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Ludmilla Whayne

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Message  Le Dévoreur de temps Dim 14 Sep - 15:34

Il aurait ri de la voir si véhémente à défendre le droit des jeunes à être vaillant si l'heure n'avait été si grave. Il voulait lui répondre mais elle ne lui en laissa pas le temps, déversant un flot ininterrompu de questions toutes très légitimes. Il l'écouta donc en hochant la tête d'un air compréhensif et lorsqu'elle eut fini et esquissé un geste pour le toucher, il recula de quelques pas. Même s'il avait l'intention de remettre les explications de détail à un autre moment, à savoir une réunion préambule pour les nouvelles recrues avant le conseil de guerre général, il devait tout de même éclairer Ludmilla sur certaines choses et sur le bien fondé de ses mises en gardes et offres de refus.

- Vous vous leurrez Ludmilla. C'est justement parce que je sais que la bravoure n'attend pas les années et que j'ai moi-même dû mener des combats d'homme dans un pays déchiré par la guerre que je vous accorde le droit de choisir . Le conflit n'est pas à votre porte, il est encore loin. D'autres vont s'employer à le stopper. Moi je n'ai pas eu le choix. La mort était dans nos murs. Vous l'avez. Vous êtes jeune et on peut vous accorder le droit de voir autre chose que du sang et des morts. Je suis venu à vous parce que vous avez imploré un autre possible. Je veux qui vous soyez bien consciente que cet autre possible , s'il peut vous faire retrouver votre ami, peut aussi être pire que votre vie actuelle. L'aimez-vous assez pour préférer partager avec nous et peut-être lui, les épreuves qui vont suivre, à votre vie, certes meurtrie par son départ mais relativement prometteuse. Vous avez l'avenir devant vous. Si vous rejoignez les Voyageurs du Temps, vous aurez tout devant vous : la mort, la vie, les guerres, les épidémies, les fléaux de toutes les époques planant sur vos voyages...

Il se mit à faire les cent pas dans la petite clairière, les mains dans le dos, attitude qui lui conférait indéniablement des airs de chefs d'état major.

- Ils ont peut-être raté une mort affreuse ou une cuisante déconvenue, ceux qui ont refusé...  Si je suis là, c'est parce que j'étais le seul à pouvoir vous aider, il est vrai. Comme je suis le seul à pouvoir aider les miens. Avoir découvert cette porte ne me laissait pas d'autre choix que l'action. Vous, en revanche, pouvez dire non. Vous n'êtes pas dépositaire de cette découverte. Et vous n'avez pas développé naturellement cette faculté latente qui est enfouie en chaque être humain . Ce que l'on appelle communément un "don".  C'est un peu comme si votre destin vous laissait le choix. Je ne l'ai pas eu parce que je suis dépositaire de cette découverte qui a fait de moi un catalyseur de cette faculté chez les autres. Vous avez raison, vous l'expliquer serait trop long et ce n'est guère le moment. Cela sera fait en temps et en heures.


Il secoua la tête négativement lorsqu'elle aborda le sujet de Lucas et de la quête solitaire qu'elle comptait entreprendre pour le retrouver et le sauver peut-être d'un péril.

- Seule, vous n'aurez aucune chance. C'est un travail d'équipe entre les Voyageurs qui opérera de manière positive. C'est un échange de bons procédés: ils interviendront dans votre temps et vous dans le leur, pour mener des missions . Mais vous comprendrez mieux quand vous assisterez à la grande réunion qui aura lieu à Targoviste autour de leurs leaders. Avant cela nous aurons une entrevue dans mon bureau vous et moi, avec quelques nouvelles recrues. Je ne sais si je dois y voir un signe des temps, mais vous serez sans doute heureuse d'apprendre qu'elles sont toutes des demoiselles dont deux ont sensiblement votre âge. Comme le Temps fait bien les choses, l'une vient du futur et l'autre du passé. Je ne doute pas que cela donne lieu à des échanges passionnants et à une collaboration fort enrichissante entre vous.


Il s'avança vers elle et lui tendit la main.

- Vous avez raison, ce n'est pas moi qui vous aiderais dans votre démarche en premier lieu, mais les Voyageurs avec lesquelles vous créerez des liens. Soyez cependant certaine que je ne serai jamais loin de vous, prêt à intervenir. Vous arrivez à un moment tourmenté de l'Histoire des voyages. Celui où nous devons tous nous réunir pour défendre notre droit à voyager. Quand cette épreuve ajoutée sera franchie, chacun d'entre vous pourra se consacrer à son propre chemin.
La plume : Genèse et Philosophie des lieux.
Empreinte : L'histoire de Vladimir Stanzas ou comment on devient le Dévoreur de Temps
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Le Dévoreur de temps
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Message  Invité Lun 29 Sep - 23:13

Ludmilla avait mal aux yeux.

 C'est qu'à force de les lever au ciel, cela devenait douloureux. Mais ce n'est pas comme si elle avait eu le choix. Trop des paroles qui sortaient de la bouche de l'homme au manteaux noir était de nature à l'énerver. Si elle avait été paranoïaque, elle en aurait conclu qu'il le faisait exprès.

 Elle avait pourtant commencé par écouter ses dires sans énervement aucun. Rien qui ne soit de nature à la surprendre, quoiqu'elle eut du mal à comprendre ce qu'était un « combat d'homme ». Qu'est ce que c'était que ça, un combat d'homme ? Seul un homme pouvait le mener ? Mais ça n'existait pas, et elle avait conclut avec perplexité que c'était sans doute une parole mal dite. Et puis, il y avait eu les mots de guerre, de mort. Des images qui ne l'amusèrent pas du tout, et elle n'y fût pas tout à fait indifférente. Mais cela n'allait pas la faire changer d'avis pour autant.

 Ce que l'autre ne compris pas, puisqu'il parla à nouveaux de choix. Elle laissa passer. Elle ne percevais décidément pas pourquoi il n'admettait pas qu'elle l'avait déjà fait, ce choix. Un soupçon vague était monté en elle. Et si il continuait encore à la traiter comme une enfant, une irresponsable, incapable de réfléchir aux conséquences de ses actes ? Mais elle s'était rattrapée avant de lâcher une nouvelle bribe de colère, non, non, cet étrange individu avait vu des choses atroces, des morts, il avait entendit des cris de terreur, croisé peut-être des regards sanglants et vides ou pleins d'un effroi sans mesure. Il ne voulait pas lui épargner ça à elle, sans doute; il voulait épargner ça à tout le monde.

 Mais il avait commencé. « Vous êtes jeune ». Ses yeux étaient montés vers le ciel, instantanément, comme un mécanisme de défense, et un soupir énervé avait passé la barrière de ses lèvres. Ce type. Est-ce qu'elle ne lui avait pas déjà dit ? Que l'âge n'entrait pas en ligne de compte ? Ce n'était pas comme si elle avait été une enfant qu'il fallait différencier d'un adulte. Absolument pas ! Et puis, qu'est ce qu'il avait, avec ce droit des plus jeunes ? Les plus vieux pouvaient bien aller mourir, eux ? Donc, elle-même, au bout d'un certain temps, quand elle aurait passé cette limite invisible, elle irait prendre un bon bain de sang, parmi les cadavres. Et il n'y aurait pas à se plaindre. Il fallait pas vieillir, hein ! Bah oui, mon vieux. Logique. Et toi, t'as passé la date de péremption, alors qu'est-ce que tu fous là ? Va prendre ta douche.

 Et il avait repris en l'exhortant à la conscience, ignorant les signes de colère évident qui se peignaient sur le visage fermé de la jeune fille. Elle avait croisé les bras devant sa poitrine, regardant l'étranger avec un mélange d'énervement et de curiosité. Est-ce qu'il ne se rendait pas compte de ce qu'il disait ? D'abord, il lui rappelait qu'elle devait bien réfléchir. Ben oui, rappelle le moi encore 36 fois, au cas où je serais une écervelée. Parce que visiblement, tu penses qu'il faut être débile pour voyager dans le temps. J'imagine que ça s'applique pas à toi, hein ? Ces mots auraient franchis ses lèvres, si elle ne se souvenait pas douloureusement que l'homme était probablement la seule option de salut pour Lucas, et la porte vers le voyage dans le temps, vers le monde. Elle en avait déjà trop dit. Elle ne devait plus rien dire. Les lèvres douloureusement fermées en une moue glaciale, elle s'était donc tue.

 Elle avait dut se retenir d'exploser lorsqu'il lui avait demandé si elle aimait assez Lucas pour voyager dans le temps, avant de lui parler d'avenir. L'avenir devant moi ? Tu parles ! Je ne voyage pas dans le temps, moi ! Je vais mourir avant de le voir, ton avenir ! Elle avait écarquillée les yeux, soudain. Comprenant. Il ne pense pas que je veux voir l'avenir... Elle commençait à percevoir pourquoi il agissait ainsi, pourquoi il refusait de la croire quand elle exposait ses choix raisonnables, pourquoi il répugnait à l'emmener voyager dans le temps, pourquoi il s'entêtait à lui en décrire les horreurs. Ce type ne l'avait jamais prise au sérieux. Pour lui, elle ne voulait pas voyager dans le temps, non. Lucas . Il la regardait, et une image se dessinait sous ses yeux. Les contours délavés de la jeune fille romantique apparaissaient, augmentaient, un corps faible et perdu dans une attente lasse agrémentée de larmes, qu'agitaient parfois de brusques chaleurs du sang. Victime de cette sensation, l'image s'élançait en courant, trébuchant sans cesse, tombant, enfin, une vaine agitation animant encore ses membres cloués au sol. Là, elle demeurait , incapable de se relever seule, ne pouvait qu'attendre indéfiniment, gagnant en opacité de seconde en seconde. Cette pathétique comédie glissait devant les yeux gris. C'était ça, qu'il voyait. Pas elle.  

 Et, bien sûr, il lui jetait un regard, avec ses yeux calmes, son pas militaire s'avançait, protecteur, et il pensait « Ah,la,la. », il baissait les yeux vers elle, « pauvre créature », il souriait, sûr de lui, le cœur bercé de la douceur de la bonté supérieure et saine qu'il déployait paresseusement, « heureusement que je suis là, pauvre chose va, je vais t'aider, allons, laisse moi t'expliquer».

 Cette fois, si elle n'avait pas parlé, cela avait été sous l'étonnement. Un étonnement mêlée d'amertume, un peu comme cette brusque trahison lorsque quelque chose nous percute, on ne l'avait pas vu, c'est la surprise, d'un coup, la douleur monte, et avec elle, une question instinctive, « pourquoi ? ». Pourquoi, oui, pourquoi cet inconnu se permettait-t-il autant de condescendance à son égard ? Pourquoi l'insultait-il, se moquait-t-il d'elle ? Pourquoi refusait-t-il de la considérer comme ce qu'elle était ? Pourquoi ne voulait-t-il pas simplement la regarder, la voir ? Certes, elle s'était énervée. Mais elle n'avait fait que répondre à un mot blessant qu'il avait déjà lancé. Elle ne l'avait jamais observé d'un air si suffisant, prononcé des paroles sûres face à ce qui était, sans aucun doute, une pauvre petite chose. Elle n'avait pas été toute cette lourde certitude marbrée de sourires, elle n'avait pas dégagé ce mépris vicieux qui avançait avec une fermeté de certitude assurée. Non, assurément, elle n'avait pas été cela, elle, cette être qui tout entier, dans son ton, ses gestes, ses mots, n'envoyait qu'un seul message : tu m'es inférieure.

 Oui, ainsi qu'il l'avait dit, il avait un don, et pas elle. Oui, cela lui laissait le choix. Mais, bon dieu ! Elle l'avait fait depuis longtemps, ce choix ! Fallait-t-il qu'elle arrache son cerveaux de sa boîte crânienne et qu'elle l'expose, qu'elle montre , « si si, là, regardez, des neurones, je vous jure ; ça pense ». Pourquoi devait elle s'expliquer, pourquoi devait elle prouver ? Elle n'était rien d'autre qu'un être humain qui agissait en être humain, et ce type, non, ce sale type, en était un, lui aussi, et il agissait pareillement, alors pourquoi ne le voyait-t-il pas ?

 Une douleur sourde la blessait, quelque part près du cœur. Elle se sentait tout simplement insultée. Et elle ne pouvait rien dire. Pense à Lucas. Pense au temps. Ça ne servirait à rien. C'est tout le contraire. C'était vrai, ça ne servirait rien. Ce type tournait en rond, tout à fait, exactement comme le cercle infini que traçaient ses pas sur le sol, martelant encore et encore le même chemin , trouvant devant lui une direction qu'il croyait devoir suivre, parce qu'elle était là, sans même se rendre compte que c'était celle qu'il avait fabriquée et qu'elle ne le menait nulle part. Elle avait profondément inspiré, et s'était concentrée pour ne plus regarder celui qui déversait sur elle un flot d'injures d'un visage impassible.

 Car il ne s'était pas arrêté là. Tout s'annonçait mieux, pourtant. Il avait d'abord procédé à quelques explications. Elle les avait écouté en écartant l'animosité croissante qu'elle éprouvait pour cet homme. Cependant, il ne lui suffit pas de faire cela. Il n'avait pu s'empêcher de glisser qu'elle serait heureuse de rencontrer de pouvoir rencontrer des « demoiselles ». Cette fois, elle soupira de manière beaucoup plus audible alors que son regard brûlant allait se ficher vers le ciel endormi. Il se moquait d'elle, ce n'était pas possible. Elle l'aurait pensé si la voix n'était pas aussi sérieuse, comme si elle se contentait d'énoncer banalement des faits, et pas autre chose. Alors qu'il venait encore de proférer une énormité. Un image s'était dessinée dans sa tête.  Une table , quelques chaises, et des corps enveloppés de larges tissus souriaient autour de tasses de thé parfumées , plantés au milieu d'un champ fleuri et ensoleillé. Le voyage dans le temps pour dames !  Un sourire déchira son visage, douloureusement. Elle avait envie de rire, un rire nerveux, qui se serait sans doute finit en larmes d'indignation. Ce n'était absolument pas drôle, finalement. Oh, merde.

 Le pourquoi ne se posait plus, non. Elle savait. Ce n'était pas l'image de la jeune fille amoureuse, non, c'était toutes les filles. Toutes les femmes. Elles se peignaient, réunies en un amas de clichés, et devenaient une entité incroyable et irréelle : « lafâme ». Une entité que l'on voyait en chaque femme, avant de la voir, elle. Le Dévoreur de temps ne verrait jamais Ludmilla. Il ne verrait jamais aucune autre femme. Tout ce qu'il verrait, à la place de toutes les personnes possibles, ce serait une seule et même chose, « lafâme ». Nul besoin pour lui de les connaître ; il lui suffisait d'appliquer cet attribut magique qui lui permettait de reposer et flatter son ego tout en profitant de jolis objets qu'il voyait fleurir partout autour de lui, puisque c'était comme cela qu'il voyait « lafâme ». Car cet homme, non, cet homme immonde, avait décidé. Les hommes étaient comme cela, les femmes étaient comme cela. Tout le bien , le temps, la valeur, le courage, l'esprit, était du côté les hommes. De son côté, bien entendu. Faibles, piaillantes, inconséquentes, et sans autre intérêt que quelqu'un d'autre, les femmes étaient l'irrémédiable inférieur. Un inférieur joli et plaisant ; mais un inférieur.

 Et c'était encore mieux, après tout. Qu'avait-il alors besoin de s'embêter au respect ? Avec un inférieur, s'il se sent lui-même inférieur car on le lui a répété depuis toujours, quel délice ! Un sourire de pitié, et le voilà qui s'illumine ; on obtient de l'admiration à peu de frais. Il n'y a jamais tout ces embêtements que l'on a dans les relations entre hommes, par exemple. Baissez la main ; l'inférieur la saisira comme un forcené, car il sait bien qu'elle est sa seule chance de survie, en tant qu'inférieur. Comme c'est pratique ! Et puis, comme cela renforce la cohésion du groupe, d'avoir un inférieur commun ! Il n'y a pas à chercher grand chose pour s'unir face à celui-là. L'erreur d'une seule est la faute de toute ; c'est ce qui est pratique quand on dit que tout vient d'une nature. On voit une femme tomber et toutes en sont salies. Nulle individualité ; toutes ne sont qu'une part, après tout, de cette idole que l'on révère parce qu'elle est si bien soumise qu'est « lafâme ». Ainsi, de tout temps, les hommes s'étaient rassemblés autour de cette expression magnifique et pleine de charme, qui sortaient de leur bouches comme une délicieuse incantation : « Ah, les femmes ! » . On soupirait, joyeusement, les rires se déversaient hors des gorges épaisses, l'on se tapait fraternellement dans le dos. Quel bonheur, de pouvoir ainsi se détendre en s'amusant ! Le mépris est un plaisir si bon et si généreux. Savoir qu'il existe, en ce monde, un nombre conséquent d'être inférieurs à soi, que l'on peut façonner de ses jugements, que l'on peut contrôler par sa force, que l'on peut échanger avec son voisin ; bref, pouvoir posséder une infinité de choses, et sentir qu'elles nous sont inférieures, n'est ce pas un amusement bien doux et bien heureux qui remplit aimablement le cœur de l'honnête homme ? De temps à autre, il peut faire preuve de pitié, tapoter la tête d'une de ces créatures, soutenir mollement une de ses phrases; alors, la sensation de sa générosité envers des choses qui n'en méritent pas tant l'emplit d'une valeur si juste et si parfaite ! Aucune joie n'est si grande que sentir sa domination sur d'autres êtres humains. Il n'est rien de meilleur.

 Ludmilla se sentait très mal. Elle était pourtant bien rodée à ce genre de discours. Pouvait-il en être autrement pour quelqu'un comme elle ? Les amis de son grand-père l'appelaient, sans doute ce qu'il jugeaient amical, le « garçon manqué ». Lorsqu'elle obtenait de moins bonnes notes que d'habitudes aux contrôles de mathématiques, de science, de physique, elle devinait les quelques haussement d'épaules qui en concluaient, parfois avec pitié, parfois avec un sourire, « c'est normal, c'est une fille». Son comportement était analysé, justifié, elle était une exception venue confirmer une règle, une fille bizarre, mais une fille tout de même, si l'on cherchait bien dans son comportement, l'on pourrait toujours le justifier. Si elle ne parlait pas beaucoup, c'est qu'elle était timide, car les femmes n'aiment pas par nature s'imposer. Si elle aimait la mécanique, c'est parce qu'elle avait une névrose, une maladie de l'esprit, un souvenir, qui la poussait dans un chemin où elle ne se rendait pas compte qu'elle ne pouvait pas se plaire, du fait de sa nature, bien évidemment. Si elle se laissait emporter par sa raison, c'est qu'elle était une femme, et qu'elle mettait bien trop de passion dans ce qu'elle faisait comme elles toutes. Si ses sentiments l'envahissait, c'est qu'elle était une femme, et qu'elle était bien trop sentimentale pour ne pas réagir à tout et n'importe quoi. Si elle souriait, c'est qu'elle était une femme, et que les femmes souriaient souvent du fait de leur trop-plein de sentiment. Si elle ne souriait pas, c'est qu'elle était une femme, et qu'elle devait avoir ses règles . Tout s'explique ! Satisfaits d'avoir résolu l'énigme, leurs esprits contemplaient les idées qu'ils avaient dénichées d'un sourire suffisant, et, gonflants leurs plumes avec fierté, ils comprenaient le monde.

 Ludmilla observait ces contentements de la pensées, et elle voulait leur expliquer qu'ils se trompaient. Cependant, elle voyait bien à leur poids qu'ils pesaient bien trop lourd dans le jugement, comparée à sa parole, que l'on pouvait de toute façon interpréter à l'envie. Qu'avait-elle besoin de montrer aux autres ce qu'elle savait, puisqu'ils ne la croiraient pas ? Mais il était dur d'être ainsi attaquée sur son identité. Il était dur de sentir une permanente et irrémédiable injustice que l'on n'a même pas le droit de nommer. Souvent, elle ne disait rien, mais décochait un regard vif et brûlant de colère. Si l'on se lançait dans un débat près d'elle, elle ne résistait pas longtemps au besoin d’expulser son énervement. Il était si rare de la voir dans cet état que son interlocuteur, surpris, se taisait. Mais elle n'avait jamais gagné : elle était à ces yeux une hystérique, une aveugle qui, comme les adversaires de Freud, voyaient leur indignation traduite comme une marque de refus. C'était un échec permanent.Elle n'était déterminé que par une chose ; ce chromosome qui avait décidé d'être le sien. Tout ce en quoi elle croyait était négligemment nié, tout ce qu'elle pensait, mensonge. Toute cette confiance que les hommes s'accordaient, tout ce savoir sur eux-mêmes qu'ils affirmaient, ils le lui refusaient. Je pense, donc, je suis. Je sais. Mais toi, tu ne sais pas. Tu ne penses pas vraiment, et tu n'es pas. Elle n'existait pas. Elle était une femme. Juste une femme. Pas quelqu'un.

 Et pourtant, comme elle se défendait avec virulence ! Comme elle s'énervait! Comme, les joues enflammées, la bouche grand ouverte, les sourcils froncées, elle cherchait à sortir de ses entrailles une vérité qu'elle laissait toute brûlante à l'air libre, un air qui ne l'affadissait pas, mais entretenait cette flamme ! Mais l'on regardait avec étonnement et peur cette chaleur , elle inquiétait un peu, ou elle faisait rire. Pourtant, elle ne pouvait pas se taire, elle ne pouvait pas être indifférente.

 Car l'attaque était si forte,il fallait bien se défendre. Les coups que l'on portait contre elle-même, les agressions répétées de ce qu'elle était, la façon dont on la ramenait à ce qu'elle n'était pas avec tant d'assurance, la façon dont elle était perpétuellement niée, tout cela lui faisait mal. Il y avait bien là quelque chose d'absurdement cruel, dans la façon dont  on cherchait à tout pris à la tailler d'une façon qui plaisait bien à tout le monde. Ces intérêts s'accrochaient à elle, se bousculaient pour la définir, pour la manier, aux gré de leurs envies fluctuantes. Si une rivière coule quelque part, sans gêner personne, mais que l'on a envie d'eau, on en fait toujours un barrage.

 Quelque fois, lorsqu'elle était seule, chez elle, la nuit, et qu'elle n'arrivait pas à dormir, elle se levait et s'accoudait à la fenêtre de sa chambre, après l'avoir grande ouverte. Elle donnait sur la campagne environnante. Là, elle pouvait voir la nuit qui s'étendait à perte de vue, composé dont elle distinguait peu à peu les éléments différents, des formes changeantes et mouvantes, des éclats de lumières de la lune qui éclairait au rythme des nuages des détails nouveaux. Alors, les yeux perdus dans le vague, respirant un air frais et bruyant, elle sentait une énergie incontrôlable l'envahir, quelque chose de primitif et d'énormément vivant. Ce qu'elle voyait, ce n'était plus la nuit, mais un monde entier, un monde d'alternatives gigantesques, des avenirs différents qui naissaient et s'évanouissaient au rythme de ses pensées. Elle était tout et elle n'était rien encore. Les possibles s'étendaient à perte de vue, la contingence du monde lui apparaissait, elle était libre. Tout en elle n'était plus qu'un élan vers les choix qu'elle pouvait faire, vers tout ce qu'elle pouvait accomplir, et, encore indéterminée, elle savourait le fait de ne pas les avoir encore arrêtés, et de pouvoir le faire un jour.

 Mais on lui refusait l'avenir. Ce qu'elle faisait n'était pas vrai, et elle ne pouvait réellement se plaire dans le raisonnement, la mécanique, la froideur. En vérité, elle aimait les robes à fanfreluches, les rires haut perchés, les sucreries, la douceur, l'amour. C'est juste qu'elle ne le savait pas encore. On le lui disait, on le pensait sur son passage. Et quelque chose en elle, indigné, se relevait, tentait de sortir de l'étouffement où on le maintenait. Ses protestations étaient un cri désespéré, un puissant « J'existe, pourtant ! » qu'elle aurait voulu hurler à la face du monde, tant elle sentait qu'on ne l'écoutait pas.  Entaillée de toute part, ensanglantée, torturée, son identité se battait dans un sursaut de volonté, dans une peur incontrôlable, celle de son imminente disparition. Elle ne voulait pas mourir, manquer d'air, étouffer sous les poudres lourdes, les jolies jupes qui l'empêchaient de se mouvoir, les colifichets qui s'enroulaient méchamment autour de son coup et l'étranglaient. Elle revendiquait la plus simple prétention, la volonté la plus humaine et la plus pure possible : le droit d'être .

 Ludmilla sentait qu'elle n'en pouvait plus. Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Il fallait qu'elle intervienne. Elle ne pouvait pas le laisser la rabaisser à ce point. La détruire à ce point. Non, arrête. Encaisse, laisse passer, ça va se finir, il y a bien un moment où il va arrêter ça, il ne peut pas parler indéfiniment. Elle s'était tue.

  Le pas de l'autre s'était approché. Une douleur sourde pulsant à ses oreilles, l'humiliation imprimée dans son visage,elle avait baissé les yeux sur lui . Il faisait sombre, l'on ne voyait plus grand chose, mais pourtant, elle avait distingué les traits palis de cette silhouette qu'éclairaient une lune brouillée. Cette face blanche et froide, vide, lui semblait celle d'un cadavre. Il y avait quelque chose de mort dans cette figure pétrie de certitudes fausses, d'idées de surfaces, de sourires d'une bienveillance absurde et d'une pitié toute répugnante. Il tendit la main. Elle eut un frisson, un mouvement de recul presque instinctif, devant cet amas de chair froide et crispée. Il tendait la main ! Il voulait qu'elle accepte ! Maintenant, alors qu'il lui expliquait pesamment que tout ce qu'il avait dit était mensonge, qu'il ne la laisserait pas, que le temps n'avait pas de place pour elle, parce qu'elle était elle ! Maintenant qu'il avait jeté tout son mépris dégoulinant d'une sûreté bien-pensante ! Et se serrer la main, amicalement, comme si rien ne s'était passé, comme si on n'avait pas traité quelqu'un comme une chose que l'on surplombait !

- Comment osez-vous...

 Elle s'interrompit, juste à temps. Elle avait failli laisser éclater les barrières. Par chance, l'homme n'avait rien paru remarquer, il parlait. Elle se tut.

 Or, quelque chose se brisa. Peut-être était ce don de raison incongru après l'avoir tant pris, qui mettait sa lumière au milieu de ces ombres indistinctes. Peut-être aussi ce droit qu'il y avait à défendre, qui lui rappela que le sien était bien mis à mal, puisqu'on lui retirait la possibilité d'être un individu responsable. Peut-être enfin ce dernier mot de chemin, de chemin qui lui appartenait, à elle, et à personne d'autre. Toujours est il que lorsqu'il cessa de parler, le flot la transperça, d'un seul coup, ce n'était plus possible, elle ne pouvait pas laisser faire ça.

- Je ne sais pas ce qui est le plus drôle dans tout ce que vous avez dit...C'est peut-être que vous y croyez ? Vous vous voyez vraiment comme ça ? Un bon samaritain, hein ?

 Ce visage ! Elle aurait voulu pouvoir le frapper, oh, ce n'était pas tant l'idée de faire mal, c'était plutôt ébranler cette pierre glacée et immobile, vissée sur son socle bâti depuis des millénaires, que ça se craquelle, se fissure, tombe ! Que ces yeux éberlués se teinte d'un coup d'une lumière froide qui éclairerait la scène, qui montrerait l'insulte ! Voir un un vacillement de suffisance, une hésitation de la hauteur, voire même, un frémissement de honte !

- Franchement. Si c'est le cas, c'est vraiment triste. Aider les gens. Pff ! C'est tout le contraire. Tout ce que vous faites, c'est m'insulter, monsieur. Oh, j'imagine que vous allez me dire que vous n'avez rien fait. Parce que, bien sûr, vous savez tout mieux que tout le monde. Vous n'en doutez pas une seconde, c'est tellement clair. Douter, ce n'est pas pour vous. Vous savez tout, n'est ce pas ?

 Sa voix vibrait de plus en plus, l'indignation.

- Vous me dégoûtez. Vous me traitez comme une idiote. Vous me ramenez à des images stupides. Vous vous moquez de moi. Tout ça, bien sûr, parce que je suis - oh, crime! - une femme. Et évidemment, vous en concluez une hiérarchie qui vous autorise à me traiter en inférieure, avec le sourire. Oh, c'est pratique, ça, ça vous permet de vous placer au-dessus. C'est sûr que si on a pas de marchepied, on ne peut pas regarder facilement les autres de haut. Mais vous voyez, quand on traite les gens en marchepied, ils ne vous aiment pas. Ciel ! Ils sont si peu reconnaissant vis-à-vis de votre grandeur. On se demande bien pourquoi, si elle existe, cette grandeur. Sans doute parce que vous ne la prenez qu'en écrasant les autres.

 Elle secoua la tête.

- Et vous me demandez d'accepter ça. Comme si c'était normal, ça, me dire que je suis bête, me dire que je suis irresponsable, parce que je suis une femme. C'est insultant. C'est injuste. C'est ignoble ! Oh, oui, vous ne le voyez pas. Parce que vous n'êtes pas celui qu'on discrimine, vous. Vous ne le serez jamais, ou alors, vous pourrez, vous, vous en défendre parce que personne ne vous fera douter. Mais, allez, arrêtez de mentir cinq minutes. Réfléchissez sincèrement : auriez vous agit comme cela avec un autre homme, même de mon âge ? Bien sûr que non. Il n'y a que les femmes que vous pouvez traitez comme ça, c'est vrai, ce n'est pas comme si c'était des personnes différentes, non, bien sûr, elles n'ont pas besoin d'être des gens dans votre esprit. Il vous suffit de pouvoir alimenter votre petite suffisance . Mais moi, je n'ai pas envie de l'alimenter, cette suffisance. Pas question que j'accepte. Alors vous pouvez ranger votre main, votre ego, et votre cerveaux – ah non, ce dernier n'était pas de sortie, visiblement. Et tant qu'à faire, aller vous faire foutre.

 Un pas. Puis l'autre. C'était tout ce qu'il y avait à faire, et ça serait terminé. Elle n'aurait plus à sentir tout ça. Elle ne pouvait pas, de toute façon. Toucher cette main, non, c'était dégoûtant, c'était abdiquer. Une réaction épidermique la parcourait chaque fois qu'elle y repensait, un sursaut, un refus. Cet homme était déjà perdu, fini, c'était fichu, il ne verrait rien, il était inatteignable. Là, au loin, perdu dans les brumes de son regard aveugle, ne voyant du monde qu'un reflet égaré, indifférent, il concluait. Ses rouages paresseux s'agitaient sans problème, ronronnaient d'une permanente satisfaction face à ces données inchangées que le filtre maintenait dans la bonne teinte. Il était là, posé, face à l'existence, et il était fier : il savait. Il n'y avait qu'à abandonner, elle gesticulait face à une statue.

 Sauf qu'il y avait Lucas, sauf qu'il y avait l'avenir, sauf qu'il y avait le monde. Elle n'avait pas vraiment le choix, c'était évident. Mais laisser tomber! Un espoir se réveilla, soudain. Peut-être qu'elle n'aurait pas vraiment à abandonner. Peut-être qu'elle avait une chance. Une chance de ne plus se faire insulter. De ne plus être traitée différemment. De ne plus sentir ce mépris abject. C'est pourquoi elle continua presque immédiatement :

- Ou alors, vous reconnaissez que vous m'avez méprisé sans raison, mieux, vous reconnaissez que vous avez eu tort de le faire. Bref, et je sais, c'est très difficile, mais essayez de le concevoir : vous pouvez tout simplement essayer de vous comporter comme...Vous voyez...Un être humain décent.
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Message  Le Dévoreur de temps Mar 21 Oct - 14:57

Il était rare que Stanzas perde son sang froid et il s'y efforçait encore face à cette jeune fille. Il se répétait sans cesse que ce n'était pas sa faute, qu'il était logique qu'elle réagisse ainsi. Les générations qui n'avaient pas connu la Guerre autrement que sur des films d'archives ou en simulation dans des œuvres de fiction, des jeux vidéo, en avaient fatalement une image différente de ceux qui avaient dû échapper aux balles ou les tirer. Il devait garder son calme et laisser glisser les insultes sur lui. Après tout, elle n'était pas obligée de l'apprécier lui, pour devenir une voyageuse, pour mener à bien ses recherches et participer à sa mesure à la mobilisation contre les Gardiens du Temps. Lui, savait qu'elle était honnête, courageuse, droite, sincère. Cela suffisait pour accéder à sa requête. Si elle voulait ignorer ses mises en garde et foncer sans savoir, c'était son droit. Il les avait énoncées, il n'allait pas taper sur le crâne de la jeune fille pour les faire entrer. De toute façon, elle verrait bien par elle-même, lorsqu'il les réunirait tous et leur demanderait de se présenter avant de leur expliquer ce qui les attendait dans l'Antichambre. Elle côtoierait alors d'autres guerriers et guerrières, des policiers et policières , des personnes qui avaient fait plus qu'imaginer ce qu'était se battre contre un ennemi sans concession et omniprésent, des personnes qui avaient en commun avec Ludmilla d'avoir perdu un proche, disparu sans explication, mystérieusement. C'était peut-être ça qui les séparait: lui savait comment et pourquoi Gala et Loudna avaient disparu. La raison était commune à plusieurs millions de personnes, la raison se nommait Holocauste. Ils ne partageaient pas la même peine, finalement et c'était peut-être pour cela qu'elle le haïssait

Ce que Ludmilla ignorait, c'est qu'un autre Holocause se préparait et que seuls les Voyageurs pouvaient l'empêcher. Chaque minute passée à se disputer en était une qu'ils ne consacraient pas à cette cause. Il fallait recentrer la conversation sur le voyage. Il parla d'un ton las et doux

- J'ai bien compris que vous ne m'appréciez pas et me méprisez. J'ai pris note que je vous dégoûte. Peu importe. Je vais reformuler la situation autrement et en termes clairs. Vous voulez retrouver Lucas. Je suis le seul à l'avoir entendu, et le seul voyageur capable de vous transformer en voyageuse, donc de vous permettre de le chercher sur plusieurs plans temporels. C'est votre problème central, celui qui vous a fait implorer une aide: retrouver Lucas. Le fait que je suis venu pour vous aider et non pour une ballade de santé vous échappe. Soit !


Il glissa sa main dans sa poche pour jouer nerveusement avec le briquet qui s'y trouvait. Une sorte de tic avant d'allumer une cigarette. Il faisait tourner le zippo dans sa main. Il ne faisait cela que lorsqu'il était très énervé.

- Vous avez cependant un autre problème. Un problème que nous avons tous. Celui qui me mobilise depuis plusieurs jours, voire semaines. Et tous les voyageurs que je peux mobiliser vont devoir s'unir pour y faire face. C'est pour cela que j'ai prévu de vous emmener à Targoviste avant de passer par l'Antichambre. Vous allez y retrouver Istvan  et bien d'autres que vous ne connaissez pas. Vous ferez leur connaissance et vous n'aurez plus guère à faire à moi après cela. Sauf si vous le demandez. D'autres pourront vous aider dans vos recherches, vous n'aurez plus à me supporter. Mais avant, nous allons mener un combat dans lequel certains d'entre nous vont mourir. Je vous ai prévenue. Pour cela, j'ai été insulté. Ce n'est pas grave. Je me devais de vous prévenir. On n'entraîne pas une enfant dans une guerre sans la prévenir. Car pour moi, vous êtes une enfant et cela n'a rien d'insultant. Que vous ayez passer l'âge légal de la majorité n'y change rien à mes yeux. D'ailleurs cet âge à évolué au fil du temps. Je devais vous prévenir parce qu'aux yeux d'un père, son enfant n'est jamais assez vieux pour vivre ça. Je le devais à vos parents que vous ne reverrez peut-être jamais. Vous aviez le choix, contrairement à ma fille... de rester en vie ou de préférer risquer de mourir. Je ne pouvais pas oblitérer ce choix à vos yeux. Lucas n'est pas une raison suffisante pour mourir, d'ailleurs, il ne voudrait probablement pas que vous mourriez pour le chercher. Vous pourriez attendre qu'il revienne ou vous résigner à l'avoir perdu. Comme la majorité des proches de disparus. Tous n'ont pas invoqué mon aide, et parmi ceux qui l'ont fait, tous ne l'ont pas finalement acceptée, une fois que je leur ai expliqué ce que cela impliquait. Et ce n'est pas la première fois que l'on m'insulte. C'est cependant la première fois qu'on le fait lorsque j'en suis à la "mise en garde". En général, les insultes viennent bien avant.  Ce qui vous révolte n'est donc pas que je prétende pouvoir me déplacer d'une époque à l'autre mais que je dise que ce peut être mortel... Et que vous avez le choix de ne pas le faire. Fort bien! Vous voilà plus qu'avertie. Maintenant, vous voulez y aller! Allons-y!


Et pour la seconde fois, il tendit la main dans sa direction.
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Message  Invité Ven 24 Oct - 1:28

Cinq minutes.

 C'était généralement le temps que ça durait, dans ces situations. Cinq minutes de pure animosité, cinq minutes de dégoût, cinq minutes d'indignation. Après, la colère retombait, et elle sentait un espèce de découragement tomber sur elle. L'animation disparaissait, ses bras s'abattaient le long de son corps, ses yeux s’éteignaient , ce n'était plus la peine, tout ça. Alors, c'était la culpabilité qui venait la tourmenter. C'est inutile. Pourquoi j'ai fais ça ? A quoi je m'attendais ? A rien. Elle ne s'attendait à rien. Elle avait prévu, que ça se passerait comme ça, exactement comme toutes les autres fois. Elle le savait bien, en fait. Même l'espoir ne pouvait pas masquer cette évidence. Pourquoi cela aurait-t-il changé ? Une assurance aussi vieille, aussi bien assise, elle ne pourrait pas la renverser en quelques mots, ça ne servait à rien. C'était le contraire, oui. Elle aurait mieux fait d'oublier tout, de ne pas approuver d'accord, mais simplement, d'attraper cette fichue main silencieusement, et tout se serait terminé sans problèmes. Pourquoi s'était elle laissé aller comme ça ? Pourquoi avait-t-elle cru qu'elle pouvait faire quoi que ce soit ? C'était stupide. Elle aurait dû s'habituer, dû se laisser faire, depuis tout ce temps. Tant d'autres y arrivaient. Pourquoi pas elle ? Pourquoi fallait-t-il toujours qu'elle veuille répondre ? Elle n'aurait pas dû, non. J'ai eu tort. La sentence, implacable, fit sortir un léger soupir de ses lèvres entrouvertes.

 C'était sûr, elle ne pouvait pas avoir eu raison de parler. Il suffisait d'écouter le discours de ce satané type. Affronter un peu la nature de ce qu'il avait dit, pour un homme de son importance, c'était trop difficile. La vérité blessait son cœur innocent et pur qui s'extasiait si bien de lui-même qu'il ne pouvait se passer de ce plaisir intense. Son ego se dépêchait donc de rassembler des choses abandonnées, des débris, des déchets, et il les assemblaient rapidement pour boucher les trous qui laissaient passer la lumière. Tout ça pour laisser place à sa grossière morale rafistolée qui s'empressait de rayonner de sa petite lueur crasseuse au dessus de ses actes. Alors, il s'installait dévotement en face de lui-même pour s'adorer. Les infidèles qui osaient ne pas lui vouer un culte déclenchaient son immense courroux, et il leur jetait des piques du haut de son trône d'ordures, drapé dans sa tristesse éplorée. Déjà, il expliquait à quel point il souffrait, le triste individu. Il avait bien compris que cette peste de Ludmilla osait le trouver répugnant, lui qui était si bon et si généreux. Par contre, il n'avait absolument pas compris qu'il n'avait été ni bon ni généreux.

 Ce fut sans étonnement qu'elle l'écouta développer ce chapitre larmoyant, en habituée des justifications vaseuses. En vérité, elle ne l'écoutait qu'à demi. Elle se demandait comment se rattraper. Il ne fallait pas qu'elle s'attire la défaveur de cet inconnu. Elle avait trop besoin de ce qu'il pouvait lui fournir. Comment avait-t-elle pu laisser sa fureur prendre le pas sur ses intérêts ? Bon, c'est plus la peine d'y penser. Concentre toi, Lu'. Il faut vraiment que tu fasses ce qu'il faut maintenant. Elle réfléchit. L'homme continuait de se plaindre de ce qu'elle ne voulait pas comprendre que lui, le pauvre petit chou, il l'aidait gentiment, et qu'elle ne comprenait pas comme c'était dangereux, parce qu'elle était vraiment très bête, et le grand monsieur était si gentil, et bla, bla, bla. Sans doute aurait-t-elle dû se rouler par terre en pleurant pour qu'il comprenne à quel point elle voyait le danger. Il fallait clairement quelque chose de ce genre pour qu'elle exprime sa pensée, parce que le dire, visiblement, ça ne lui suffisait pas. Mais maintenant, c'était trop tard pour ce genre de spectacle. Elle se contenta de le toiser d'un regard vide où l'on ne pouvait rien lire du tout. Elle se sentait juste découragée, incapable de s'énerver, et elle ne voyait pas quoi faire d'autre que laisser glisser toute cette fausse tristesse gluante jusqu'à ce qu'elle se tarisse.

 Et dire qu'elle aurait pu éviter ça ! Elle avait appris, pourtant. Julie lui avait expliqué. La détective n'avait pas son pareil pour soutirer des informations aux gens. Et son verdict était sans appel :

-  La majorité des mecs que tu croisera dans ta vie te prendront pour une conne. Le meilleur moyen pour qu'ils te donnent ce que tu veux, c'est de les laisser croire que oui. Les brusquer ? Ça briserait leur petit cœur, voyons !

  La jeune fille s'était levée du canapé où elles étaient affalées, avait doucement passé la main dans ses cheveux blonds, incliné la tête tout naturellement, sourit, et les yeux levés en direction d'un interlocuteur invisible, déclaré :

-  Oh, monsieur, vous êtes si intelligent ! Heureusement que vous êtes là ! Je ne sais pas comment je ferais sans vous...D'ailleurs...Vous pouvez m'aider à...Euh...Marcher ? J'ai oublié comment faire, hihi !

Elles s'étaient regardées un instant avant d'éclater de rire.

- Le principal est dans le sourire, Lu', avait conclut la blonde en se rasseyant. L'inclinaison de la tête joue pas mal aussi. J'ai remarqué qu'il y avait un angle idéal, ça a un effet monstre.

- Moui...C'est difficile, quand même.

- Difficile ? Pour toi, je veux bien le croire … Tu tiens jamais deux minutes ! C'est toujours à moi de m'y coller ! Sauf si je veux que le gars perde les pédales ! Avait-elle fait, moqueuse.

- Pfff...Mais...Je ne supporte pas d'être prise pour une imbécile comme ça, sans raison, par quelqu'un qui ne sait rien de moi.

- Bien sûr ! C'est injuste. Mais tu n'as pas besoin de leur dire, que ça l'est ! Des gens comme, ça mérite même pas de franchise. Et puis ça permet de fournir un bon petit air inoffensif particulièrement utile, quand tu veux obtenir quelque chose de quelqu'un.

- Si encore, ça le faisait, ça! Le truc c'est que ça ne marche même pas à tous les coups. Au final, ça dépend quand même de l'humeur du type. Ça dépend toujours de lui. Et puis, et si justement, tu dois pas paraître inoffensive ?Comment tu fais, dans ces cas-là ?

- Pour détruire un préjugé comme celui-là, dans pas mal de cas, il faut du temps, beaucoup de temps avant qu'on te prenne vraiment, mais vraiment au sérieux. Ça sert à rien de juste agir comme tu le fais d'habitude, le gars va se sentir tout déçu, et s'empresser de te taxer de folle. Et là, pour partir à la pêche aux infos, bon courage.

- Mais comment tu ferais, là, maintenant, si tu veux juste que le gars te traite comme...Ben...Un être humain?

- Là, tu me demande l'impossible. Enfin...Si tu me caches un peu cette poitrine...Encore que...Je sais pas comment cacher ça...

- Oh, allez, Julie... Avait fait la brune, en soupirant.

- Non, mais, sérieusement...C'est juste pas possible. Alors 'faut fait avec. On s'habitue. Si tu fais autre chose, ça foire, de toute façons. Donc, bon...C'est pas comme si on avait le choix. 

Oui, elle aurait dû y penser, elle devait le graver dans sa mémoire pour la prochaine fois qu'un incident du genre se présenterais. Elle n'avait pas le choix.

 Il parla de nouveaux du « problème ». Autrement dit, de l'affrontement. Puis provoqua un léger sourire sur ses lèvres quand il mentionna qu'elle n'aurait plus à le supporter. Ça, c'était de la bonne nouvelle. Il s'effaça quand il rappela le combat à mort. Cela, au contraire, n'était pas du genre encourageant. En fait, c'était même plutôt propice à la crainte. Mais elle avait depuis longtemps compris qu'elle ne pouvait pas , non, elle n'était pas capable de se dire qu'elle ne vivrait que ça, qu'autre chose, que le reste. Et elle avait déjà envisagé sa propre mort. C'était comme cette fois là, collée contre le bois d'un parquet inconnu, le regard dans l’entrebâillement d'une porte grinçante, le cœur tressautant beaucoup trop vite, la main serrée sur un jouet, l'esprit vide, quelque part, tout au fond d'elle-même, elle savait. Et toutes les autres fois, et maintenant aussi, elle savait. Et c'est pourquoi elle n'avait pas besoin que cet homme essaie de lui expliquer, parce que c'était quelque chose qu'elle savait déjà, quelque chose qu'elle connaissait, la respiration qui se bloque, le cœur qui hésite, et loin, très loin, tout au fond, cet espèce de cri bizarre et incrédule qui gémit quelque part, même sans avoir été prononcé. Comme une protestation.

 Mais il ne voulait pas comprendre la raison de la détermination qu'elle n'avait cessé d'aborder. Il ne voulait même pas comprendre les sens de ses propres actes à lui, et ça, c'était peut être pire. A présent, il se posait calmement, le ton bas, les yeux tristes, l'image de la victime courageuse, soutenant le poids du monde sur ses épaules, et qui se prenait en prime quelques tomates dans la figure. Il avait été insulté. Et toi, mon vieux, tu m'as fais quoi ? Des chatouilles ? Est-ce qu'il se rappelait ce qu'il avait dit, au moins ? Non, visiblement pas. Pour lui, c'est parce qu'il l'avait prévenu qu'il était insulté. Elle le considéra, sincèrement étonnée. C'était bizarre, quand même. Il croyait vraiment que quelqu'un pouvait se faire insulter pour ça ! Il ne voyait pas que tout ce dont il avait enroulé cette prévention, toutes ces fois où il l'avait répétée sur ce petit ton paternaliste qu'il affectionnait, bref, tout ce qui en débordait, c'était cela qu'elle lui reprochait ? L'avait-t-il au moins écoutée ? Était-t-il plongé dans le déni au point d'avoir effacé ses paroles de sa mémoire ? Là, c'était énorme. Jamais elle ne s'était trouvée face à un cas pareil. En même temps, jamais je n'ai vu quelqu'un qui voyage dans le temps. Pour ce qu'elle en savait, ce Dévoreur de temps pouvait bien avoir des sautes de mémoire impromptues. D'ailleurs, ça collait bien avec son nom.

 Le problème, c'est que s'il croyait véritablement qu'elle s'était acharné sur lui sans raison, elle avait toutes les chances de lui déplaire au point qu'il refuse de lui permettre le voyage dans le temps, quoiqu'il en parle . Elle se mordit la lèvre avec inquiétude. Oh, non, pas ça. Heureusement, cette infecte petite morale qu'il s'était constituée l'éloigna de cette dangereuse idée. Grand prince, il pardonnait. Parce qu'il savait, oui, il savait qu'il avait eu raison. Alors après tout, lui, le gentil et bon monsieur, il pouvait bien jeter un petit regard de commisération sur la vilaine qui l'avait cruellement et injustement agressé. Elle fût immédiatement soulagée qu'il se croie dans son bon droit. Sans doute, si elle l'avait fait vaciller, oui, maintenant qu'elle y pensait , c'était bien clair, alors il aurait réellement tenté de prouver quelque chose d'improuvable, et face à cette vérité, incapable d'y croire, il aurait plutôt pris la fuite, et elle se serait retrouvée seule dans l'orée du bois. Comme elle était chanceuse d'être tombée sur un esprit religieusement obtus !

 Cet esprit plana sans nul doute sur le reste  de la tirade du Dévoreur. Il expliquait qu'il avait le droit de la considérer comme une enfant, parce qu'il le faisait. Donc, voilà. Ça, c'est de l'argumentation. Dans le même registre, ce n'était pas insultant, parce qu'il ne trouvait pas ça insultant, et par conséquent, hein, je sais ce qui est insultant ou pas parce que, euh, je sais tout moi sale gamine, donc voilà, tu la fermes. Waouh. Je suis subjuguée par cette intelligence dans le raisonnement. Non, mais, c'est pas possible. Il a vraiment eu un doctorat ? Elle ne leva pas les yeux au ciel, cette fois. Elle se concentrait pour garder la figure la plus impassible qu'elle pouvait. Pas question de briser cette tournure engageante, aussi insultante et bête soit-elle. Et puis pour ce qu'elle en savait, ce type venait peut-être du futur, et le doctorat pouvait alors là-bas être quelque chose que l'on trouvait dans les pochettes-surprises électroniques. En tout cas... Il faudrait peut-être que j'aille dans son sens, pour que ça marche encore mieux. Oui...Même...Que je m'excuse. Oh, non ! Pas ça. Mais pourquoi devait-elle mentir comme ça, pourquoi devait-elle se laisser faire comme ça ? Parce que c'est un devoir , se rappela-t-elle. Parce que n'ai pas le choix. Elle ne bougea pas, le regard sans émotion.

 La seconde justification de l'autre fût plus étrange. Apparemment, il pouvait se permettre de la prévenir plutôt 10 fois qu'une – mais tout ceci était parfaitement respectueux, puisqu'il avait dit que c'était respectueux, hein – sous le prétexte qu'il avait une progéniture, et que les enfants restaient toujours trop jeunes aux yeux de leurs parents, sans doute même à 50 ans. Ah oui ? Et tu traites tout le monde comme ça, du coup ? Parce que sinon, je préfère te prévenir : tout le monde est issu de géniteurs sur cette terre. Mais le souvenir de cet argument en bois s'effaça derrière un premier élément qu'elle percevait enfin sous la masse. Une fille. Il avait une fille. Morte. Elle se mordit la lèvre. Par réflexe, elle l'observa avec un peu plus d'attention, cherchant les traces de tristesse sur son visage, au cas où il mentirait. Mais elle ne parvenait plus à bien voir, un nuage cachait un peu la lune. De toute façon, ses mots étaient suffisants. Ils expliquaient. S'il la traitait comme cela, c'était peut-être bien aussi parce qu'elle lui rappelait cette enfant. Ce n'était pas une justification valable, évidemment. Ça n'excusait rien, mais montrait, juste. Et puis, elle savait que ces paroles venaient au moins aussi de quelque chose de bien plus mauvais, de bien plus immonde que ça, qu'il en ait conscience ou pas. Mais, si son animosité ne s’apaisa nullement par cette déclaration discrète, il s'y ajouta une certaine dose de tristesse. Cet inconnu avait traversé des choses qu'elle n'imaginait pas, et elle ne pouvait pas demeurer entièrement indifférente à cette idée, quoiqu'elle ne puisse pas vraiment comprendre. En fait, elle espérait de toutes ses forces ne jamais comprendre quoi que ce soit de semblable, et le nom de Lucas qu'il prononça juste après la fit frissonner, et pas seulement parce qu'il continuait de refuser de voir qu'il n'était pas la seule raison de sa décision. Et puis, juste après, le Dévoreur lui balança tout de go qu'il ne valait pas la peine de mourir. Comme si lui, là, qui s'aveuglait sur ce qu'elle disait , qui s'aveuglait aussi lui-même, pouvait savoir ce qui valait la peine ou pas. Que lui proposait-il, d'ailleurs ? Oublier, accepter. Sauf que si j'avais accepté, il ne serait pas là. Si j'avais accepté, la solution ne serait pas là. Ça ne valait pas le coup, d'accepter. Cela lui paraissait si évident. Et peu importe qu'il lui faille démêler tant de choses pour le voir, il n'était pas elle, de toutes façons.

 Alors qu'il le conçoive, un peu, et qu'il cesse de la traiter comme un objet relié à ses parents qui auraient un droit de regard sur ce qu'elle allait faire de sa propre existence, un droit que lui, par glissement de nature génitrice, posséderait également. Qu'il cesse, également, de ne pas envisager une seule seconde qu'il avait tort,alors qu'il en était tout de même réduit pour se défendre à accepter de ressasser des pseudos-arguments qu'un élève de primaire n'aurait eu aucun mal à dégommer. Qu'il cesse, aussi, de ne pas la croire quand elle disait qu'elle était capable - chose tellement incroyable ? - de prendre une décision éclairée sans qu'il n'ait à l'écraser de tout son mépris et de tout son paternalisme . Qu'il cesse, encore, avec ce paternalisme, comme si ce n'était pas injurieux de traiter quelqu'un comme un enfant, un être dépendant encore d'une autorité pour réfléchir, un être incapable donc d'accomplir cet acte par soi-même, un être qui n'a pas le droit à sa propre responsabilité! Qu'il cesse, enfin, de s'énerver tranquillement, de se complaire dans sa saleté de colère sourdement entendue, dans les pauvres petites larmes de crocodile qui suintaient dans sa voix, comme si elle, Ludmilla Whayne,  avait été la méchanceté personnifiée alors que c'était lui qui, du début à la fin, l'avait injuriée avec de larges sourires !

 Calme, comme si la colère ne se réveillait pas de nouveaux sous sa peau, comme si elle ne mourrait pas d'envie de montrer au type ce qu'il était, exactement, histoire de le voir perdre sa belle assurance de je-sais-tout-et-toi-pas, elle répliqua :

– Je crois que l'on peut au moins être d'accord sur un point.

 Elle hésita une demi-seconde, pas grand chose, juste le temps de considérer cette main tendue devant elle, qui semblait la narguer comme une énième insulte. Puis, sans regarder, les yeux droits dans ceux du triste sire, elle la prit.
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Message  Le Dévoreur de temps Mar 11 Nov - 20:02

Le Dévoreur se sentit soulagé de la voir enfin se décider après les palabres et le mépris qui transparaissaient dans les propos de la jeune fille. Il n'avait pas vécu la gestion de l'éducation d'une adolescente, ayant perdu Loudna en bas âge et il ne savait pas que c'était si compliqué de parler à une enfant que se prenait déjà pour une femme alors qu'elle n'avait rien vécu en dehors du foyer familial et du lycée. Il ne savait pas ce que c'était d'être pris pour un vieux con. Pour lui, la malveillance et la méchanceté, la hargne étaient l'apanage des adultes. Il savait les adolescents excessifs et remués par leurs hormones mais il ignorait qu'ils pouvaient haïr un adulte sans le connaître. Les vibrations informelles qui émanaient de Ludmilla avaient glissé vers ça, progressivement... Simplement parce qu'il lui disait qu'elle pouvait changer d'avis, et être faible, qu'elle était vulnérable et que ce serait dangereux. Il se serait agi d'une personne adulte et d'un homme, il lui aurait épargné cette sensibilisation renforcée sur les risques du voyage. Il était issu d'une éducation qui prônait "les femmes et les enfants d'abord" et Ludmilla se situait entre les deux. Stanzas était ainsi. Un homme déraciné  et réimplanté dans une époque qui n'était pas la sienne et qui plus est, naviguant dans d'autres qu'il méconnaissait encore plus. Pourquoi aurait-il été au dessus de ce mal qui frappait chaque voyageur ? Celui du mal des époques, du décalage culturel ? Si Ludmilla était née au Moyen Âge peut-être aurait-elle remercié cet homme de la traiter avec autant d'égards quant à sa condition de femme fragile ? Il y avait le tempérament bien sur, même sous le règne des Mérovingiens, Ludmilla aurait eu ce sale carafon qui lui faisait dire "même pas peur, même pas mal, besoin de personne, je suis prête à mourir pour Lucas et pour vivre cette aventure et vous faites ch*** avec vos leçons de moral en carton", mais elle y aurait mis plus de ... compréhension. Bien sûr elle ne savait rien de l'éducation de Stanzas, issu d'une vieille famille qui véhiculait une droiture et une galanterie désuète. Mais finalement, peu importait d'être haï comme un vieux con, une incarnation du summum du machisme et de l'archaïsme des genres. Il voulait bien passer pour un cromagnon latino, avachi sur un sofa pour regarder un match de foot et en train de manger des chips en sirotant une bière  posée sur son ventre proéminent, si ce vieux con pouvait s'allonger sur un lit et dormir quelques heures avant la grande réunion.

C'est sur cette valse de clichés qu'il ferma les yeux et saisit la main de la petite. La forêt disparut instantanément et tandis que sifflaient les millions de quarks autour de leurs oreilles, il sourit en pensant que peut-être Ludmilla changerait d'avis sur lui à Targoviste, surtout quand elle croiserait Thorvald qui était quand même un archétype du machisme. Pas si sûr ! Le blond varègue avait pour lui un physique qui impressionnait les jouvencelles. Stanzas, lui, était un homme, juste un homme, pas une sorte de fils caché d'une divinité ... Et puis il était légèrement plus vieux que Thorvald . Pour la première fois, ils se sentit réellement vieux et cela aussi le fit sourire. Pendant ce temps il avait rouvert les yeux et voyait défiler les points lumineux des particules que leur déplacement moléculaire surchauffait. Il fallait ralentir. La poigne de Ludmilla le rassura : elle restait ferme, ce qui laissait supposer qu'elle n'avait pas tourné de l'oeil. Bientôt le noir de l'entonnoir à particules se colora et des paysages déformés apparurent en fond. Comme une trainée de peinture de couleurs diverses mélangées par un peintre négligeant ou avant gardiste un flou mêlé de vert et d'ocre, d'ardoise se dessina. Puis un bleu nuit. Ils se matérialisèrent de nuit dans les jardins de l'ancienne Abbaye de Targoviste. Au fond de l'enclos du verger l'aboiement de Chapka se fit entendre.

- Nous voici arrivés, Ludmilla. Je ne sais pas vous, mais moi, j'ai besoin d'une petite nuit de sommeil avant la réunion de demain matin. Rassurez-vous, personne ne vous oblige à dormir. La chambre que ma gouvernante va vous désigner est, comme toutes les autres,  dotée d'une belle bibliothèque.  

Comme pour appuyer les propos de son patron, Gertie dévalait le perron en s'essuyant les mains dans son tablier.

- Il me semblait bien que le chien avait aboyé. Professeur ... le voyage s'est bien passé ? Ohh qui est cette jolie frimousse ? S'exclama la brave femme en détaillant Ludmilla.

Vladimir fit les présentations non sans avoir lancé un clin d'oeil facétieux à sa vieille gouvernante.

- Hé bien, je vous présente Ludmilla , Dame Gertie... Ludmilla, voici la maîtresse des lieux, une amie plus qu'une gouvernante. Elle veille sur notre confort à tous entre deux voyages. Dame Gertie  de Salzbourg.  Puis il enchaina. Gertie, voudrez vous bien conduire cette jeune femme à sa chambre et lui fournir une bonne collation ainsi que tout le nécessaire pour ses ... commodités.

- Bien volontiers ... aah mais je suis heureuse... De la jeunesse et une femme ! Hormis Elymara, je me sens un peu seule au milieu de ces messieurs ...  Que diriez-vous, ma chère si, je vous donnais la chambre contigüe au petit salon bleu qui donne également sur celle du petit jeune homme ... Comment  déjà aah oui, ... Istvan ?

Stanzas soupira en levant les yeux au ciel et monta les marches du perron en compagnie des deux femmes.

- Ludmilla, on enverra quelqu'un vous chercher demain matin après le petit déjeuner et tout vous sera expliqué  au sujet de ce qui nous attend. Il y aura plusieurs voyageurs  et qui sait, certains auront peut-être des renseignements au sujet de Lucas. Mais je préfère ne pas vous bercer d'illusions, le plus souvent c'est une longue quête que de retrouver un disparu surtout sans aucun indice. Reposez-vous bien. Ce sera la dernière nuit au calme avant longtemps... Soyez la bienvenue à Targoviste Ludmilla...

Puis il se tourna vers Gertie et ajouta:

- Quand mademoiselle sera installée, vous serez gentille de m'apporter un encas au bureau. Je vais encore travailler un peu.

Il ignora le regard mêlé de réprobation et d'inquiétude de sa gouvernante et tourna dans le hall pour se diriger vers l'aile est tandis que Gertie invitait la jeune femme à monter à l'étage par un escalier double monumental.

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