Ludmilla avait mal aux yeux.
C'est qu'à force de les lever au ciel, cela devenait douloureux. Mais ce n'est pas comme si elle avait eu le choix. Trop des paroles qui sortaient de la bouche de l'homme au manteaux noir était de nature à l'énerver. Si elle avait été paranoïaque, elle en aurait conclu qu'il le faisait exprès.
Elle avait pourtant commencé par écouter ses dires sans énervement aucun. Rien qui ne soit de nature à la surprendre, quoiqu'elle eut du mal à comprendre ce qu'était un « combat d'homme ». Qu'est ce que c'était que ça, un combat d'homme ? Seul un homme pouvait le mener ? Mais ça n'existait pas, et elle avait conclut avec perplexité que c'était sans doute une parole mal dite. Et puis, il y avait eu les mots de guerre, de mort. Des images qui ne l'amusèrent pas du tout, et elle n'y fût pas tout à fait indifférente. Mais cela n'allait pas la faire changer d'avis pour autant.
Ce que l'autre ne compris pas, puisqu'il parla à nouveaux de choix. Elle laissa passer. Elle ne percevais décidément pas pourquoi il n'admettait pas qu'elle l'avait déjà fait, ce choix. Un soupçon vague était monté en elle. Et si il continuait encore à la traiter comme une enfant, une irresponsable, incapable de réfléchir aux conséquences de ses actes ? Mais elle s'était rattrapée avant de lâcher une nouvelle bribe de colère, non, non, cet étrange individu avait vu des choses atroces, des morts, il avait entendit des cris de terreur, croisé peut-être des regards sanglants et vides ou pleins d'un effroi sans mesure. Il ne voulait pas lui épargner ça à elle, sans doute; il voulait épargner ça à tout le monde.
Mais il avait commencé. « Vous êtes jeune ». Ses yeux étaient montés vers le ciel, instantanément, comme un mécanisme de défense, et un soupir énervé avait passé la barrière de ses lèvres. Ce type. Est-ce qu'elle ne lui avait pas déjà dit ? Que l'âge n'entrait pas en ligne de compte ? Ce n'était pas comme si elle avait été une enfant qu'il fallait différencier d'un adulte. Absolument pas ! Et puis, qu'est ce qu'il avait, avec ce droit des plus jeunes ? Les plus vieux pouvaient bien aller mourir, eux ? Donc, elle-même, au bout d'un certain temps, quand elle aurait passé cette limite invisible, elle irait prendre un bon bain de sang, parmi les cadavres. Et il n'y aurait pas à se plaindre. Il fallait pas vieillir, hein ! Bah oui, mon vieux. Logique. Et toi, t'as passé la date de péremption, alors qu'est-ce que tu fous là ? Va prendre ta douche.
Et il avait repris en l'exhortant à la conscience, ignorant les signes de colère évident qui se peignaient sur le visage fermé de la jeune fille. Elle avait croisé les bras devant sa poitrine, regardant l'étranger avec un mélange d'énervement et de curiosité. Est-ce qu'il ne se rendait pas compte de ce qu'il disait ? D'abord, il lui rappelait qu'elle devait bien réfléchir. Ben oui, rappelle le moi encore 36 fois, au cas où je serais une écervelée. Parce que visiblement, tu penses qu'il faut être débile pour voyager dans le temps. J'imagine que ça s'applique pas à toi, hein ? Ces mots auraient franchis ses lèvres, si elle ne se souvenait pas douloureusement que l'homme était probablement la seule option de salut pour Lucas, et la porte vers le voyage dans le temps, vers le monde. Elle en avait déjà trop dit. Elle ne devait plus rien dire. Les lèvres douloureusement fermées en une moue glaciale, elle s'était donc tue.
Elle avait dut se retenir d'exploser lorsqu'il lui avait demandé si elle aimait assez Lucas pour voyager dans le temps, avant de lui parler d'avenir. L'avenir devant moi ? Tu parles ! Je ne voyage pas dans le temps, moi ! Je vais mourir avant de le voir, ton avenir ! Elle avait écarquillée les yeux, soudain. Comprenant. Il ne pense pas que je veux voir l'avenir... Elle commençait à percevoir pourquoi il agissait ainsi, pourquoi il refusait de la croire quand elle exposait ses choix raisonnables, pourquoi il répugnait à l'emmener voyager dans le temps, pourquoi il s'entêtait à lui en décrire les horreurs. Ce type ne l'avait jamais prise au sérieux. Pour lui, elle ne voulait pas voyager dans le temps, non. Lucas . Il la regardait, et une image se dessinait sous ses yeux. Les contours délavés de la jeune fille romantique apparaissaient, augmentaient, un corps faible et perdu dans une attente lasse agrémentée de larmes, qu'agitaient parfois de brusques chaleurs du sang. Victime de cette sensation, l'image s'élançait en courant, trébuchant sans cesse, tombant, enfin, une vaine agitation animant encore ses membres cloués au sol. Là, elle demeurait , incapable de se relever seule, ne pouvait qu'attendre indéfiniment, gagnant en opacité de seconde en seconde. Cette pathétique comédie glissait devant les yeux gris. C'était ça, qu'il voyait. Pas elle.
Et, bien sûr, il lui jetait un regard, avec ses yeux calmes, son pas militaire s'avançait, protecteur, et il pensait « Ah,la,la. », il baissait les yeux vers elle, « pauvre créature », il souriait, sûr de lui, le cœur bercé de la douceur de la bonté supérieure et saine qu'il déployait paresseusement, « heureusement que je suis là, pauvre chose va, je vais t'aider, allons, laisse moi t'expliquer».
Cette fois, si elle n'avait pas parlé, cela avait été sous l'étonnement. Un étonnement mêlée d'amertume, un peu comme cette brusque trahison lorsque quelque chose nous percute, on ne l'avait pas vu, c'est la surprise, d'un coup, la douleur monte, et avec elle, une question instinctive, « pourquoi ? ». Pourquoi, oui, pourquoi cet inconnu se permettait-t-il autant de condescendance à son égard ? Pourquoi l'insultait-il, se moquait-t-il d'elle ? Pourquoi refusait-t-il de la considérer comme ce qu'elle était ? Pourquoi ne voulait-t-il pas simplement la regarder, la voir ? Certes, elle s'était énervée. Mais elle n'avait fait que répondre à un mot blessant qu'il avait déjà lancé. Elle ne l'avait jamais observé d'un air si suffisant, prononcé des paroles sûres face à ce qui était, sans aucun doute, une pauvre petite chose. Elle n'avait pas été toute cette lourde certitude marbrée de sourires, elle n'avait pas dégagé ce mépris vicieux qui avançait avec une fermeté de certitude assurée. Non, assurément, elle n'avait pas été cela, elle, cette être qui tout entier, dans son ton, ses gestes, ses mots, n'envoyait qu'un seul message : tu m'es inférieure.
Oui, ainsi qu'il l'avait dit, il avait un don, et pas elle. Oui, cela lui laissait le choix. Mais, bon dieu ! Elle l'avait fait depuis longtemps, ce choix ! Fallait-t-il qu'elle arrache son cerveaux de sa boîte crânienne et qu'elle l'expose, qu'elle montre , « si si, là, regardez, des neurones, je vous jure ; ça pense ». Pourquoi devait elle s'expliquer, pourquoi devait elle prouver ? Elle n'était rien d'autre qu'un être humain qui agissait en être humain, et ce type, non, ce sale type, en était un, lui aussi, et il agissait pareillement, alors pourquoi ne le voyait-t-il pas ?
Une douleur sourde la blessait, quelque part près du cœur. Elle se sentait tout simplement insultée. Et elle ne pouvait rien dire. Pense à Lucas. Pense au temps. Ça ne servirait à rien. C'est tout le contraire. C'était vrai, ça ne servirait rien. Ce type tournait en rond, tout à fait, exactement comme le cercle infini que traçaient ses pas sur le sol, martelant encore et encore le même chemin , trouvant devant lui une direction qu'il croyait devoir suivre, parce qu'elle était là, sans même se rendre compte que c'était celle qu'il avait fabriquée et qu'elle ne le menait nulle part. Elle avait profondément inspiré, et s'était concentrée pour ne plus regarder celui qui déversait sur elle un flot d'injures d'un visage impassible.
Car il ne s'était pas arrêté là. Tout s'annonçait mieux, pourtant. Il avait d'abord procédé à quelques explications. Elle les avait écouté en écartant l'animosité croissante qu'elle éprouvait pour cet homme. Cependant, il ne lui suffit pas de faire cela. Il n'avait pu s'empêcher de glisser qu'elle serait heureuse de rencontrer de pouvoir rencontrer des « demoiselles ». Cette fois, elle soupira de manière beaucoup plus audible alors que son regard brûlant allait se ficher vers le ciel endormi. Il se moquait d'elle, ce n'était pas possible. Elle l'aurait pensé si la voix n'était pas aussi sérieuse, comme si elle se contentait d'énoncer banalement des faits, et pas autre chose. Alors qu'il venait encore de proférer une énormité. Un image s'était dessinée dans sa tête. Une table , quelques chaises, et des corps enveloppés de larges tissus souriaient autour de tasses de thé parfumées , plantés au milieu d'un champ fleuri et ensoleillé. Le voyage dans le temps pour dames ! Un sourire déchira son visage, douloureusement. Elle avait envie de rire, un rire nerveux, qui se serait sans doute finit en larmes d'indignation. Ce n'était absolument pas drôle, finalement. Oh, merde.
Le pourquoi ne se posait plus, non. Elle savait. Ce n'était pas l'image de la jeune fille amoureuse, non, c'était toutes les filles. Toutes les femmes. Elles se peignaient, réunies en un amas de clichés, et devenaient une entité incroyable et irréelle : « lafâme ». Une entité que l'on voyait en chaque femme, avant de la voir, elle. Le Dévoreur de temps ne verrait jamais Ludmilla. Il ne verrait jamais aucune autre femme. Tout ce qu'il verrait, à la place de toutes les personnes possibles, ce serait une seule et même chose, « lafâme ». Nul besoin pour lui de les connaître ; il lui suffisait d'appliquer cet attribut magique qui lui permettait de reposer et flatter son ego tout en profitant de jolis objets qu'il voyait fleurir partout autour de lui, puisque c'était comme cela qu'il voyait « lafâme ». Car cet homme, non, cet homme immonde, avait décidé. Les hommes étaient comme cela, les femmes étaient comme cela. Tout le bien , le temps, la valeur, le courage, l'esprit, était du côté les hommes. De son côté, bien entendu. Faibles, piaillantes, inconséquentes, et sans autre intérêt que quelqu'un d'autre, les femmes étaient l'irrémédiable inférieur. Un inférieur joli et plaisant ; mais un inférieur.
Et c'était encore mieux, après tout. Qu'avait-il alors besoin de s'embêter au respect ? Avec un inférieur, s'il se sent lui-même inférieur car on le lui a répété depuis toujours, quel délice ! Un sourire de pitié, et le voilà qui s'illumine ; on obtient de l'admiration à peu de frais. Il n'y a jamais tout ces embêtements que l'on a dans les relations entre hommes, par exemple. Baissez la main ; l'inférieur la saisira comme un forcené, car il sait bien qu'elle est sa seule chance de survie, en tant qu'inférieur. Comme c'est pratique ! Et puis, comme cela renforce la cohésion du groupe, d'avoir un inférieur commun ! Il n'y a pas à chercher grand chose pour s'unir face à celui-là. L'erreur d'une seule est la faute de toute ; c'est ce qui est pratique quand on dit que tout vient d'une nature. On voit une femme tomber et toutes en sont salies. Nulle individualité ; toutes ne sont qu'une part, après tout, de cette idole que l'on révère parce qu'elle est si bien soumise qu'est « lafâme ». Ainsi, de tout temps, les hommes s'étaient rassemblés autour de cette expression magnifique et pleine de charme, qui sortaient de leur bouches comme une délicieuse incantation : « Ah, les femmes ! » . On soupirait, joyeusement, les rires se déversaient hors des gorges épaisses, l'on se tapait fraternellement dans le dos. Quel bonheur, de pouvoir ainsi se détendre en s'amusant ! Le mépris est un plaisir si bon et si généreux. Savoir qu'il existe, en ce monde, un nombre conséquent d'être inférieurs à soi, que l'on peut façonner de ses jugements, que l'on peut contrôler par sa force, que l'on peut échanger avec son voisin ; bref, pouvoir posséder une infinité de choses, et sentir qu'elles nous sont inférieures, n'est ce pas un amusement bien doux et bien heureux qui remplit aimablement le cœur de l'honnête homme ? De temps à autre, il peut faire preuve de pitié, tapoter la tête d'une de ces créatures, soutenir mollement une de ses phrases; alors, la sensation de sa générosité envers des choses qui n'en méritent pas tant l'emplit d'une valeur si juste et si parfaite ! Aucune joie n'est si grande que sentir sa domination sur d'autres êtres humains. Il n'est rien de meilleur.
Ludmilla se sentait très mal. Elle était pourtant bien rodée à ce genre de discours. Pouvait-il en être autrement pour quelqu'un comme elle ? Les amis de son grand-père l'appelaient, sans doute ce qu'il jugeaient amical, le « garçon manqué ». Lorsqu'elle obtenait de moins bonnes notes que d'habitudes aux contrôles de mathématiques, de science, de physique, elle devinait les quelques haussement d'épaules qui en concluaient, parfois avec pitié, parfois avec un sourire, « c'est normal, c'est une fille». Son comportement était analysé, justifié, elle était une exception venue confirmer une règle, une fille bizarre, mais une fille tout de même, si l'on cherchait bien dans son comportement, l'on pourrait toujours le justifier. Si elle ne parlait pas beaucoup, c'est qu'elle était timide, car les femmes n'aiment pas par nature s'imposer. Si elle aimait la mécanique, c'est parce qu'elle avait une névrose, une maladie de l'esprit, un souvenir, qui la poussait dans un chemin où elle ne se rendait pas compte qu'elle ne pouvait pas se plaire, du fait de sa nature, bien évidemment. Si elle se laissait emporter par sa raison, c'est qu'elle était une femme, et qu'elle mettait bien trop de passion dans ce qu'elle faisait comme elles toutes. Si ses sentiments l'envahissait, c'est qu'elle était une femme, et qu'elle était bien trop sentimentale pour ne pas réagir à tout et n'importe quoi. Si elle souriait, c'est qu'elle était une femme, et que les femmes souriaient souvent du fait de leur trop-plein de sentiment. Si elle ne souriait pas, c'est qu'elle était une femme, et qu'elle devait avoir ses règles . Tout s'explique ! Satisfaits d'avoir résolu l'énigme, leurs esprits contemplaient les idées qu'ils avaient dénichées d'un sourire suffisant, et, gonflants leurs plumes avec fierté, ils comprenaient le monde.
Ludmilla observait ces contentements de la pensées, et elle voulait leur expliquer qu'ils se trompaient. Cependant, elle voyait bien à leur poids qu'ils pesaient bien trop lourd dans le jugement, comparée à sa parole, que l'on pouvait de toute façon interpréter à l'envie. Qu'avait-elle besoin de montrer aux autres ce qu'elle savait, puisqu'ils ne la croiraient pas ? Mais il était dur d'être ainsi attaquée sur son identité. Il était dur de sentir une permanente et irrémédiable injustice que l'on n'a même pas le droit de nommer. Souvent, elle ne disait rien, mais décochait un regard vif et brûlant de colère. Si l'on se lançait dans un débat près d'elle, elle ne résistait pas longtemps au besoin d’expulser son énervement. Il était si rare de la voir dans cet état que son interlocuteur, surpris, se taisait. Mais elle n'avait jamais gagné : elle était à ces yeux une hystérique, une aveugle qui, comme les adversaires de Freud, voyaient leur indignation traduite comme une marque de refus. C'était un échec permanent.Elle n'était déterminé que par une chose ; ce chromosome qui avait décidé d'être le sien. Tout ce en quoi elle croyait était négligemment nié, tout ce qu'elle pensait, mensonge. Toute cette confiance que les hommes s'accordaient, tout ce savoir sur eux-mêmes qu'ils affirmaient, ils le lui refusaient. Je pense, donc, je suis. Je sais. Mais toi, tu ne sais pas. Tu ne penses pas vraiment, et tu n'es pas. Elle n'existait pas. Elle était une femme. Juste une femme. Pas quelqu'un.
Et pourtant, comme elle se défendait avec virulence ! Comme elle s'énervait! Comme, les joues enflammées, la bouche grand ouverte, les sourcils froncées, elle cherchait à sortir de ses entrailles une vérité qu'elle laissait toute brûlante à l'air libre, un air qui ne l'affadissait pas, mais entretenait cette flamme ! Mais l'on regardait avec étonnement et peur cette chaleur , elle inquiétait un peu, ou elle faisait rire. Pourtant, elle ne pouvait pas se taire, elle ne pouvait pas être indifférente.
Car l'attaque était si forte,il fallait bien se défendre. Les coups que l'on portait contre elle-même, les agressions répétées de ce qu'elle était, la façon dont on la ramenait à ce qu'elle n'était pas avec tant d'assurance, la façon dont elle était perpétuellement niée, tout cela lui faisait mal. Il y avait bien là quelque chose d'absurdement cruel, dans la façon dont on cherchait à tout pris à la tailler d'une façon qui plaisait bien à tout le monde. Ces intérêts s'accrochaient à elle, se bousculaient pour la définir, pour la manier, aux gré de leurs envies fluctuantes. Si une rivière coule quelque part, sans gêner personne, mais que l'on a envie d'eau, on en fait toujours un barrage.
Quelque fois, lorsqu'elle était seule, chez elle, la nuit, et qu'elle n'arrivait pas à dormir, elle se levait et s'accoudait à la fenêtre de sa chambre, après l'avoir grande ouverte. Elle donnait sur la campagne environnante. Là, elle pouvait voir la nuit qui s'étendait à perte de vue, composé dont elle distinguait peu à peu les éléments différents, des formes changeantes et mouvantes, des éclats de lumières de la lune qui éclairait au rythme des nuages des détails nouveaux. Alors, les yeux perdus dans le vague, respirant un air frais et bruyant, elle sentait une énergie incontrôlable l'envahir, quelque chose de primitif et d'énormément vivant. Ce qu'elle voyait, ce n'était plus la nuit, mais un monde entier, un monde d'alternatives gigantesques, des avenirs différents qui naissaient et s'évanouissaient au rythme de ses pensées. Elle était tout et elle n'était rien encore. Les possibles s'étendaient à perte de vue, la contingence du monde lui apparaissait, elle était libre. Tout en elle n'était plus qu'un élan vers les choix qu'elle pouvait faire, vers tout ce qu'elle pouvait accomplir, et, encore indéterminée, elle savourait le fait de ne pas les avoir encore arrêtés, et de pouvoir le faire un jour.
Mais on lui refusait l'avenir. Ce qu'elle faisait n'était pas vrai, et elle ne pouvait réellement se plaire dans le raisonnement, la mécanique, la froideur. En vérité, elle aimait les robes à fanfreluches, les rires haut perchés, les sucreries, la douceur, l'amour. C'est juste qu'elle ne le savait pas encore. On le lui disait, on le pensait sur son passage. Et quelque chose en elle, indigné, se relevait, tentait de sortir de l'étouffement où on le maintenait. Ses protestations étaient un cri désespéré, un puissant « J'existe, pourtant ! » qu'elle aurait voulu hurler à la face du monde, tant elle sentait qu'on ne l'écoutait pas. Entaillée de toute part, ensanglantée, torturée, son identité se battait dans un sursaut de volonté, dans une peur incontrôlable, celle de son imminente disparition. Elle ne voulait pas mourir, manquer d'air, étouffer sous les poudres lourdes, les jolies jupes qui l'empêchaient de se mouvoir, les colifichets qui s'enroulaient méchamment autour de son coup et l'étranglaient. Elle revendiquait la plus simple prétention, la volonté la plus humaine et la plus pure possible : le droit d'être .
Ludmilla sentait qu'elle n'en pouvait plus. Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Il fallait qu'elle intervienne. Elle ne pouvait pas le laisser la rabaisser à ce point. La détruire à ce point. Non, arrête. Encaisse, laisse passer, ça va se finir, il y a bien un moment où il va arrêter ça, il ne peut pas parler indéfiniment. Elle s'était tue.
Le pas de l'autre s'était approché. Une douleur sourde pulsant à ses oreilles, l'humiliation imprimée dans son visage,elle avait baissé les yeux sur lui . Il faisait sombre, l'on ne voyait plus grand chose, mais pourtant, elle avait distingué les traits palis de cette silhouette qu'éclairaient une lune brouillée. Cette face blanche et froide, vide, lui semblait celle d'un cadavre. Il y avait quelque chose de mort dans cette figure pétrie de certitudes fausses, d'idées de surfaces, de sourires d'une bienveillance absurde et d'une pitié toute répugnante. Il tendit la main. Elle eut un frisson, un mouvement de recul presque instinctif, devant cet amas de chair froide et crispée. Il tendait la main ! Il voulait qu'elle accepte ! Maintenant, alors qu'il lui expliquait pesamment que tout ce qu'il avait dit était mensonge, qu'il ne la laisserait pas, que le temps n'avait pas de place pour elle, parce qu'elle était elle ! Maintenant qu'il avait jeté tout son mépris dégoulinant d'une sûreté bien-pensante ! Et se serrer la main, amicalement, comme si rien ne s'était passé, comme si on n'avait pas traité quelqu'un comme une chose que l'on surplombait !
- Comment osez-vous...
Elle s'interrompit, juste à temps. Elle avait failli laisser éclater les barrières. Par chance, l'homme n'avait rien paru remarquer, il parlait. Elle se tut.
Or, quelque chose se brisa. Peut-être était ce don de raison incongru après l'avoir tant pris, qui mettait sa lumière au milieu de ces ombres indistinctes. Peut-être aussi ce droit qu'il y avait à défendre, qui lui rappela que le sien était bien mis à mal, puisqu'on lui retirait la possibilité d'être un individu responsable. Peut-être enfin ce dernier mot de chemin, de chemin qui lui appartenait, à elle, et à personne d'autre. Toujours est il que lorsqu'il cessa de parler, le flot la transperça, d'un seul coup, ce n'était plus possible, elle ne pouvait pas laisser faire ça.
- Je ne sais pas ce qui est le plus drôle dans tout ce que vous avez dit...C'est peut-être que vous y croyez ? Vous vous voyez vraiment comme ça ? Un bon samaritain, hein ?
Ce visage ! Elle aurait voulu pouvoir le frapper, oh, ce n'était pas tant l'idée de faire mal, c'était plutôt ébranler cette pierre glacée et immobile, vissée sur son socle bâti depuis des millénaires, que ça se craquelle, se fissure, tombe ! Que ces yeux éberlués se teinte d'un coup d'une lumière froide qui éclairerait la scène, qui montrerait l'insulte ! Voir un un vacillement de suffisance, une hésitation de la hauteur, voire même, un frémissement de honte !
- Franchement. Si c'est le cas, c'est vraiment triste. Aider les gens. Pff ! C'est tout le contraire. Tout ce que vous faites, c'est m'insulter, monsieur. Oh, j'imagine que vous allez me dire que vous n'avez rien fait. Parce que, bien sûr, vous savez tout mieux que tout le monde. Vous n'en doutez pas une seconde, c'est tellement clair. Douter, ce n'est pas pour vous. Vous savez tout, n'est ce pas ?
Sa voix vibrait de plus en plus, l'indignation.
- Vous me dégoûtez. Vous me traitez comme une idiote. Vous me ramenez à des images stupides. Vous vous moquez de moi. Tout ça, bien sûr, parce que je suis - oh, crime! - une femme. Et évidemment, vous en concluez une hiérarchie qui vous autorise à me traiter en inférieure, avec le sourire. Oh, c'est pratique, ça, ça vous permet de vous placer au-dessus. C'est sûr que si on a pas de marchepied, on ne peut pas regarder facilement les autres de haut. Mais vous voyez, quand on traite les gens en marchepied, ils ne vous aiment pas. Ciel ! Ils sont si peu reconnaissant vis-à-vis de votre grandeur. On se demande bien pourquoi, si elle existe, cette grandeur. Sans doute parce que vous ne la prenez qu'en écrasant les autres.
Elle secoua la tête.
- Et vous me demandez d'accepter ça. Comme si c'était normal, ça, me dire que je suis bête, me dire que je suis irresponsable, parce que je suis une femme. C'est insultant. C'est injuste. C'est ignoble ! Oh, oui, vous ne le voyez pas. Parce que vous n'êtes pas celui qu'on discrimine, vous. Vous ne le serez jamais, ou alors, vous pourrez, vous, vous en défendre parce que personne ne vous fera douter. Mais, allez, arrêtez de mentir cinq minutes. Réfléchissez sincèrement : auriez vous agit comme cela avec un autre homme, même de mon âge ? Bien sûr que non. Il n'y a que les femmes que vous pouvez traitez comme ça, c'est vrai, ce n'est pas comme si c'était des personnes différentes, non, bien sûr, elles n'ont pas besoin d'être des gens dans votre esprit. Il vous suffit de pouvoir alimenter votre petite suffisance . Mais moi, je n'ai pas envie de l'alimenter, cette suffisance. Pas question que j'accepte. Alors vous pouvez ranger votre main, votre ego, et votre cerveaux – ah non, ce dernier n'était pas de sortie, visiblement. Et tant qu'à faire, aller vous faire foutre.
Un pas. Puis l'autre. C'était tout ce qu'il y avait à faire, et ça serait terminé. Elle n'aurait plus à sentir tout ça. Elle ne pouvait pas, de toute façon. Toucher cette main, non, c'était dégoûtant, c'était abdiquer. Une réaction épidermique la parcourait chaque fois qu'elle y repensait, un sursaut, un refus. Cet homme était déjà perdu, fini, c'était fichu, il ne verrait rien, il était inatteignable. Là, au loin, perdu dans les brumes de son regard aveugle, ne voyant du monde qu'un reflet égaré, indifférent, il concluait. Ses rouages paresseux s'agitaient sans problème, ronronnaient d'une permanente satisfaction face à ces données inchangées que le filtre maintenait dans la bonne teinte. Il était là, posé, face à l'existence, et il était fier : il savait. Il n'y avait qu'à abandonner, elle gesticulait face à une statue.
Sauf qu'il y avait Lucas, sauf qu'il y avait l'avenir, sauf qu'il y avait le monde. Elle n'avait pas vraiment le choix, c'était évident. Mais laisser tomber! Un espoir se réveilla, soudain. Peut-être qu'elle n'aurait pas vraiment à abandonner. Peut-être qu'elle avait une chance. Une chance de ne plus se faire insulter. De ne plus être traitée différemment. De ne plus sentir ce mépris abject. C'est pourquoi elle continua presque immédiatement :
- Ou alors, vous reconnaissez que vous m'avez méprisé sans raison, mieux, vous reconnaissez que vous avez eu tort de le faire. Bref, et je sais, c'est très difficile, mais essayez de le concevoir : vous pouvez tout simplement essayer de vous comporter comme...Vous voyez...Un être humain décent.