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Message  Zorvan Jeu 13 Déc - 22:41

Le Dévoreur s'était éloigné sans précipitation mais avec détermination. Quel autre choix lui laissait le manque de réaction d'Aurore ? Il n'avait pas été aisé de se résoudre à lui ouvrir les yeux et la jeune novice lui rappelait par certains points une certaine princesse chinoise, elle aussi amoureuse d'un frère mais qui n'en était pas un, ce qui simplifiait les choses. Fragile, victime de la cruauté des adultes, de ceux qui avaient le pouvoir. Les deux jeunes femmes avaient des points en commun qui pouvaient inciter le Voyageur à les ménager l'une et l'autre. Pourtant, voir une âme vaciller au bord du gouffre ne lui laissait que peu de marge de manoeuvre. La fermeté pouvait produire un électrochoc ou lui faire perdre le sujet à jamais. Il n'avait pourtant énoncé que des vérités mais dans l'instant où il les formulait, il avait conscience de l'impact terrible qu'elles pouvaient avoir sur la jeune femme et du fait qu'il pouvait lui apparaître odieux. Les circonstances ne lui laissaient pourtant pas toujours le choix d'être un plaisant compagnon de voyage. Alors qu'il s'éloignait après avoir dit au revoir à Aurore à sa façon, il savait qu'il pouvait se l'être aliéné à jamais ou au contraire avoir provoqué un déclic. C'était quitte ou double, comme souvent avec les voyageurs.

Pourtant, après avoir tourné au coin de la rue, il ne continua pas son chemin et se cacha sous une porte cochère, encore une. Elle ne pouvait le voir retranché dans l'ombre de la voûte mais il pouvait la voir, près du banc , fixer le sol et batailler avec son châle soulevé par le vent. Il eut un faible sourire en voyant la petite silhouette ballotée par l'existence. Il la vit s'effondrer en larmes sur le banc et se retint de revenir sur ses pas trop tôt. Il vit aussi l'indifférence générale des humains qui passaient leur chemin sans se préoccuper d'une enfant secouée de sanglots. Il pinça les lèvres et serra les poings, un geste qu'il avait si souvent esquissé... Et enfin, il la vit se baisser et ramasser la cape à ses pieds, s'en couvrir. Il sourit.

Elle releva la tête et prit son châle déposé par la brise sur le banc, comme un oiseau blanc, et s'en couvrit. Il sentit le regard scrutateur qui lui sembla s'attarder dans la direction où il avait disparu et perçut une tension de ce corps transi vers le salut qu'elle avait laissé filer. Un pas en avant, il hésitait encore à sortir de l'ombre. Il s'y décida finalement et glissa, silhouette sombre, le long des murs, remontant le trottoir qu'il venait de parcourir, en sens inverse. Il la vit se lever alors qu'elle ne l'avait encore pas vu revenir et il sut qu'elle l'appelait, sans même avoir entendu le début de sa phrase mais le mot "souvenirs" s'envola, porté par le vent capricieux et parvint à ses oreilles suivi d'un merci à peine murmuré. Il fut devant elle et vit le changement sur son visage. Un visage sur lequel les larmes avaient laissé des sillons nacrés. La tentation de la serrer dans ses bras était grande mais il se planta devant elle et pencha la tête en murmurant à son tour.

- Prête pour le grand voyage jusqu'au Champ des Oublis alors ? Donnez moi la main et ne la lâchez pas. Quoi que vous entendiez, quoi que vous voyiez, ne regardez jamais en arrière et surtout en arrivant devant la porte de l'Antichambre. Zorvan vous y attend. Ecoutez attentivement ce qu'il vous dira, posez lui les questions qui vous brûleront les lèvres. Il est là pour vous éprouver et ne vous épargnera pas mais il n'aura aucune malignité dans son attitude envers vous. Il n'est cruel qu'envers ceux qui le sont et se montre en général plus conciliant envers les âmes sans vices majeur. Il vous révélera à vous même telle que vous êtes et telle que vous ne vous êtes jamais vue, sans doute.

Ayant exprimé ses conseils, le Dévoreur regarda à son tour de tous côtés et attendit le moment propice pour saisir la main de la jeune femme.

- Couvrez-vous bien surtout, le vide temporel est réellement glaçant.

Lorsqu'il effleura la main fine et blanche d'Aurore, le parc se déroba à leurs yeux et une lumière aveuglante siffla et les absorba, les projetant dans un couloir qui semblait sans fin et à l'intérieur duquel rugissaient les sursauts de l'Histoire , défilaient les images de lieux et les cris des vies qui avaient jalonné les époques. Il tenta de lui dire ce qu'il avait oublié d'ajouter mais sa voix fut absorbée par la vitesse et se déforma en un fantasmatique rugissement "Feeeermez- les yeeuuux siii vous vouuuleeez". Il resserra sa grande main autour des doigts glacés comme pour la rassurer. Quelques infimes particules de temps après, mais qui pouvaient aussi paraître des siècles, les myriades de points lumineux qui glissaient sur le visage d'Aurore ralentirent et disparurent subitement. Ils heurtèrent la porte dans un brut mat et visqueux que le Dévoreur commençait à connaître.

- Ne regardez surtout pas en arrière ni en bas ! Ordonna-t-il sur un ton impérieux.

Sa chevelure blanche et son visage éclairés par l'incandescence de la porte, il se tourna vers elle et sourit en lui adressant un regard bienveillant.

- Je vous laisse ici. Zorvan est juste derrière cette sorte de mur opaque et mou. Fiez vous à lui malgré les réticences qu'il ne manquera pas de faire naître en vous. Si vous êtes honnêtes, vous n'avez rien à redouter de lui.

Puis, alors qu'il poussait Aurore à travers l'élastique matrice, il s'évanouit dans le vide, formant pour tout résidu un point lumineux.

***********

Les clochettes ! Encore les clochettes! Zorvan se hâtait vers la grande porte du corridor pour accueillir la nouvelle candidate. Il lui avait suffi, dès le tintement de lire dans l'esprit du Dévoreur pour voir l'image d'Aurore et le fil de sa vie s'inscrire dans sa mémoire. Il avait refermé le registre et inspiré un grand coup pour faire le vide et faire taire toutes les autres affluences qui l'effleuraient. Il avait imposé le silence au Grec et à ses rêves d'aventures, à la petite Von Carter qui voulait retrouver son faux frère, elle. Il avait d'ailleurs souri brièvement des caprices du Destin en confrontant les situations. Rien n'était jamais simple. Jamais, dans le cours des vies! Silence ! Le visage était celui d'une madone, pur et sans irrégularité. Une icône de pureté. il avait failli en ricaner et nier ce qui le troublait dans le constat. Voilà que le scientifique en voyage lui envoyait son opposé. Opposé ? Comme c'était facile de prendre ce raccourci. C'était occulter combien lui aussi avait été pur lorsqu'il avait embrassé la cause des prêtres guerriers de son peuple. Bien loin tout cela. Entre temps son âme avait eu le temps de noircir au feu des massacres et des combats, et surtout au joug de l'injustice. Zorvan en avait une vague conscience: il n'avait pas toujours été si cynique et cela le gênait beaucoup d'entrevoir qu'il avait pu être pétri de sentiments nobles. Pourquoi fallait-il que ces impressions affluent alors qu'il était toujours prisonnier de cette Antichambre, véritable catalyse de son esprit torturé ? Il est trop tôt pour te rappeler que tu étais quelqu'un de recommandable. Tu vas sombrer dans la folie si tu poursuis ton exploration intérieure dans cette direction. Il verrouilla tout et se souvint simplement de l'injustice qui le rivait en ce lieu et cela suffit à faire renaître cette bouffée d'amertume délirante qui ne le quittait guère.

Lorsqu'il arriva devant la porte, il devina, se dessinant derrière sa surface mouvante, la silhouette de la jeune femme et plongea son bras à travers le rideau fluctuant pour saisir celui d'Aurore. Il la fit passer à travers la porte membraneuse et l'attira fermement dans le couloir. Beau brin de fille mais vêtue de couleurs trop claires à son goût. Cet angélisme! Alors qu'elle avait voulu trucider son père. Intéressant ! L'habit ne faisait vraiment pas le moine. La vierge patricide ! Ainsi pourrait-elle s'inscrire dans le cours de l'Histoire, si Monsieur le Comte n'avait eu l'idée de changer d'air. Aaaah celui-là, il ne l'avait pas raté ! Il lui avait montré sans ménagement aucun toute la vacuité de sa vie de débauche et d'égoïsme. Le malheureux en était ressorti plus mort que vif mais pas tout à fait achevé. Pas tout à fait sain d'esprit non plus. Le Dévoreur avait à peine tiqué à la livraison suivante en apprenant le sort du malheureux. En revanche, Zorvan n'avait pas besoin qu'il lui explique que la fille avait droit à un tout autre traitement. Il fallait tout de même l'endurcir un peu, tester ses facultés d'adaptation et surtout sa résistance aux vicissitudes des voyages mais sans cruauté. A la bien contempler, le Gardien n'avait aucune envie de la malmener mais il fallait s'y résoudre pour la préparer un minimum à survivre à tout ce qu'elle affronterait.

- Mademoiselle Joinville ! Quelle curieuse idée que de vouloir revivre vos souvenirs! Une enfance chez les bonnes soeurs ? Qu'est ce que cela peut avoir de captivant ? Ne préférez-vous pas aller en Aparadoxis, avec un peu de chance votre frère y serait seulement votre cousin ? Ou alors revivre vos rêves d'amoureuse enfiévrée dans Blue Hospel ?

C'était plus fort que lui, il fallait toujours que sa langue devienne aussi acérée que celle d'une harpie et que les mots frappent où cela faisait mal, mais c'était aussi pour cela qu'il était un excellent Gardien et que l'Antichambre l'avait gardé bien plus longtemps que ses confrères, mais cela, il l'ignorait. S'il avait su qu'en devenant un ours guimauve, il deviendrait tout à fait inopérant pour les desseins qu'on lui avait assigné et qu'il serait sans délai expulsé, il aurait pris un air mièvre et aurait bercé et pomponné les apprentis voyageurs. Seulement, voilà, il l'ignorait. Il savait juste que son rôle était de tester l'endurance des intrépides du voyage temporel et on lui avait laissé entendre que cela paraissait une heureuse alternative à la mort qui l'attendait au bout de son errance intersidérale dans sa capsule en panne de carburant. De son arrivée accidentelle sur Terre, du crash, des étranges personnages qui étaient venus extraire son corps inconscient de l'habitacle pour l'enfermer dans un autre caisson cryogène, il n'avait aucun souvenir. Il s'était réveillé dans l'Antichambre et avait vite mesuré que quelques paramètres vitaux avaient changé pour lui. Plus de besoins basiques, seulement les envies de les satisfaire les premiers temps. Et puis, à force, même l'envie avait disparu. Il avait, dans le même temps, compris qu'il était prisonnier pour un temps indéfini, de ce lieu dont il apprit en déchiffrant les registres, qu'il se nommait l'Antichambre.

L'Antichambre de quoi ? De la mort ? Du passé ? Du futur ? D'une autre vie ? Et les candidats au voyage s'étaient succédés durant un temps qui lui avait paru infiniment long. Au départ, il les balançait un peu au hasard dans l'une des trois pièces qu'il avait un peu explorées puis Stanzas était arrivé comme une bombe non prévue dans son planning et lui avait débité ses élucubrations sur sa machine à voyager dans le temps et sa théorie sur l'ordonnancement des voyages dans l'espace temps et ses paradoxes. L'homme avait de grandes théories selon lesquelles il fallait réglementer tout cela, et l'orienter vers un usage plus juste et moins fantaisiste. Pour le punir, Zorvan lui en avait foutu, de la fantaisie, et double dose encore. Puis finalement, alors que Zorvan se plaignait de la qualité de ses "apprentis", celui qui allait se faire appeler le Dévoreur de Temps, lui fit miroiter qu'avec son système on pouvait choisir qui envoyer vers l'Antichambre et qu'il ne lui enverrait que des gens distrayants, passionnés, frappés par un destin tragique. Que cela ne manquerait pas d'être plus divertissant que "ses" voyageurs accidentels qui échouaient là sans savoir pourquoi ni comment.

Mais les portes luminescentes des trois mondes qui s'offraient au voyageur rappelèrent Zorvan au présent du couloir. Il traîna Aurore par la main, jusque devant la porte du Champ des Oublis et la poussa à travers avant de l'y suivre. Aussitôt, les souvenirs défilèrent à l'envers depuis le Dévoreur et le Parc, en direction de son enfance. Tout se débobina très vite sous l'effet de la main zorvanesque pour ralentir vers les neuf ans de la petite Aurore. L'âge de la communion solennelle. Il y avait une rangée de filles en aube blanche et en voile d'organdi, agenouillées, priant. L'Aurore femme assistait à ce spectacle comme devant un écran de cinéma. Les communiantes se relevaient, se signaient avant de rejoindre leurs parents, ou tuteurs, venus pour l'occasion les féliciter avec plus ou moins de chaleur. La petite Aurore, elle restait plantée dans la travée centrale de la nef, se balançant d'un pied sur l'autre comme une pénitente, seule, totalement seule. Le plan rapproché durait un bon moment avant que l'on voit une soeur traverser le champ pour venir prendre la petite par les épaules et la mener s'asseoir sur le banc des religieuses.

- On peut dire que ce n'est pas la famille qui vous encombrait aux moments importants, ma petite. Au fait, je manque à tous mes devoirs. Je suis Zorvan, votre hôte pour un long moment. Croassa Zorvan en exécutant une courbette avec une mine faussement obséquieuse. Il se redressa presque aussitôt en rejetant en arrière ses longs cheveux corbeau. Bienvenue dans le Champ des Oublis !Quels autres souvenirs souhaiterait revoir la demoiselle ? A moins qu'elle souhaite approfondir celui-là ?

La plume : son rôle dans vos voyages
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Message  Invité Dim 16 Déc - 14:54

Et soudain il était là devant elle, lui donnant les consignes pour effectuer le voyage qu'elle s'était mise à vouloir de toutes ses forces tout en le redoutant affreusement. Elle savait qu'il s'agissait d'un voyage sans retour, sans destination. Même si un jour elle revenait, revoyait à nouveau Paris, tout serait différent. Qu'adviendra t-il d'elle maintenant ? Sera t-elle ballotée dans la dimension temporelle, tel un cosmonaute n'ayant pied nulle part et ne pouvant que se laisser porter par les caprices du temps. Passera t-elle seulement la première étape, ce transfert, qui a coûté la vie à tant d'autres voyageurs ?

Elle se sentait si fragile, si petite, face à cet infini. Si seule aussi. Orpheline depuis sa naissance, elle connaissait la solitude, celle de ne pas avoir connu la tendresse maternelle, les jeux avec les autres enfants. Mais la vraie solitude, celle qui vous laisse sans personne à qui parler, sans personne à qui se confier, là, maintenant elle commençait à la comprendre. Elle pensa à Soeur Madeleine qui avait toujours été là pour elle. Chaque souvenir qui lui revenait en mémoire était rattachée à cette femme incomparable qui lui avait donné tout l'amour de son coeur, sans rien attendre en retour, seulement heureuse de pouvoir être là pour cette enfant qui n'avait plus personne.

Elle agrippait des deux mains son châle, son seul rempart, son réconfort, se blottissant dans sa chaleur, se calfeutrant de tous les dangers qui l'attendaient. Lorsque le dévoreur lui effleura la main, elle ressentit une souffrance dans tout son corps, comme si elle était déchirée de part en part. Et puis une lumière aveuglante, des cris, et un froid glacial qui gerça instantanément ses lèvres et irrita sa peau.

Elle resserra ses doigts sur ceux du dévoreur, attrapant fermement la source de vie, le salut et le seul chemin qu'elle connaissait pour sortir de cet enfer qui n'en finissait pas. Elle avait fermé les yeux bien avant qu'il ne le lui propose, ses joues la brûlaient, elle avait l'impression d'être entrée dans le purgatoire, que son âme lui était arrachée, que son coeur était passé au laminoir pour en extraire toute la sève qui irriguait ses veines. Glacée jusqu'au sang, ballottée par le temps, suivant aveuglément celui qui était devenu son guide, elle était vide de pensées, un corps en transit, congelé, attendant son heure pour se réveiller dans un autre temps, une autre dimension.

De loin, très loin, elle entendait la voix du dévoreur déformée qui lui intimait de ne pas lâcher prise, de ne pas se retourner. C'était la seule chose qu'elle se contraignait à faire, garder sa main attachée dans celle du dévoreur, ses pas dans ses traces, sa vie en dépendait. L'arrivée la propulsa contre la porte, dans un bruit mat, deux poids projetés trop vite contre un obstacle mou pourtant. Leurs mains se délièrent, seul un sourire sur le visage du dévoreur lui donna la force de se redresser et de ne pas chercher à tout pris à reprendre la main du tuteur qui l'avait fait avancer depuis le banc dans le parc jusqu'à cette porte, le seuil de son destin.

Encore retournée par ce trajet éprouvant et leur arrivée fracassante, il dut la pousser pour qu'elle franchisse de force la porte d'où elle se sentit happée par deux mains fermes. Elle se retrouva dans un couloir, tirée, entrainée malgré elle jusqu'à une salle dont elle n'eut pas le temps de discerner les contours. Dès qu'elle posa le pied dans le champ des oublis, ses souvenirs se mirent à défiler à l'envers depuis le banc où elle était il y a une éternité lui sembla t-il, jusqu'à un souvenir bien précis de son enfance, la première fois où le manque cruel de sa mère s'était fait sentir dans son coeur.

Elle était là, ses doigts transis, serrant toujours son châle contre elle, se regardant dans le miroir des âges. Cette petite fille solitaire, ne sachant comment se comporter, n'ayant aucune personne sur qui fixer son attention, aucun sourire qui venait la rassurer, cette petite fille c'était elle, qui dans son coeur souffrait sans le dire à personne. Elle se dandinait d'un pied sur l'autre, sous le feu des projecteurs mais avec aucun spectateur pour la regarder. Les yeux de l'assistance était portés sur les autres petites filles, qui répondaient par un sourire, un geste de la main. Elle, ses mains elle ne savait qu'en faire. Soeur Madeleine la sauva encore une fois en la sortant de son embarras, en la poussant délicatement vers le banc des soeurs, avec les adultes, celles qui avaient choisi la solitude pour se consacrer à dieu.

Mais elle, elle n'avait rien choisi du tout, tout lui avait été imposé, sa voie avait été tracée avant sa naissance et jusqu'à maintenant. Elle ressentit une telle tristesse en contemplant ce qu'elle était, ce qu'elle a toujours été, une âme en peine, déjà errante, cherchant son chemin et ne trouvant que le désert et des mirages pour lui faire croire que tout allait bien. Dans ses pensées les phrases sarcastiques de Zorvan passaient en boucle "Une enfance chez les bonnes soeurs, qu'est ce que cela peut avoir de captivant". Rien, la réponse était rien. Le néant, le vide de sa vie qu'elle avait cherchée à remplir en y introduisant dieu, un pis aller, le moyen de survivre à un non sens, la raison de son existence. Car deux questions se posaient, pourquoi était elle née ? Et si elle était morte à la naissance, qui l'aurait pleuré ? A ces deux questions, deux réponses navrantes de constatation. Pour rien et personne.

Alors elle détacha ses yeux de cette image qui lui faisait mal et elle tourna les yeux vers Zorvan, le grand Zorvan, celui qui savait tout, et elle lui demanda le regard encore chargé de toute la tristesse qu'elle avait recueillie.

- Puisque vous aimez voir la souffrance dans mes yeux, guidez moi vers ce jour où j'ai failli mourir. Accompagnez moi dans cet arbre où j'étais montée ignorante du danger, suivez moi dans cette descente fulgurante qui m'a conduit jusqu'au sol, écoutez mes pleurs, et laissez moi seule dans cette chambre d'hôpital, la jambe cassée et le coeur en miettes. Et après après seulement, vous pourrez rire de moi. Et puis si vous trouvez un souvenir encore plus triste, alors n'hésitez pas, envoyez le moi et gargarisez vous de la souffrance que vous provoquez.
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Message  Zorvan Ven 28 Déc - 16:33

Zorvan avait pensé que la scène de la communion solennelle serait apte d'abord à ne pas effrayer la timide novice. Aurore serait replongée dans un décor parlant à son esprit religieux, un lieu fait d'ombres paisibles et de lumières discrètes, parcourus d'échos assourdis, de prières chuchotées, de chants suaves soutenus par la gravité majestueuse de l'orgue. Entre les chœurs des anges et la voix de Dieu le Père, la solitude devenait recueillement et l'abandon était non plus celui du rejet, mais celui de l'enfant se confiant aux bras paternels. Le mysticisme de Zorvan n'avait que de très lointains rapports avec celui des hommes. Un point commun en était cependant la recherche d'une transcendance permettant d'échapper au temps. Tout vécu est si étroit comparé aux aspirations de l'esprit, quelle que soit son envergure. Celui du Gardien, même réduit par sa condition, était sans commune mesure avec celui des hommes mais il avait partagé cette recherche de l'absolu. Certes, les moyens de l'approcher prônés par les religions humaines lui apparaissaient souvent misérables, voire ridicules, mais il restait sensible au désir d'infini que ces moyens, pourtantt si médiocres, cherchaient à satisfaire et il se sentait touché par la beauté que l'art leur conférait à l'occasion.
Il avait donc arrêté le passé sur un moment-clé de la vie d'une jeune chrétienne en cette fin du dix-neuvième siècle européen. Aurore serait mise en confiance par les grâces saint-sulpiciennes de ces fillettes en voiles vaporeux et robes virginales, déambulant gravement dans la pénombre des voûtes et la lumières des cierges. Elle pourrait alors partir à la recherche de son plus lointain souvenir d'enfance,celui qui lui semblait devoir éclairer le mystère de ses origines. Car c'était bien pour cela qu'elle avait choisi le Champ des Oublis. Selon la pensée transmise par le contact avec l'esprit du Dévoreur lui jetant sa nouvelle proie à travers la porte de l'Antichambre, elle voulait" revivre le premier souvenir d'enfant et chercher à remonter le temps pour retrouver les souvenirs enfouis".
Même un peu moins limité que les autres humains, le Dévoreur n'était qu'un homme et Zorvan se plaisait à déceler ses faiblesses, façon commode de se venger de celui qui l'avait coincé ici à son service. Par exemple, le grand voyageur aurait certainement protesté au mot "proie" . Il aurait dit d'une voix pénétrée et en lui jetant un regard d'émouvant reproche, qu'il ne forçait personne, qu'il sauvait des êtres en perdition, qu'il leur offrait une autre vie, des autres vies. Taratata ! A d'autres. C'était donnant donnant et Zorvan grinçait des dents devant ces accès de scrupules de bonne sœur qui saisissaient parfois l'homme sombre. Stanzas ne manquait pas d'audace de lui recommander de la douceur avec une donzelle qui envisageait de se venger de son géniteur pour avoir abandonné sa mère et commis le crime d'être le père d'un joli garçon, lequel joli garçon avait ému sa pureté de novice au premier regard échangé. C'était bien honorer Sainte- Nitouche ! Trois ans de baisers volés entre l'infirmerie et les enfants malades, et en principe sous le regard de Dieu ! Le petit médecin était bien peu entreprenant ou la petite bien maligne pour que son amoureux passionné s'arrête là. Le baiser devait être catalogué péché véniel et mis en confession sous l'étiquette :" Mon père, je m'accuse, moi novice, d'avoir eu des gestes manquant de retenue.". Et hop, un pater et trois ave pour pénitence et l'absolution à la pauvrette au regard si pur. Le brave confesseur penserait que l'innocente s'accusait sans doute d'avoir bâillé à vêpres ou tiré la queue du chat pour s'amuser et qu'il ne fallait pas poser de questions pour ne pas lui donner l'idée qu'il pouvait y avoir pis.. Zorvan eut son sourire sardonique des mauvais moments. Il se demanda même et en ricanant intérieurement, jusqu'à quel point l'écornifleur avait écorniflé la pureté candide de la timide Aurore.
Mais elle le fixait de ses yeux clairs et il se dit qu'il était peut-être mal placé pour juger de la vertu des autres. Les humains avaient parfois des comportements bien déroutants.
Avec la Communion solennelle, il avait compté justement faire découvrir à Aurore le chemin qui l'avait conduite à devenir novice et à lui faire prendre conscience de la contradiction entre sa foi, fondée sur le pardon et l'amour universel, et son désir de vengeance et de punition, par elle-même infligée à un individu, certes méprisable et odieux, mais son père par ailleurs. Cette si douce et timide Aurore avait-elle au fond d'elle-même une vocation de moine inquisiteur et trouvait-elle hautement évangélique derefuser le pardon à l'auteur de ses malheurs, finalement fruits de la divine volonté ? Pensait-elle très chrétien d'appliquer la loi du Talion pour la plus grande gloire du Dieu d'amour ? Un petit bûcher pour Monsieur le Comte ? Ou bien un petit égorgement , une pieuse décapitation, effectuée sans faiblir par une Judith outragée par le vil Holopherne ?
Elle lui demanda avec ses grands yeux implorants "Guidez-moi vers ce jour". Mais il était un Gardien d'antichambre, et non un directeur de conscience ! il ne guidait pas ! il éprouvait, il testait et observait. Le Dévoreur n'avait sans doute pas voulu effrayer la petite en lui disant que lui, Zorvan, n'avait pas la possibilité d'intervenir. Après avoir ouvert la porte, une des trois auxquelles il avait accès, il n'était plus que la machine à restituer les images mises en mémoire ou oubliées par les candidats. Cela lui rappela les autres portes qui lui demeuraient fermées et il pinça les lèvres de dépit irrité. Un jour, il trouverait le moyen de vaincre les secrets de l'Antichambre, tous les secrets de l'Antichambre . Et il leur filerait entre les doigts, entre leurs plans parallèles et leurs fantasmagories et il leur jetterait cette robe noire et retrouverait son armure de Prêtre-Guerrier. Car il se souvenait de mieux en mieux de ce qu'il avait été. Il saurait recréer cette cuirasse d'énergie mentale qui lui apparaissait parfois, lumineuse comme celle des archanges et des dieux redoutés des humains. Un souvenir de plus ou un fantasme ? Il se doutait que ses visions étaient influencées par toutes celles que lui apportaient les spécimens qu'il avait accueillis pendant tout ce temps passé dans l'antichambre. Par exemple, celle de ce Zorvan cuirassé de lumière était peut-être née sous l'influence de ce satané Grec, béant d'admiration devant le roi blond apparu récemment en Aparadoxis et salué par des cris extasiés "Saint Michel ! Le prince des milices célestes!". A la recherche de son passé volé, le Gardien se méfiait de ces analogies trompeuses qui avaient cependant l'intérêt de déclencher parfois en lui une image inédite qui réveillait un coin endormi de sa mémoire.

Mais il lui fallait obéir au Dévoreur et par ailleurs, il voyait bien que la pauvre créature n'avait guère de défenses physiques et semblait n'avoir jamais eu l'occasion de penser par elle-même. Il ferait en sorte de la ménager. D'ailleurs ses contradictions la rendaient intéressante. Le passage par le Champ des Oublis allait permettre de secouer tout le non-dit, et même non-pensé, qui devait peser lourd dans le tréfonds de cette âme. Après tout, c'était son rôle à lui de révéler les ressources de ses cobayes au cher professeur Stanzas et accessoirement à eux-mêmes. Evidemment, Stanzas aurait tiqué aussi sur le mot cobaye. Il aurait préféré "voyageurs en chemin" ou "candidats au voyage" ; pouah, tous des hypocrites ayant peur des mots autant que des faits. Pas étonnant que lui, Zorvan le reclus, se sentît l'âme amère et l'esprit empli du venin des cyniques . Mais au moins si ce venin fait mal, il a un effet décapant et il fallait décaper les candidats pour voir s'ils étaient dignes de servir les grands projets du grand professeur Stanzas.
Un peu calmé par cet accès de révolte rageuse, Zorvan posa un regard presque bienveillant sur la jeune personne candidate au décapage. Elle n'était pas son type, bien que fort jolie. Mais il préférait, du moins en ce moment, les femmes longues et souveraines dans leur maintien, avec quelque chose de félin dans les ondoiements de leurs formes...Des images lui venaient, lionne saisie à la nuque par la mâchoire puissante d'un lion majestueux, tigresse alanguie au regard pailleté de sombres et mystérieux désirs, panthère noire aux griffes prometteuses....Hum, il avait vraiment besoin de se détendre ! Il faudrait en parler au Dévoreur qui lui organiserait bien un petit dérivatif s'il était satisfait de ses prestations.
Pour l'amadouer, il allait lui concocter une Aurore capable de résister aux assauts et aux vertiges du Temps. Mais c'était à elle de réagir et voilà - contre-temps! - qu'elle ne voulait pas de la Communion Solennelle, un si bon point de départ !
Très bien, ne brusquons pas la petite. Il la lui ressortirait plus tard, cette scène, d'autant que l'orgue y jouait la sublime Passacaille et Fugue, de ce Jean-Sébastien Bach qu'il aurait bien apprécié de voir un jour débarquer dans l'Antichambre. La Passacaille l'aiderait à passer le temps et à se sentir indulgent pour des religions qui avaient su inspirer de tels monuments sonores.
Aurore voulait retomber de son pommier ou de son prunier, Zorvan n'était pas sûr de l'espèce, mais il ne la brusquerait pas. elle voulait sa jambe cassée. elle l'aurait. Il joignit ses deux index ce qui déclencha une flèche d'énergie et annihila instantanément la scène de la communion. Il s'arrangea pour laisser encore flotter les dernières mesures de la fugue finale.car on n'interrompt pas une fugue, et c'était une excellente transition d'atmosphère pendant qu'il répondait à la jeune fille, sans relever, car il en avait l'habitude, les accusations de cruauté sadique formulées à son encontre :

-Très bien . La scène de l'hôpital, la jambe cassée.. Vous avez eu de la chance de ne pas rester boiteuse.. vous savez, comme dans Zola ; mais bon, une novice de votre époque ne lit pas de roman et surtout pas du Zola .

Il écarta les mains, ses doigts effilés prolongés par des ongles qu'il laissait fort longs, ce qui lui rappela la panthère noire de tout à l'heure. Mais ce n'était pas le moment de se laisser distraire. Il se concentra sur l'instant.

Un petit lit étroit apparut dans un angle, baigné de la lumière jaunâtre d'une salle d'hôpital aux hautes fenêtres découpant un ciel blafard. On voit à peine un visage tourné vers le mur, la forme d'un corps menu et on entend le petit bruit de sanglots retenus qui ne soulèvent même pas le drap blanc posé sur la frêle poitrine.
Zorvan se tait.



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Message  Invité Ven 4 Jan - 19:16

Non elle n'avait pas lu Zola, non elle n'avait pas la chance d'être aussi érudit que l'homme qui se tenait devant elle. Elle était juste une femme, simplement une femme, une femme au XIXième siècle, rejetée par la vie, recueillie par Dieu. Elle aurait pu être une héroïne de Zola, l'anti-nana, la fille de Gervaise, la boiteuse, elle n'était qu'Aurore fille d'un noble au coeur de pierre.

Sur la scène qui s'étalait sous ses yeux d'adulte, il y avait son petit lit. Comme tout semblait calme dans un silence qui n'existait pas. Elle pleurait oui, elle pleurait parce qu'elle était seule au milieu des autres enfants, qui eux aussi étaient seuls. Le champ s'éloigna et ce qui apparut est la vérité. La salle se transforma en un gigantesque dortoir où son lit n'était qu'un lit dans une rangée d'autres lits.

Elle avait de la chance Aurore, elle était près de la fenêtre, et si l'on regardait seulement ce petit coin elle semblait protégée Aurore, protégée du reste du monde. Mais dans la salle, il y avait des cris, il y avait des pleurs. Elle, ses pleurs ils arrivaient à peine à soulever le drap qui la recouvrait. Ses pleurs ils étaient silencieux, intérieurs, car elle s'enfermait dans ce petit espace qui lui avait été alloué. Elle regardait par la fenêtre trop haute pour voir autre chose qu'un ciel laiteux, mais ses yeux étaient fixés sur le seul moyen de s'évader d'ici.

Etre ailleurs.

Comme lors de sa première communion elle était entourée de gens et totalement seule. Mais Soeur Madeleine n'était pas là et elle ne savait pas quand viendrait le clapet de fin, si même il viendrait un jour.

C'était l'un de ses premiers souvenirs, c'était ce jour là exactement qu'elle avait compris qu'elle n'avait plus ni père ni mère. C'était ce jour là qu'elle a su qu'elle franchirait la vie avec comme seul appui sa foi en Dieu. Dieu, elle l'imaginait dans la lumière qui venait baigner cette pièce, elle imaginait son regard sur elle et elle pleurait de plus belle.

Elle pleurait à chaudes larmes car Dieu était là et elle, elle était toujours seule, et elle avait toujours mal.

Elle n'avait que six ans, et pour la première fois était clouée dans un lit. Sans pouvoir courir dehors pour chasser ses idées sombres, sans pouvoir se blottir dans le giron de Soeur Madeleine en l'appelant Maman. Pour la première fois, elle était juste un point dans cette salle, juste une vie perdue dans l'immensité des autres. Et elle se demandait si Soeur Madeleine la retrouverait dans un océan de lits blancs, tous pareils.

Elle attendit, et rien ne vint. Elle attendit encore et une femme en blanc vint lui porter à manger. Elle l'aida à se soulever, cala plusieurs oreillers dans son dos puis repartit.
Aurore n'avait rien pu manger, son estomac était noué, sa gorge trop noyée de sanglots contenus pour laisser passer autre chose que le désespoir d'être seule, seule au monde...

Aurore adulte regardait Aurore enfant et ses yeux se voilaient de la même tristesse. Car elle était à nouveau sur pied mais elle était aussi seule. Alors elle regarda Zorvan et lui répondit

- J'ai vu, j'ai vu ce que ma vie est

Des larmes brillaient au fond de ses yeux, des larmes qu'elle ne laisserait pas échapper, pas devant lui !
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Message  Zorvan Jeu 10 Jan - 1:44

Aurore n'avait pas été très loin en remontant dans ses souvenirs qui s'étaient fixés sur ce petit lit où une enfant souffrait dans son corps et dans son cœur. Pourquoi avait-elle choisi cet épisode de son jeune âge pour mieux atteindre sa vérité première ? Qu'elle en fût bouleversée était évident. Mais un enfant qui fait une chute dangereuse, qui se blesse même gravement n'a rien d'exceptionnel à un âge si jeune. Pourquoi avait-elle parlé de cet accident aussitôt qu'elle avait pensé à remonter à la terrible solitude qui l'accablait ? Il fallait qu'elle se souvienne d'avant cette image, si fort gravée dans sa mémoire adulte. Qu'y avait-il dans les oublis, les moments disparus dans les brumes du passé, les périodes où l'on savait que l'on avait vécu mais qui n'avaient plus rien à nous dire ? C'étaient comme des portes fermées à notre besoin de savoir ce que nous avons été tel jour d'un printemps lointain, ce que nous avons fait tel jour d' hiver, tous ces jours qui ont existé pleinement comme des jours de notre vie et qui ne sont plus que des dates impersonnelles dans le calendrier d'une année oubliée sur un mur.
Aurore n'avançait pas, c'est à dire qu'elle ne remontait pas le passé, revivait toujours le même sentiment dans l'épisode du dîner, pathétique, retenant ses larmes,ce qui donnait à son visage, naturellement si harmonieux, une expression de tension douloureuse telle que le cœur lointain de Zorvan s'éveilla sous la dureté née de sa propre souffrance.
Il fronça ses longs sourcils bien dessinés, qui accentuaient le côté légèrement diabolique de son expression et retint un soupir. Il lui aurait bien tenu ce discours s'il ne s'agissait d'un test où il fallait qu'elle remonte le long de ce moment de sa vie , barreau après barreau, chaque étape lui apportant un fragment d'explication de son présent :

*Que faisiez-vous, Aurore, le 11 février 1872 , peu avant votre accident, assise, encore indemme, sur la dernière marche de l'escalier du dortoir, pleurant d'être seule à résoudre un de ces problèmes enfantins qui sont, pour ces petites consciences toutes neuves, d'insurmontables montagnes à franchir ? Et on a peur de se tromper, de déplaire, de se voir un peu plus décevante, un peu plus inutile et injustifiée, non voulue, de trop pour toujours.
Vous avez pensé à l'arbre , pourquoi cet arbre ? Remontez les sentiers ténébreux du Champ des Oublis, ces enchaînements inversés de moments, chacun vécu dans l'ignorance de l'instant suivant et qui vous conduiront à ce qui a précédé cette salle où on met les petits malheureux un peu plus malheureux que les autres parce que malades. Les sœurs le savent et la plupart consolent et apaisent au point que certains, heureux de se faire cajoler, essaient d'y demeurer le plus longtemps possible. Ils y rencontrent des sourires et ne sont pas obligés de marcher en rang, même si souvent ils ne peuvent plus marcher du tout. Vous voyez, je comprends votre peine.
Petite Aurore, il faut remonter au delà de cette scène. Revivez ce qui vous a conduite là, vous avez toujours su que vous étiez orpheline, toujours vécu parmi d'autres démunis, des sans-famille, éclopés de la vie à l'âge que l'on dit le plus heureux, petits miracles négligés par des nantis, rejetés par des égoïstes ou refusés à de trop misérables ne pouvant espérer que l'amour offert ferait oublier leur dénuement. Il faut remonter de la salle à la chute, à l'arbre et à ce qui vous a conduite à y grimper malgré la défense des Sœurs.*

Il fallait qu'elle chemine seule mais il décida cependant de lui fournir quelques indices. Il pouvait quand même prendre en considération les données de cette époque, la soumission constante exigée des filles et des femmes, son manque d'instruction autre que religieuse, laquelle ne l'avait habituée qu'à une introspection placée sous le signe de la dépréciation de soi-même. Le Dévoreur ne pourrait rien trouver à redire. Il n'avait qu'à ne pas lui envoyer de candidates aussi démunies. A croire que depuis quelques temps, il ne les choisissait plus que pour leurs beaux yeux.
Il lui dit donc sur un ton calme propre à ne pas la froisser, désireux de ne pas perdre un esprit capable de se souvenir avec une telle intensité d'émotion, une intensité qu'il avait dû lui-même posséder autrefois pour en être touché à ce point :

-Aurore, cet endroit s'appelle le champ des Oublis. Les souvenirs oubliés détiennent une part des secrets de votre être, autant que les souvenirs clairement identifiés, souvent revécus comme des points-clés de notre identité. Mais les intervalles obscurs entre ces souvenirs distincts sont aussi importants, plus parfois, et ces taches noires dans le tissu de votre vie, ici, vous pouvez les éclairer, affermir la continuité de votre histoire intérieure. Revoyez ce qui vient avant ce présent qui vous rend si triste. Cela se recréera tout seul devant vous. Et vous comprendrez mieux cette tristesse.

Il s'éloigna un peu pour ne pas la troubler dans sa quête intérieure et reparut dans un angle de la salle, isolé par des paravents de toile blanche. On y avait placé deux lits, eux-mêmes séparés par des rideaux, et deux sœurs veillaient en priant auprès d'enfants si proches de la mort qu'on leur accordait ce lieu d'intimité et de recueillement tout en épargnant le cruel spectacle aux autres petits.
Zorvan entendit les sifflements rauques venant de l'un des lits et des bribes de savoir lui revinrent. L'enfant avait une diphtérie au dernier stade ; cette maladie était la terreur des mères de l'époque, avec la maladie de poitrine. Celle-là, le croup, comme on disait alors, rapide, fulgurante, étouffant en quelques jours les bambins les plus vifs, les mieux portants ; l'autre les affaiblissant semaine après semaine, les épuisant par cette toux affreuse qui secouait leur corps amaigri, comme une tempête intérieure qui les emportait au delà de toute espérance.
Zorvan regarda le petit diphtérique. Cent ans plus tard, il aurait été protégé par la vaccination ou sauvé par les progrès des soins curatifs. Le Gardien n'avait pas le droit d'intervenir dans le test d'Aurore. Mais là, il n'était pas dans ce test.
Le doigt de Zorvan se tendit vers la gorge torturée d'où sortait cet insupportable sifflement qui couvrait les pieuses paroles de la religieuse. Après tout, n'était-il pas certain d'avoir été un prêtre- guerrier et le prêtre- guerrier a toujours des pouvoirs de thaumaturge. Il guida l'énergie là où il le fallait et le râle se transforma en une toux saccadée qui ouvrit la petite bouche sur un hoquet comme un aboiement animal. Un bloc parchemineux fut projeté sur le drap tandis que la soeur se levait, affolée, n'en croyant pas ses yeux. Libérée, la respiration de l'enfant s'était aussitôt apaisée.
" Elle est sauvée ! Merci, mon Dieu ! Coralie, Coralie ! Tu m'entends ! " balbutiait la femme agitant les ailes de sa coiffe, tout en relevant l'enfant, prête aux premiers soins.
Zorvan avait déjà quitté l'alcôve improvisée et eut un sourire amer. On était Dieu à bon marché en ce monde. Il jeta un coup d'œil en passant devant l'autre lit. Là, il ne pouvait rien. Un minuscule enfant bleu épuisait les derniers battements de son cœur mal formé. Les lieux sur lesquels donnait l'Antichambre avaient leur logique de l'absurde et, une fois de plus, Zorvan se demanda à qui ses juges l'avaient livré. Un sauvé, un perdu. C'était une mentalité de comptables étriqués qui réglait sa prison. La rage remonta en lui.
Il reparut à côté d'Aurore et lui suggéra:

- Alors, êtes-vous prête à revisiter ce souvenir en poursuivant vers les origines ? Mais nous pouvons en essayer un autre, peut-être moins douloureux que celui-ci. Je vous avais parlé de votre communion solennelle. Elle aussi est à remonter à l'envers, n'oubliez pas... vers les prémices de votre désir de vous consacrer à Dieu. Mais vous pouvez retenir n'importe quel moment de votre existence. Que choisissez-vous ? Le décor s'adaptera aussitôt à votre mémoire. Ne craignez rien.
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Message  Invité Sam 19 Jan - 21:08

Ce souvenir de ce jour lointain, Aurore ne le voulait pas. De toutes ses forces elle luttait contre les images qui affluaient, qu'elle était forcée de revoir. Elle fermait les yeux, se bouchait les oreilles, ne voulait pas revivre ce jour, pas ce jour là. Mais il était impossible de lutter, tout ce qu'elle voulait oublier sans y parvenir, tout ce dont elle avait réussi au fil du temps à n'y plus penser, tout ce qui était parti de lui même, tout lui revenait par bribes.

Un tsunami la traversa, ses yeux s'ouvrirent et elle revit la scène.

Un petit lit dans la salle immense, trop de bruits autour, des toux incessantes, des cris, des pleurs. Les infirmières passaient et repassaient, lui demandaient si tout allait bien. Tout, c'était le mot parfait à employer, tout allait merveilleusement bien. Elle avait tout perdu ce jour là, tout, absolument tout. Soeur Madeleine venait de lui parler longuement pour lui dire que tout allait s'arranger. Qu'est ce qui pouvait s'arranger ? Du haut de ses six ans, Aurore ne voyait pas bien ce qui pouvait aller pire encore. Elle avait chuté de cet arbre, et la chute n'avait pas été que de quelques mètres, c'était un vide immense qui s'était créé autour d'elle, et rien plus ne pourrait le combler.

La soeur avait pensé à lui donner un peu de pain blanc, une denrée pourtant bien rare en ce temps là, que l'on utilisait que pour les grandes occasions, que celles qui en valaient la peine. Ce jour valait-il la peine ? Non, absolument pas. Ce pain qu'elle avala sans appétit marquait encore plus le vide qui se faisait en elle. Même le pain si bon, même ce pain dans lequel elle aimait mordre, qu'elle aurait dévoré avec gourmandise la veille encore, même ce pain là n'avait plus de goût.

Les pleurs, ses propres pleurs vinrent se substituer à ceux des autres enfants. Elle avait mal, elle avait eu peur, mais maintenant ce qui lui restait la chute terminée, c'était une douleur intense, l'impression qu'elle n'arriverait jamais à se relever. Elle était au pied de l'arbre, des feuilles jonchaient le sol et dans tout ce fatras il y avait Aurore. Le lit de feuilles avait-il amorti la chute, était-ce cela qui avait sauvé Aurore de la mort ce jour là, où était ce dieu déjà qui veillait sur elle. A cet instant, toutes ces considérations n'étaient pas de mises, de penser qu'elle avait frôlé la mort, ce n'était qu'à l'âge adulte, maintenant, en revoyant la scène, qu'Aurore se l'était dit. L'Aurore enfant, elle elle pleurait tout ce qu'elle pouvait, son coeur pleurait parce que son corps avait mal et aussi parce que son coeur lui même avait été mis à mal. Les soeurs accoururent, crièrent, appelèrent au secours. L'une d'entre elles, qui n'était pas Soeur Madeleine, s'approcha d'elle sans oser la toucher, un médecin devait venir de toute urgence, voir si Aurore était transportable, car une chose était sûre c'est qu'elle ne se relèverait pas d'elle même.

La suite était banale, Soeur Madeleine, puis la mère supérieure, puis le médecin, tous accoururent l'un après l'autre, un seul l'approcha, un seul la porta, les autres pleuraient autour.

L'image s'estompa, Aurore était cette fois ci dans l'arbre. Elle ne riait pas, elle ne pleurait pas, elle était concentrée sur quelque chose au loin, deux silhouettes qui s'éloignaient une adulte et un enfant. Elle allait les perdre de vue, elle a voulu monter plus haut, plus haut qu'elle n'avait jamais fait, parce qu'elle ne voulait pas ne plus voir. La branche cassa et la chute commença. Aurore ferma les yeux et la chute continua même les yeux fermés elle continuait à voir, d'entendre ce cri déchirant.

Elle était à nouveau au pied de l'arbre mais sur ses deux pieds. Elle se dépêchait, avait enlevé ses souliers, craché dans ses mains, et commencé son ascension, petit singe qui montait de branche en branche, petit singe arrivé au sommet et qui ne pensait déjà qu'à regarder au loin. Des larmes séchées noircissaient ses joues, mais ses yeux étaient secs, elle en avait besoin pour voir une dernière fois son amie partir.

La scène qu'elle avait cachée au fin fond de son âme c'était celle là. Cet homme devant elle qui avait déclaré qu'il serait un nouveau père pour Ennemonde. Ennemonde était avec elle dans la pièce, elles jouaient ensemble pour la dernière fois. Il venait la chercher, la soustraire à elle, elle l'avait retenue, avait pleuré à s'en étouffer, elle l'avait serrée contre elle, lui avait dit qu'elle ne l'oublierait jamais, jamais.

Aurore adulte en avait assez vu, elle se tourna vers Zorvan et le regarda sans parler. Il n'y avait plus rien à dire.
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Message  Zorvan Mer 23 Jan - 1:25

Devant ce visage bouleversé par les échos d'un jour lointain, le gardien vit aussitôt que le Champ des Oublis avait capté la mémoire d'Aurore Joinville. Non pas la mémoire consciente, mais la mémoire oubliée, condamnée, fermée comme une chambre qu'on croit vide mais où bruissent encore les souvenirs fantômes qui s'y sont réfugiés.
Zorvan étouffa un soupir de soulagement. Une part de la vérité d'Aurore allait apparaître, annoncée par le glissement de la scène qui se fit autour d'eux. La salle d'hôpital s'effaça, là où une si petite fille n'avait pas su formuler ce qui se passait en elle, se contentant d'en souffrir affreusement. Mais l'introspection d'un esprit adulte allait identifier cette souffrance, irait au delà des chairs meurtries, de la peur passée, des attentions reçues qui ne parvenaient pas à la consoler. Aurore reconstruisait sa mémoire profonde, la mémoire des oublis.

C'était un jardin ancien, comme il en existe encore aujourd'hui dans certains coins de Paris, de moins en moins d'ailleurs, guettés par le monstre immobilier, la soif spéculatrice qui transforme chaque espace de liberté en mètres carrés constructibles. En ce temps, les couvents avaient tous leur parc, leurs arbres vénérables, leurs carrés de fleurs pour les autels et de légumes pour le réfectoire. Les petites orphelines s'y promenaient sagement dans leurs pélerines noires ou y formaient des rondes en chantant, toujours ensemble, sous le regard des soeurs surveillantes. Il n'était pas permis de s'y aventurer seule. Et pourtant, Aurore gisait là, toute brisée, comme un petit ange qui venait de perdre ses ailes.
Zorvan leva un doigt pour attirer l'attention d'Aurore et murmura :

-Oui, vous y voilà . Continuez ainsi...

Mais elle ne le regardait pas, perdue dans ce qu'elle voyait revenir du fond des jours passés. Zorvan qui s'était voulu bienveillant, se sentit seul. Il l'était toujours, mais ne l'est-on pas davantage quand on tend une main que nulle autre main ne vient prendre ?
Le Gardien secoua les restes d'une émotion qu'il n'aurait pas cru pouvoir encore ressentir, endurci qu'il était après toutes ces séances, occupé à secouer durement des mémoires pour en faire tomber les souvenirs perdus. Tâche ingrate s'il en fût ! Il lui fallait abaisser les défenses naturelles des âmes humaines, la plupart du temps incapables de se regarder en face, ne survivant que dans le non-dit, témoins sans cesse défaillants, fermant les yeux sur leurs propres faiblesses, refusant de souffrir plus longtemps de ce qui les avait tant meurtris. Qui peut encore se supporter quand il mesure l'abîme entre ses désirs passés et ce qu'il a été capable d'en réaliser ? Béni soit l'oubli qui efface les couleurs violentes du désespoir, qui permet de voir se lever d'autres matins et d'avoir la force d'attendre jusqu'au soir dans un monde gris où il suffit de se laisser aller pour avoir l'impression de vivre.
Ceux qui pénétraient dans le Champ des Oublis regimbaient souvent, criaient au sadisme, à la persécution, refusaient l'épreuve ou bien y succombaient, rattrapé par leur passé et dévorés par le monstre sorti d'eux-mêmes. Seuls, les esprits les plus déterminés pouvaient, sans complaisance, se découvrir enfin dans le miroir dont ils enlevaient un à un les voiles que le temps avait jetés sur l'éclat blessant de leur vérité.
Pour compagnons voyageurs, le Dévoreur ne voulait que ces esprits-là, décidés, pour demeurer eux-mêmes à travers les siècles, à savoir qui ils étaient vraiment et à l'accepter. L'Antichambre n'était pas un lieu pour compenser les manques d'un individu et soigner des egos meurtris. C'était un lieu d'épreuves. Zorvan organisait les données de l'expérience mais les candidats devaient voyager seuls dans leur propre passé. Il leur fournissait les valises. A eux de trier et de choisir ce qu'ils emporteraient. Aurore venait de s'approprier sa solitude.
Elle se savait seule au monde depuis toujours mais ce qui était au fond de la douce Aurore n'était pas seulement la solitude de l'orpheline, élevée par charité. Elle était l'abandonnée perpétuelle, toujours laissée là par ceux qu'elle aimait ou aurait pu aimer .
La chute de l'arbre était l'événement conscient, marqué par la souffrance dans sa chair, mais ce qui comptait, c'était la perte de son amie, la première émotion tendre dont elle avait été responsable. Bien sûr, elle aimait Soeur Madeleine et s'en sentait aimée. Mais Ennemonde n'était qu'à elle, c'était elle qui l'avait reconnue comme sa sœur d'âme. Elle s'était vue reflétée dans ses yeux si sombres comme Ennemonde se retrouvait dans le clair regard d'Aurore. Au déchirement de la séparation, des jeux interrompus, Aurore avait dû ajouter la joie des sœurs célébrant la bonté du Seigneur qui allait donner une famille à l'une de leurs orphelines. On lui avait dit de se réjouir du bonheur de son amie et certainement elle avait obéi . Mais elle qui restait en arrière, qu'avait-elle pour combler ce vide qui allait désormais accompagner ses journées ? Ennemonde était triste mais aussi tellement impatiente de partir avec cet homme qu'elle appelait déjà Papa. Il l'emmenait loin, au delà des mers, pour donner une sœur à sa fille qui languissait sous des cieux étrangers, au milieu d'enfants au langage inconnu. Zorvan savait tout cela que la petite Aurore avait enfoui dans l'oubli car trop insupportable à vivre et si difficile à comprendre quand on a six ans.

Aurore se détourna de la scène sans mot dire. Zorvan claqua des doigts. L'image disparut et il soutint le regard des yeux couleur de ciel pur sans qu'il put y démêler la part de tristesse, la part de reproche et celle peut-être d'amère satisfaction d'avoir franchi l'épreuve. Elle avait bien senti qu'elle avait réussi, il en était sûr, son geste et son silence le montraient clairement. Il hésita un instant. Il aurait voulu davantage s'expliquer avec elle. Depuis qu'il avait décidé de parler un peu plus avec les candidats, il appréciait ces échanges qui le confirmaient dans ses jugements et semblaient aussi aider ses « pensionnaires » comme il les désignait parfois. D'ailleurs avait-il décidé de parler ou bien lui avait-on rendu la parole avec une poignée de souvenirs ? Avec sa dernière testée, l'héritière mafieuse, il en était même arrivé à de véritables discours et moralisateurs avec ça. ! Zorvan, d'humeur versatile, s'en amusa quelque peu en y repensant. Mais il restait Zorvan le maussade, Zorvan le peu aimable... Si on lui mettait entre les pattes un quelconque sale type, ou simplement s'il était de mauvaise humeur ce jour-là, il se ferait un plaisir de débiter quelques grossièretés choisies qui feraient rougir ceux qui tenteraient d'écouter aux portes.
Il restait cependant toujours aussi immatériel sitôt qu'il sortait de l'Antichambre. Il s'en assurait de temps à autre en se laissant traverser ostensiblement par un des comparses pour qui il était invisible. Certains apprentis détestaient voir le Gardien ainsi réduit à une ombre, d'autres trouvaient la situation parfaitement loufoque et s'amusaient à lui marcher sur les pieds en s'excusant : Oh, pardon ! Je ne vous avais pas vu... pas même senti.
Mais Aurore avait jugé que le seul silence convenait à son épreuve et il respecta son choix, laissant le brouillard cerner la zone neutre où ils se trouvaient en attendant que les souvenirs remodèlent le décor. Elle n'avait pas besoin de commentaire. Sa sensibilité et son habitude religieuse de l'examen de conscience lui avaient montré le sens de ce temps retrouvé.

Il fallait cependant qu'elle poursuive cette quête d'elle-même dans les zones sombres de sa mémoire. Il restait préoccupé par la façon don la jeune novice vivait sa foi, placé au centre même de son existence, foi qui animait son passé, engageait son avenir, ce sentiment que Dieu veillait sur elle - même quand elle tombait d'un arbre et se cassait la jambe. Il lui posa la question :

- La piété anime votre vie. Accepterez-vous de revoir un moment-clé de cette certitude, la communion solennelle ou un autre, aussi riche en possibilités d'oublis ? Sinon, je peux vous ramener à un instant de vos relations avec les deux autres personnes qui ont compté dans votre existence : l'une par la haine , votre père, l'autre par l'amour, votre demi-frère..Songez d'ailleurs que ces deux sentiments sont également condamnés par votre religion. Mais, si vous préférez remonter un autre souvenir, n'hésitez pas à me le proposer et tout se mettra en place aussitôt. Vous avez très bien saisi l'esprit du Champ des Oublis, Aurore. Il n'est pas non plus interdit de prendre pour point de départ un souvenir heureux.

Il essaya de sourire... voyons, comment dire ? Gentiment ? Décidément, il changeait. Mais il changerait encore. Oui, tout dépendait du prochain malheureux qu'il irait décoller de la porte où le Dévoreur l'aurait accroché. Et si le quidam ne lui plaisait pas, le Gardien saurait se montrer féroce. Une lueur incendiaire brilla dans l'éclat sombre de ses yeux et le gentil sourire qu'il avait prévu devint presque machiavélique.



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Message  Invité Dim 24 Fév - 19:16

Zorvan lui demandait de se rappeler des temps heureux. Aurore chercha à retrouver dans sa mémoire défaillante un seul jour qui pourrait correspondre à sa demande. Elle avait ri oui, aux éclats. Et sur ce rire il y avait eu un nom Ennemonde, encore elle et toujours elle, Ennemonde qu'elle ne pouvait oublier, qu'elle n'oublierait jamais. Le temps avait fait son oeuvre, le visage de sa tendre amie s'était partiellement effacé de sa mémoire, le son de sa voix s'était terni, pourtant son coeur souffrait toujours. Il était difficile maintenant, avec le recul, de se rappeler de ces jours heureux, de les déclarer comme tels, alors qu'ils la faisaient encore tant souffrir.

D'autres enfants avaient remplacé Ennemonde mais le vide restait incomblé, la peine inchangée.

Oui, Dieu pourtant avait été toujours là près d'elle, avait veillé sur elle, et il continuait à la regarder, la guider et cela rien n'y changerait. Elle avait tout perdu, pleuré toutes les larmes de son corps, mais jamais non jamais Dieu ne l'avait laissé. Dans ses prières il était là, dans son corps un peu d'espoir, dans sa vie une couleur. Dieu, lui qui l'avait fait naître, qui l'avait vu souffrir, qui avait sillonné les chemins de la destinée avec elle, lui il ne l'avait jamais trahi.

Le jour de sa communion il lui avait ouvert les yeux, ce jour si triste où elle était si seule, mais elle n'avait pas compris le message qu'il lui envoyait. Devant ses yeux la scène se reproduisait bien des années plus tard sous une autre lumière, les lueurs de la vérité.

Ennemonde était à quelques pas d'elle mais celle ci ne la regardait pas. Dans son regard, plus aucune trace du temps passé, plus aucun rire, la joie s'était enfuie. Elle était à côté de celui qui était devenu son père. Ils étaient l'un près de l'autre, aussi seuls l'un que l'autre, aucun sourire échangé, leur main séparée par le vide de leur sentiment. Ennemonde n'était plus que le reflet d'un temps passé, un temps fermé où se noyaient les jours heureux. Aurore avait cru que son amitié était ternie que c'était elle qu'Ennemonde n'aimait plus. Maintenant qu'elle revoyait la scène, elle comprenait que c'était sa nouvelle vie qu'Ennemonde n'aimait pas, et que regarder en arrière, sourire à son amie à quelques pas, Ennemonde ne le pouvait plus. Le champs des oublis montra ce qui était caché, quelques larmes au coin des yeux, des larmes retenues, Ennemonde pleurait car elle était emprisonnée dans une vie qu'elle n'avait pas choisie.

Aurore s'imagina le visage du père, celui qui aurait dû guider, celui qui n'était pas présent.

Une scène vint remplacer l'autre, une scène faite de solitude. Dans la pénombre de sa cellule Aurore songeait au père qu'elle aurait dû avoir si le destin n'avait pas tout chamboulé, celui qu'elle aurait dû appeler Papa, celui là même qui avait chassé sa mère quand il avait su qu'un enfant grandissait dans son ventre. Deux êtres à protéger qu'on chasse du logis, un homme blanc comme neige qui laisse partir sa femme sans un regard pour elle.

Quel homme était le plus monstrueux ? Le géniteur qui a tué la femme et abandonné l'enfant ou celui qui a conduit sa femme vers la déchéance, qui n'a pas eu un regard pour elle, qui n'a jamais pardonné.

Cet homme qui se tenait auprès d'Ennemonde était l'un de ces êtres vils et sans coeur qui détruisent de nouvelles vies en pensant construire la leur. Aurore aurait pu aussi se retrouver sur ce banc, habillée de dentelles blanches tenant sagement la main de sa mère, attendant d'être menée vers Dieu, sentant le regard froid de son père sur ses frêles épaules. Mais Dieu l'avait soustrait à cette vie sans joie, pour lui en donner une autre, près de lui, avec Ennemonde comme soeur, soeur de coeur et soeur de peine même si la distance les séparait dorénavant.

Les vies se mêlent et se démêlent, le temps se joue de tout, Dieu seul sait où aller, Dieu seul guide et connait la finalité de ces vies qu'ils créent et détruits selon son gré.

C'était lui qui avait fait germer la haine dans ce coeur si pur en lui montrant ce que les hommes étaient derrière leurs façades faites de principes et de bonnes intentions. C'était lui qui avait guidé ses pas jusqu'ici pour remettre en place toutes les pièces du puzzle de sa destinée. Lui qui lui faisait miroiter un destin différent, une vie plus riche que toute la fortune que son géniteur gardait jalousement, une vie faite de liberté, d'inconnues, de doutes et de remises en cause.

Que penser de ce demi-frère mit sur sa route pour l'en éloigner tout aussitôt. Comment s'imaginer autre, née d'un père au coeur sec et d'une mère encore en vie, vieillit des larmes versées. Qu'aurait été sa vie si Dieu n'avait pas posé sa main sur elle pour la conduire sur un autre chemin, une vie de solitude, mais dans laquelle tout était encore à construire. Tout ceci n'était-il donc qu'épreuves à franchir, que tests à réussir. Dieu voulait-il vérifier sa foi en lui, la force dont elle était capable.

Une nouvelle scène vint s'inscrire sur les murs de la pièce, une scène bien trop récente pour être oubliée, cette scène où elle apprit qui était son père et où elle voulut mourir avant de choisir de haïr. Se regarder le coeur chargé de haine, se regarder mourir pour échapper à sa vie, c'était un poignard dans le coeur, l'épreuve de trop, celle où elle avait échoué....

Elle se retourna vers Zorvan, celui que Dieu avait mit sur sa route alors qu'elle avait faillit. Elle le regarda, cherchant à le percer à jour, pour essayer de déchiffrer ce qu'il attendait d'elle maintenant. Un sourire cynique accueillit Aurore, elle ne se laissa pas démonter pour autant :

- Connaissez vous ma destinée, vous qui savait reconstruire le passé tel qu'il s'est réellement produit. Voyez vous aussi l'avenir ? Pourquoi suis je ici ? Quel est mon but, quel est le votre ? Ces épreuves que vous me faites passer, est ce un châtiment de Dieu parce que mon âme n'est plus digne de lui ? Si c'est le cas alors j'accepterai ma pénitence espérant le pardon de Dieu et m'en remettant à son jugement si ma faute ne peut être effacée

Aurore baissa les yeux, trop mal à l'aise pour pouvoir continuer à chercher à déchiffrer dans le regard de Zorvan son véritable but en ce lieu.
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Message  Zorvan Ven 8 Mar - 21:59

Ah ! Enfin cette communion solennelle ! Zorvan était plutôt content des résultats obtenus. La novice, si réticente à revenir sur le dur chemin parcouru, sortirait du Champ des Oublis plus consciente de ce qu’elle avait accompli malgré son sentiment d’échec.
La plongée dans le Champ des Oublis avait ramené à sa mémoire une autre affection, l’amitié passionnée qui l’avait unie à Ennemonde au temps de leur petite enfance et la violence du traumatisme ressenti au moment de la séparation. Le départ d’Ennemonde devenait la forme vécue de l’abandon qui avait marqué les débuts d'Aurore dans l’existence. Sa mère était partie quand elle vagissait encore dans l’inconscience du nouveau-né. Ce lien d’amitié entre deux petites filles, atténué par le temps et la maturation de la sensibilité, réapparaissait avec force, comme le symbole même de sa destinée d’éternelle abandonnée. Elle revivait en cet événement la douleur de sentir se déchirer tous les liens qui retiennent l’être aimé et qui tissent la beauté du jour. Sa mère morte, son amie disparue, il ne restait à Aurore qu’à s’accomplir par elle-même dans la voie d’abnégation montrée par Soeur Madeleine, voie placée sous le signe de la présence divine. Mais Aurore n’était pas une victime résignée et passive. Sa soumission était consentie et affirmait sa volonté et son esprit d’indépendance.
Zorvan eut cependant un froncement de sourcil dès qu’ une nouvelle scène se précisa et cette expression se maintint durant la suivante car il était évident que la préoccupation majeure d’Aurore tournait autour de l’image du père.
Trois hommes, trois pères engendrant le malheur, peuplaient les souvenirs évoqués. On pouvait écarter le père d’Ennemonde qui apparemment n’avait pas su se faire aimer de la fille qu’il s’était choisie. De même le mari impitoyable, Maxime, qui avait cru bon de jeter à la rue une femme enceinte au lieu d’essayer de comprendre et d’accepter. Dans la vie même d’Aurore, leur rôle était terminé et elle n’avait rien à entreprendre les concernant.
Il en était autrement du géniteur, ce Brobourg que le Gardien avait plus que malmené dans les couloirs de l’Antichambre. Aurore avait en partie exorcisé son pouvoir destructeur en refusant de se laisser mourir pour avoir été engendrée par un homme capable de toutes les duretés, de toutes les injustices.
Zorvan pensait que le comte devait bien conserver en lui quelques fragments perdus de la bonté naturelle qui, selon Rousseau, porte l’homme vers ses semblables, mais pour Aurore, il représentait le mal absolu. Elle semblait s’être sentie investie d’un esprit de croisade quand elle avait décidé de venger le souvenir de sa mère et son propre destin d’orpheline en poursuivant l’infâme d’une vindict implacable et mortelle.
Il restait le fait que, pour choisir une autre vie, Brobourg avait, selon les informations que les livres -mémoires actifs transmettaient au Gardien, bel et bien renoncé à toute sa fortune au bénéfice des bonnes oeuvres de Basile Coquenot. Zorvan eut un éclair de sympathie au souvenir de Basile, un homme simple et charmant, qui avait fait un passage éclair dans l’Antichambre tant il était un brave coeur dénué de complications existentielles, ce qui ne voulait pas dire que ceux qui s’y attardaient étaient forcément la lie de l’humanité. Certains étaient distrayants et semblaient ne pas pouvoir mettre le pied quelque part sans susciter imprévus et aventures, ce qui tombait bien quand Zorvan s’ennuyait.
Pour revenir au Comte, le Dévoreur semblait avoir plus ou moins confisqué le somptueux hôtel Brobourg pour des projets concernant les Voyageurs. Martin, s’il revenait en France, aurait bien sûr sa part imprescriptible d’héritage et la dot et propriétés venues de sa mère. Le Dévoreur avait des principes !
Il s'avérait que la jeune novice avait donc un sérieux problème avec le pouvoir paternel et son éducation dans un monde de femmes, ni épouses ni mères, n’avait pas dû l’aider à trouver une solution. Son amour pour Martin aurait pu régler la question si le Père opposant et castrateur n’était venu jouer la statue du Commandeur en remettant brutalement les choses en place.
Le Dieu chrétien si présent dans les pensées d’Aurore avait jusqu'alors répondu à ses attentes de fille sans père. Besoin d’amour innocent mais viril, désir d’une force protectrice, quête d’autorité et de justice immanentes, elle pouvait tout trouver dans la certitude de son Existence. Il s’agissait de foi, donc l’irrationnel le plus total présidait à ce sentiment d’être guidée et protégée alors même qu’elle n’avait connu que grands malheurs et petites joies. En tout cas elle ne semblait guère préoccupée de théologie ni même de sa place dans la communauté chrétienne. Sa foi, simple et entière, fondée sur la confiance, pouvait l’aider à surmonter bien des épreuves et Zorvan n’allait pas la forcer à se demander ce qu’elle mettait exactement sous ce nom qui revenait si souvent sur ses lèvres : Dieu.

Le gardien retourna à la dernière scène que déroulait la mémoire d’Aurore, au moment où elle avait décidé de se laisser mourir de chagrin. Mais le champ des Oublis ne fonctionnait plus aussi bien . Le souvenir n’était pas oublié et ne se déroulait pas en remontant dans les méandres ignorés de la conscience.
On pouvait en conclure qu’il était temps de passer à un autre plan de l’Antichambre.
Il restait aussi à y confronter Aurore à ce qui demeurait encore obscur en elle, à savoir ce qu’elle avait vraiment espéré en suivant le Dévoreur. Voulait-elle poursuivre sa vengeance ou saisir l’occasion de l’oublier ?
Après tout, pour certains, c’était une façon de mourir à soi-même que de partir dans les couloirs du temps. Ceux-là ne revenaient jamais dans les lieux d’avant la rencontre avec le Dévoreur. D’autres gardaient un lien plus ou moins solide avec leur vie première, des sentimentaux ou des consciencieux qui avaient des tâches à finir, des devoirs à remplir... des profiteurs aussi, fiers de revenir riches au pays, de jouer de sales tours à leurs anciens ennemis, et aussi des déçus qui regrettaient le calme routinier de leur niche natale ou n’arrivaient pas à s’habituer au mal des voyages. Lui, il ne pouvait même pas choisir, piégé dans l’Antichambre comme un ours dans une fosse. Il eut un sourire amer qui s’éteignit quand il vit que Aurore s’était tournée vers lui et le regardait. Il perçut très bien qu’elle se trompait sur ses intentions mais il avait l’habitude. D’ailleurs c’était aussi bien. Qui parmi ces humains pouvaient comprendre la complexité de sa réflexion ? Et puis, c’était vrai qu’il n’était pas toujours aux petits soins pour eux. C’était bon pour Stanzas de jouer les nounous et les grands frères. Bien que parfois le Dévoreur sût aussi montrer les dents et, en arrivant, certains nouveaux étaient loin de le porter dans leur cœur.
Aurore le fixa avec fermeté et une pluie de questions tomba de ses lèvres. Zorvan, écoutant en silence et le visage impassible, était encore plus intimidant que lorsqu’il manifestait sa mauvaise humeur. Il venait de prendre sa décision et répondit sans plus attendre :

- Non . Je ne vois pas l’avenir mais je peux prévoir les possibles les plus susceptibles de se réaliser parmi tout ce qui n’est pas exclu. Vous pourriez par exemple me rendre mon sourire avec la nuance désagréable que vous lui trouvez . Mais je pense que vous allez plutôt baisser les yeux. Voilà, c’est fait ! ..

Zorvan ne retint pas un sourire de satisfaction et poursuivit :

– Pourquoi êtes-vous ici ? Parce que vous l’avez demandé et si vous ne savez pas pourquoi, il va falloir le découvrir vous-même en changeant de lieu d’épreuves.
Mon but est de savoir si vous êtes assez résistante et fiable pour que je vous déclare apte au Voyage et à vous réexpédier dûment certifiée au Dévoreur, lequel vous semblez avoir trouvé bien plus humain que moi, ce en quoi vous ne vous trompez pas.


Il eut un bref ricanement. L e jeu de mot facile passait inaperçu la plupart du temps.

– Quant à Dieu, il n’a rien à voir ici, aussi n’y regarde-t-il jamais. Pardon et pénitence ne sont pas de mon ressort. Si vous vous sentez coupable, c’est à vous de trouver comment réparer. Je suis juste chargé de vous nettoyer un peu la mémoire et les coins obscurs de votre moi, ceux où où vous n’allez pas trop souvent. Et, en plus de tester vos réactions à vous-même, je dois observer vos réactions à l’inconnu, à l’imprévu, à l’absurde, au déstabilisant, au bizarre, en bref, vérifier si votre charmante tête restera bien sur vos épaules dans les tohu-bohu du temps. Blue Hospel me paraît souhaitable pour cela.

Zorvan cliqua de deux doigts et dans le brouillard lumineux qui se gonfla soudain, apparut l’entrée d’un pont.

-Allez, Blue Hospel est de l’autre côté. Ne vous arrêtez pas en route.


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La plume : son rôle dans vos voyages
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