Bien après minuit
Blomp Bzziizzz Bwhooouff ! Bruits de bosons cherchant à trouver leur équilibre. Je cessai aussitôt de pianoter sur ma tablette.
Zorvan apparut. Il était toujours impeccable et hiératique, sa robe retombant en plis rituellement signifiants, ses épais cheveux toujours également répartis, toujours beau, toujours grandiose, toujours infect. La classe ! J’admirai. Pas question de paraître négligé. Je rectifiai machinalement ma croate, pris mon sourire sardonique et supérieur ( je suis libre, moi ! Zorvan est un esclave et ne peut qu’obéir!). Et puis, je n’étais peut-être pas Prêtre-guerrier d’Aralia et je ne jurais pas par l'Akshar Sacré, mais question désincarnation, j’étais aussi performant que lui. Je n’hésitais à lui marcher dedans que pour éviter de devoir déterminer lequel était entré le premier dans l’autre. Et aussi parce que j’avais vu la Mouche, le film culte, et je ne voulais pas me retrouver avec la barbichette de Zorvan.
Le Gardien m’avait quand même fait attendre toute la nuit et si je suis capable de m’occuper en mettant à jour la correspondance, j’aurais préféré travailler tranquillement dans mon bureau de Targoviste, sur les bords de la Ialomita, en tapotant ma tablette tactile. (Le patron m’a offert cette tablette quand je lui ai demandé lors de mon engagement s’il préférait que j’écrive fin avec une plume d’oie ou gras avec une plume de vautour. Avec son humour habituel, il m’a répondu de laisser les oiseaux tranquilles et de m’adapter à 2012 pour ce qui était du courrier. On est en 2013 et je ne peux plus me séparer de ce charmant objet.) Le modèle de Zorvan était très différent, une tablette neuronique, et il l’avait programmée pour que je pusse voir en clair ce que lui était capable d’interpréter juste par des ondes et des vibrations colorées. Je préfère d’ailleurs ma tablette tactile dont le nom même me fait courir des frissons dans le dos.
-Alors," demanda-il sans s’excuser de son retard." Où en sont-ils ? Des cabrioles ? Des incohérences, des atteintes aux données perturbant les prévisions directionnelles d’anticipations progressivement contrôlées ? Stanzas a-t-il encore une chance que vous ne lui riiez pas au nez en le revoyant?
Il avait l’air très sérieux. Je lui tendis sa tablette :
-Voyez vous-même. Christiana von Carter l’a fait dormir pour ne pas être dérangée. C’est on ne peut plus anodin et je dirais même délicat. Elle ne décrit même pas son pyjama. Remarquez, c’est peut-être aussi bien. J’ai fait quelques recherches au cas où . Vous voulez voir ? La mode masculine réserve des surprises !
Mais Zorvan qui lisait ses messages, soudain poussa une exclamation de colère rentrée :
-Anodin ! Mon pauvre Alceste, vous n’avez certainement pas regardé les derniers épisodes !
-Oh, j’ai oublié d’actualiser.. Et alors ?
Le gardien brandit sa tablette comme une hache à fendre le bois et je reculai un peu, bien qu’en principe, je ne courusse aucun risque définitif.
-Alors ? c’est ce que je craignais ; débordement total hors du Plan général. Hadley Fairfield est née à Chicago en 1898 ; elle n’est même pas passée par l’Antichambre. Que vient faire l’allusion à ce charmant village de la Drôme entre Valence et Montélimar, où elle aurait vécu des aventures en 40-42 ? Aucune justification, pas plus que pour le guitariste quadragénaire de l’épisode précédent d’ailleurs. Et cette assertion que le Dévoreur dort dans des draps plutôt que roulé dans une peau d’ours ? La seule information légale est que le Dévoreur affectionne les Portes cochères pour son repos.
Zorvan pointa un doigt vengeur vers moi.
-En plus, vous êtes mis en cause personnellement, je cite : "...et encore une pensée pour monsieur le secrétaire alors que les draps voltigeaient en tout sens. " Hadley Fairchild pense à vous en voyant les draps du prétendu Stanzas voltiger !!! Je vous laisse imaginer ce que l’innocent citoyen pourrait comprendre à toutes ces références non référencées, à ces errances allusives, à ces images baroques. Vous saviez, vous, que Stanzas se sert d'une brosse à cheveux ? Et ensuite, cette séance de chanson subliminale, cachant vraisemblablement des enchaînements lacaniens « L'inconscient est structuré comme un langage ». Un moulin dans le subconscient du Dévoreur !
Evidemment tout cela ne touche pas vraiment le Professeur mais les échos de ces manoeuvres pourraient perturber définitivement l’équilibre de l’Antichambre, lequel est réglé sur les harmoniques de .. bah, vous ne comprendriez pas.
Il me montra les dents dans un de ces ricanements dont il avait le secret et me lança :
-Vous êtes mou comme vos crêpes. Tout ce qui se passe ici est de votre faute et dissimule une tentative de déstabilisation de l’ordre établi, de détournements des règlements et autorisations, le tout à des fins personnelles plus ou moins évidentes. J’y vois une contestation des Autorités sous le fallacieux prétexte de détendre l’atmosphère. Peut-être même les prémisses d’une rébellion organisée.
Je l’arrêtais aussitôt :
-Prémisses ? Vous êtes sûr ? Ce n’est pas plutôt prémices qui conviendrait ici ?
Là, j’avoue que je fus assez content de moi. Zorvan resta un instant sans voix et me regarda sous le nez :
-Comment savez-vous que j’ai dit prémisses et non prémices ?
-Croyez vous être le seul à lire les pensées ? Vous m’êtes transparent, cher Zorvan. Et vous devriez être content de voir que le Système peut être infléchi, le Dévoreur mis à nu, euh,enfin, je veux dire, réactualisé, interprété. De toutes façons, j’ai des pyjamas de secours.
J’ajoutais, sincèrement convaincu :
-En plus, tout cela est très révélateur des personnalités de nos futurs voyageurs et ne peut que vous aider dans votre travail.
-Ils devraient être dans la Galerie des Illusions ! Un mystère doit y être résolu ! se plaignit le Gardien.
J’y allai de mon sourire supérieur.
-Ne pleurez pas, Ô grand Zorvan. Je vais aller voir où ils en sont et je vous laisse à vos responsabilités.
J’avais tactilé ma tablette et lu que l’Office du tourisme de Mirmande proposait des week-ends de rêve. C’était tentant. Et sur ce, je disparus avec l’aisance que me conférait mon état ectoplasmique.