13 juillet 2013
Encore une indiscrétion dans un lieu public ! Les Voyageurs étaient d'une imprudence de plus en plus manifeste ou bien était-ce le fait que leur nombre augmentant, la proportion de bavards incorrigibles croissait en proportion égale ? Ce n'était pas sans avantage lorsque leurs propos parvenaient aux oreilles d'une âme en peine, d'un esprit aventureux en quête de changement ou d’un coeur désespéré, tous cherchant des pistes pour retrouver une raison de vivre dans un monde désert et sans horizon. Le Dévoreur pouvait venir leur proposer de les aider.
Mais i l fallait être prudent ; tous ces regroupements de voyageurs qui arrivaient d'époques diverses entraînaient bien de conséquences, fâcheuses pour certaines, dangereuses pour d’autres et même franchement exécrables quand il s'agissait de fanatiques prêts à tout pour devenir les nouveaux maîtres du temps.
Le Professeur n'ouvrait pas en permanence les portes de son esprit aux pensées étrangères qui l'assaillaient quand on appelait sa présence avec suffisamment de force. Ce don, qui était apparu avec ses premières expériences de voyage transtemporel, pouvait vite devenir un fardeau insupportable, s’amplifiant au fil des jours, finissant par exclure toute pensée propre, le submergeant sous des vagues de souffrance, d’appels à l’aide, de haines et de cris de vengeance, tout le vacarme confus de la douleur humaine. Stanzas était protégé par sa volonté propre qui lui permettait de se fermer à cette télépathie envahissante. Plus encore, il pouvait gérer cette faculté de connaître la pensée des autres grâce au filtre contenu dans le récepteur mis au point par Zorvan à partir de données provenant des immenses possibilités de la science aralienne et qu'il avait adaptées au modèle humain. Le récepteur-lecteur était forcément universel, ouvert sur un espace- temps que les mystiques appelaient faute de mieux le Présent immobile et qu’aucun esprit humain n’aurait pu contenir en son entier.
Stanzas pouvait ainsi poursuivre son but méthodiquement. Découvrir et convaincre des candidats au Voyage était un moyen essentiel pour réaliser son projet mais non l'objectif premier et il avait bien d'autres recherches à mener pour parvenir au succès final. Aussi laissait-il souvent passer du temps avant de s'intéresser à tel ou tel appel que le récepteur portait à sa connaissance.
Quand ce jour-là consultant la liste des alertes enregistrées en attente, il vit que le récepteur avait capté des ondes mentales non identifiées mais comportant la référence
Zorvan et ce à plusieurs reprises, il ne vérifia pas immédiatement le rapport de localisation. Il y avait parfois des interférences. N'avait-il pas dû supprimer les données parasites provenant d'une société de design ménager qui avait eu l'idée de nommer un de ses produits, Horloge Zorvan ? Les voyageurs déjà enregistrés étaient naturellement mis dans une liste à part. C’était donc bien un non-voyageur qui avait émis la fréquence
Zorvan, mais ce pouvait aussi être une coïncidence. Le Net était rempli de pseudonymes empruntés à toutes les mythologies.
Cependant quelques jours plus tard, sur la même fréquence mentale, le receveur avait ajouté la référence
Dévoreur. Vladimir Stanzas se décida à passer le message en clair sur son portable, modèle modifié par ses soins. Les événements se passaient en1979 et le professeur se perdit un instant dans ses souvenirs .. second choc pétrolier, guerre en Afghanistan, Margaret Thatcher premier ministre, Khomeyni en Iran, Three Mile Island... lot habituel de catastrophes collectives ou personnelles, de morts illustres ou discrètes, de naissances que l’on veut toujours croire accompagnées d’au moins une pensée attendrie posée sur le petit être pour qui commence le temps qui passe. Stanzas ferma les yeux un instant. Quel âge auraient ses aimées en 79...Non, il ne fallait pas se laisser glisser sur la pente des souvenirs de ce qui n’avait pas été et travailler à ce qui pourrait être.
Poursuivant son décryptage, il obtint pour la première occurrence
Zorvan l'adresse d'un commissariat parisien . Pour les suivantes, essentiellement, celle d'un appartement du Quai des Célestins dans le 4e. Enfin, celle où était introduit le Dévoreur, renvoyait à un bar de la rue de Rivoli juste avant le Châtelet. Google Earth était d’un pratique pour visualiser des adresses.... Le Dévoreur habituellement se renseignait de façon approfondie sur un individu qui pouvait l'intéresser pour le Voyage ou présenter un danger pour ses projets. Il utilisait ses réseaux d'informateurs et aussi se déplaçait lui-même pour se faire une idée plus directe du personnage avant même de l'aborder. Mais ce soir, un petit quelque chose retint son attention. Lors de la séquence au commissariat, le receveur avait enregistré, non seulement le nom-clé
Zorvan marqué d'un grand point d'interrogation jaune, signe d'un affect particulièrement puissant, mais y avait accolé un terme dont le caractère insolite fit se creuser une ride de perplexité entre ses sourcils froncés puis naître un sourire un peu ironique au coin de ses lèvres .
Zorvan le navroZé ? Zorvan navré, navrant, névrosé, et pourquoi pas névrosant....les implications étaient plutôt critiques et bien des apprentis voyageurs les auraient approuvées. Certains, comme Démétrios l'Athénien, enfin lâché sans guide dans les couloirs du temps, plaignaient sincèrement le captif navré de n'être plus que le gardien de sa propre prison. D'autres, surtout les femmes, trouvaient souvent navrant d'être obligées de piétiner dans des lieux qui ne correspondaient pas à leurs projets et de devoir supporter selon elles, les inventions d'un persécuteur à l'esprit tordu. Quant à ceux que les épreuves malmenaient trop, qui en sortaient terrorisés et malades d'eux-mêmes, si on ne leur vidait pas la mémoire de ce contenu traumatisant, ils auraient pu déclarer Zorvan un machiavélique tourmenteur et un faiseur de fous.
Seconde surprise : dans le bar le nom du Dévoreur était attribué à Zorvan. Zorvan le Dévoreur.... Alors là, cela méritait une investigation immédiate. On pouvait craindre une manœuvre pour déstabiliser le courant des Mystiques, qui prenaient le Dévoreur pour un prophète et Zorvan pour un esprit du Mal domestiqué. Ces gens, dont il fallait certes se méfier, contre-balançaient cependant les fanatiques Illuminés attachés à la ruine de ses projets.
Il constata que l'inconnu avait pensé au Dévoreur plusieurs soirs de suite dans ce bar. Il nota l’heure de la dernière occurrence
Stanzas se leva, dépliant sa grande taille d’un mouvement décidé et une intense concentration fixa ses traits rarement apaisés. Une lueur bleue commença à sourdre de son regard tandis qu'il fermait son portable, prenait un long manteau noir qu'il enfila sans le boutonner. L’air sembla vibrer un instant autour de lui. Le professeur disparut dans ce qui ressemblait à un pli de l’espace.
Paris, 1979.
Quelques minutes plus tard, il était dans l’arrière-cour de ce petit bar indiqué par le récepteur mental. Il avait visualisé un coin sombre et vide de présence humaine et il ne surprit qu’un matou tétanisé dont le poil hérissé semblait avoir capté une part des ondes électriques accompagnant son irruption. Le professeur lui dit un mot gentil mais l’animal lui cracha au nez, indigné. Il n’était pas chat à se faire avoir par un regard pulsant.
Stanzas poussa la porte battante, vit qu’il était dans un couloir de service, passa devant les toilettes et se glissa dans le bar sans se faire remarquer. Un juke box démodé diffusait un 45 tours de Sidney Bechett. Le son était très bas et la musique joyeuse en arrière-plan, comme venue de très loin, contrastait étrangement avec l’atmosphère fatiguée de cette fin de soirée où rien n’arrivait. Ailleurs, le monde s’agitait. Des gens s’amusaient, prenaient la vie comme une fête.
Trois clients solitaires regardaient leurs bières avec l'air vague de celui qui attend en vain que son verre lui dise quelque chose. Le Dévoreur perçut d’instinct celui qu’il cherchait : un jeune homme tranquille, portant un blouson de bonne coupe, les cheveux longs, et qui pensait à un Dévoreur vide de toute réalité. Il était assis dans un coin non loin du comptoir.
Stanzas l’observa et se retint d’utiliser son récepteur. Le garçon avait un air gentil, un peu effacé et en même temps une sorte d’aura d’originalité, de finesse dans la réflexion, de rêveur dans le regard. Le Dévoreur pouvait fort bien découvrir peu à peu, au cours d'une conversation ordinaire, celui qui pensait à lui sans le connaître. Il n’avait pas envie de s’imposer tout de suite par son savoir brusquement révélé, de secouer les certitudes d’un être qui pour l’instant semblait en avoir si peu.
Pour se fondre dans l’ambiance, il commanda une bière au comptoir, tournant à demi le dos à ce garçon qui visiblement n’avait pas eu connaissance de son signalement. Le regard poli se détournait sitôt qu’il croisait le sien, pour ne pas avoir l’air de dévisager un inconnu. Garçon bien élevé, discret... il fallait se décider.. Stanzas pivota, se pencha et demanda de son ton le plus ordinaire :
-Vous vouliez me voir ?L'intérêt et la surprise animèrent aussitôt le visage du jeune homme et le professeur poursuivit tranquillement :
-On m’appelle le Dévoreur. Permettez-moi de ne pas me présenter autrement pour l’instant. Et moi je voudrais savoir pourquoi vous vous intéressez à moi. Vous a-t-on dit que je pouvais aider à sortir de certaines situations confuses, résoudre certains problèmes ? ce qui est d'ailleurs vrai assez souvent...Le Dévoreur eut un de ses sourires bienveillants qui lui venaient sitôt qu’il était en présence d’un esprit sans hostilité, sans outrecuidance, un peu en dehors de la course ordinaire, suivant son propre chemin, selon son propre rythme.
Le wurlitzer s’était tu, le silence s'établit, ourlé par les bruits étouffés venus de la ville nocturne.
Stanzas prit son verre, baissa un peu la voix et dit du même ton courtois et sans excès de jovialité:
-Puis-je m’asseoir à votre table ? ...Dites-moi... Ne vouliez-vous pas savoir qui je suis et aussi qui est Zorvan .. humm.. Zorvan le NavroZé...C’est vous qui avez inventé ce qualificatif original ?----------0----------
HRP-
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] , si vous voulez écouter la musique entendue dans le bar . le juke-box la joue très bas.