qui est arrivé à ta soeur...
Zorvan plissa les yeux, assis sur le fauteuil qui faisait face au sofa où avait pris place le jeune homme. Comment allait -il réagir à ce rebondissement ?
- La police s'est révélée hautement incompétente dans ses recherches lorsqu'elle a disparu... Je sais à quel point son enlèvement t'a bouleversé. Vous étiez ... aussi proches que des jumeaux peuvent l'être et pourtant ... si différents. Tu te souviens comme la vanité, la corruption lui étaient insupportables. Elle partageait notre lucidité au sujet de la bassesse dont l'humanité peut être capable mais contrairement à nous, elle n'arrivait pas à l'accepter.
Dickens père laissa échapper un profond soupir et s'assit dans son fauteuil, derrière son bureau, le visage empreint d'une profonde tristesse.
- Je me souviens de vos conversations animées au sujet de la corruption des marchés, et des multinationales. Tu temporisais toujours. Tu étais le plus posé, mon fils. Nous n'avons pas su voir à quel point sa révolte était profonde et douloureuse. A nos yeux, elle n'était qu'une étudiante idéaliste et enflammée qui se calmerait l'âge venant. Elle s'est engagée dans un activisme, elle s'est tournée vers cette voie parce qu'elle ne trouvait pas le soutien qu'elle cherchait auprès de nous.
L'homme baissa la tête, les épaules voûtées, comme si le poids des années avait soudain brisé son échine.
- Je n'ai pas su voir que son combat la mettait en danger. Je ne l'ai pas prise au sérieux.
Il releva le nez, les yeux brillants de larmes.
- Ta mère va mal . Elle vit dans la peur de te perdre, toi, le seul enfant qui nous reste. L'idée de t'associer à cette société d'investigations ne lui plait guère. Pourtant, j'y vois, moi, au contraire, une façon de te mettre à l'abri et de t'associer à un combat qui doit nécessairement t'être cher. Je crois qu'il est temps de te parler de mes projets à ce sujet.
Disant cela Dickens père extirpa d'un tiroir, qu'il avait ouvert avec une clef, un épais dossier qu'il tendit à Edgar .
- Tout est là. Les preuves que j'ai patiemment collectées. Je voulais, et je veux toujours, savoir ce qui est advenu de ta soeur. J'étais loin de me douter que mes recherches mettraient sur ma route une personne que tu connais fort bien. Pardonne-moi, Edgar, mais j'ai enquêté sur toi , tes fréquentations... Nullement dans le but de régenter ta vie, ohh non ! Je ne veux que te protéger. Je sais donc qui sont tes amis, et qui elle est...
L'homme fixait son fils dans les yeux, les lèvres et le menton tremblotant légèrement.
- Je ne te blâme pas. Tu as été très perturbé par la perte de ta soeur. Je me demande même si tu ne t'es pas rapproché de ces milieux dans l'espoir de trouver sa trace... Edgar, parle-moi ... Unissons nos efforts, et ensemble, sauvons Solange, malgré elle. Bien sûr, son cas est différent de celui de ta soeur. Elles sont même dans des camps opposés. Ajouta-t-il avec un sourire amer. Pourtant, je pense que ton amie, ou dois-je dire ta maîtresse, est elle aussi une victime de ces monstres en quelque sorte. Ils sont si habiles à faire vibrer l'ambition d'une certaine jeunesse. Solange a sans doute des raisons de vouloir s'élever, une revanche à prendre sur sa vie, son passé, ses origines. Mais toi ... toi, tu as toutes les raisons de ne pas la suivre, de prendre l'autre voie.
Zorvan écoutait la longue tirade émue du père, qui ne laissait pas le temps de réagir à son rejeton, en se frisant la barbe. La tension était extrême mais d'une autre nature qu'il y avait quelques heures. Edgar se rembrunissait à vue d'oeil au fur et à mesure des révélations qui lui tombaient sur le dos . Aparadoxis refermait ses griffes sur l'enfant terrible, lui laissant entrevoir ce que vivaient les gens qui se trouvaient de l'autre côté de sa barricade criminelle. Ceux qu'il avait privé d'un fils, d'un frère, d'une soeur. Aparadoxis était cruel en lui projetant au visage ce fantôme d'une jumelle.
- Ta soeur et toi ... Je me suis toujours demandé comment tu ne t'étais pas effondré à sa disparition, comment tu n'avais pas sombré dans la folie. Cette inquiétude s'ajoutait, pour ta mère et moi, au chagrin d'avoir perdu notre fille chérie. Tu as toujours été un enfant si secret, si distant. C'est comme si... tu avais bâti un rempart invisible entre les gens et toi. Entre nous, tes parents, et toi. Seule ta jumelle savait percer la muraille et toucher ton coeur. C'est pour elle seule, que l'Edgar si peu manuel, avait construit ce pigeonnier bancal afin de lui permettre de soigner cet oiseau estropié qu'elle avait recueilli. Tu te souviens ? Sa manie de prendre en pitié tous ces animaux blessés ou malades ? Elle a toujours su révéler la meilleure part de toi.
Le gardien fixait à présent un Edgar dont il ne savait quoi penser. Le garçon avait le teint livide mais il était bien en peine de savoir ce qui s'agitait derrière ce masque de pâleur extrême. Zorvan s'était attendu à ce que le fauve bondisse par dessus le bureau pour faire taire cette avalanche d' émotions dérangeantes. Après tout, il en avait le "pouvoir" et les "moyens" dans sa poche. Le guide pouvait s'imaginer comme cette autre version de sa vie pouvait indisposer le jeune chien fou du crime. Il se trouvait à présent encombré d'une soeur jumelle disparue, qu'il avait aimé à l'extrême. L'homme à la barbichette sourit en songeant à l'avatar qu'avait choisi Aparadoxis pour tenter d'éveiller la bonne part en Edgar. Le mythe du jumeau disparu qui emporte la meilleure part de cette entité, de ce couple qui forme un tout. Vraiment, lui, Zorvan avait induit tout cela dans le monde paradoxal qu'il voulait infliger à son disciple ? Il se trouva remarquable d'inventivité et se sentit pressé de voir comment le jeune homme allait faire face ce déchirement.
Dickens père continuait de parler alors qu'Edgar feuilletait les rapports d'enquête donc certains concernaient Solange et d'autres une jolie brune aux yeux lavande dont la photo était épinglée au dossier. Zorvan se glissa derrière l'épaule du fils et lorgna sur la soeur dont Aparadoxis avait doté le voyou. Joli brin de fille, ma foi. Regrettable que sa destinée fut celle d'une disparue.
- Edgar, si tu aimes Solange, ne la suis pas dans cette voie, ne couvre pas ses exactions mais efforce toi de l'extirper de ce milieu avant qu'il soit trop tard... L'argent et le pouvoir faciles ne le sont qu'un temps mon fils.
Le gardien lisait par dessus l'épaule les lignes d'un scénario qu'il avait lui-même injecté dans cet espace temps. Aparadoxis était la matrice de sa créativité foisonnante et il était toujours curieux de voir ce qu'elle enfantait une fois fécondée par ses idées. En l'occurrence, la dite Solange avait déjà un pedigree impressionnant. Le cursus de la jeune étudiante qui avait fini major de sa promotion , aux côtés d'Edgar d'ailleurs, s'infléchissait depuis deux ans. Deux ans, cela correspondait à peu près à la période à laquelle le jeune loup avait décidé de venir enseigner en Roumanie dans cette dimension. La date d'embauche de Solange chez Meta Corps Inc était surlignée au feutre fluo, tandis que celle d'entrée en fonction d'Edgar à l'université de Bucarest , deux mois plus tard était aussi repérée d'une marque sur son propre dossier.... Zorvan bascula par devant Edgar comme un être plasmatique seul sait le faire et scruta le beau visage juvénile qui découvrait l'épais document que son père avait réuni à son propre sujet. Ce devait être terriblement déstabilisant de découvrir que son géniteur savait jusqu'à sa marque de boxers préférés. Des photos agrémentaient les pages de textes imprimées. On y voyait Edgar aux côtés de la belle Solange, tant dans des soirées mondaines, qu'en boîte ou encore devant des entrepôts, échangeant une mallette avec un grand barbu. Ou encore attablé dans un des plus grands restaurants de la ville avec des hommes de type mongoloïde dont les mains étaient ornées d'énormes bagues. Une autre encore était prise dans ce qui était visiblement un cercle de jeu privé. Sur le bord de la table de jeu, il n'y avait pas que des jetons et des cartes ou des bouteilles. On discernait nettement des revolvers et il n'y avait pas que des marques de ronds de verre sur le vert du tapis. Des traces blanches très évocatrices attestaient que les joueurs n'étaient pas seulement grisés par l'alcool. Solange arborait un décolleté vertigineux qui contrastait avec les habituels tailleurs d'avocate d'affaire qu'elle portait sur les autres photos. Elle semblait complètement déridée et, la tête basculée en arrière, embrassait à pleine bouche le bel Edgar. Ou se faisait embrasser plutôt, lui, ayant posée sur la cuisse de la jeune femme une main possessive.
- Quel beau couple. Tu as l'air mordu. Murmura Zorvan revenu contre le mur, à l'oreille de son sujet.
Il vit une tension manifeste raidir la nuque du jeune homme et sentit qu'il se retenait de se retourner pour un spectre que son père ne pouvait voir. Monsieur Dickens père s'était enfin tu , sans doute pour laisser son fils prendre connaissance des dossiers. Lesquels ne mettaient que trop en avant que la jolie soeur avait vraisemblablement été enlevée par les patrons de la belle Solange. Meta corps était une multinationale qui s'était étendue à tous les pays d'Europe centrale mais aussi à la Chine. Ses activités officielles étaient l'extraction des métaux précieux et leur traitement jusqu'à la commercialisation. En réalité, Dickens père avait accumulé des preuves assez accablantes que ce n'était qu'une activité écran couvrant différents trafics allant des armes, aux métaux dangereux en passant par l'esclavage moderne qu'était le commerce de main d'oeuvre clandestine et la prostitution. La seule chose que cette firme ne marchandait pas était la drogue mais elle traitait avec des "collègues" pour s'en procurer à titre privé. Le constat était sans appel. Surtout le document de synthèse qui présentait Solange comme un des lieutenants du chef de l'organisation dont l'identité demeurait inconnue. Jeune cartel mais qui faisait de l'ombre à son grand frère russe, lequel était en passe d'éliminer tous les associés de son concurrent.
- Je crois que cette vague d'assassinats est le fait de la mafia russe. Tu verras dans le dossier que le cartel auquel appartient ta chérie lui fait grand tort. Je ne porte pas les russes dans mon coeur, surtout ces maffieux, mais je rage que Solange se serve de mon carnet d'adresses pour trouver des associés à son patron, associés qui se font assassiner. Si tu n'es pas sensible à l'aspect moral de ce détournement qu'elle opère en se servant de ton nom, tu conviendras que cela est préjudiciable pour moi de perdre mes clients. Sans parler du fait que ... ta soeur est sans doute encore en vie, entre les mains de Meta Corp, mais j'ai presque réuni assez de preuves démontrant qu'elle a été enlevée par les amis de Solange... Pourquoi ? Eh bien parce que mes clients m'ont demandé d'enquêter sur Meta corps avant de s'associer avec eux. C'est une démarche courante. Bien entendu, cet enlèvement est survenu juste après pour m'obliger à mentir et falsifier mes rapports sur les employeurs de Solange... Refuser ne m'est pas venu à l'esprit un seul instant. Quand il s'agit d'un mince espoir de revoir notre chère petite en vie...
L'homme s'était levé, les poings appuyés sur son bureau et il fixait son fils dans les yeux.
- C'est trop de coïncidences. Elle sait forcément qui a enlevé ... ma fille. Peut-être est -ce même elle qui a suggéré ce moyen de pression pour me faire taire. Elle se sert de toi ! Ouvre les yeux ! Réagis ! Je le ferais, sinon. Je divulguerais ce que je sais à Interpol. Ne m'oblige pas à perdre mes deux enfants. Si elle consent à dire ce qu'elle sait... nous l'aiderons, nous la protégerons.
Il contourna le bureau et vint s'asseoir à coté d'Edgar.
- Tu dois convaincre Solange de jouer avec nous, sinon tu perdras tout, ta soeur, ta famille, et celle que tu aimes. Tu es la seule chance pour nous, pour Solange aussi, de sortir de cette impasse mortifère. Ensuite nous quitterons ce pays, tous ensemble. Nous recommencerons une autre vie ailleurs, en nous serrant les coudes, comme une vraie famille. Solange y a sa place, si elle t'aime vraiment.
Le ton de la conversation avait radicalement changé depuis la fin de matinée qui avait réuni le père et le fils. Zorvan avait les yeux braqués sur Edgar et guettait la moindre de ses réactions à venir. Est-ce que le mur d'impassibilité allait se fissurer ou allait-il monter d'un cran dans l'ignominie ?