Peu de temps auparavant et sur un monde appelé Terre...Mademoiselle Detmers avait assurément une culture cinématographique assez diversifiée en matière de science fiction et de fantastique mais possédait aussi un don pour la répartie acerbe et cinglante. Il se retint de lui dire qu'elle allait vivre des aventures encore plus palpitantes que tous les héros qu'elle venait de citer si elle acceptait de le suivre. D'ailleurs, précisément, elle acceptait, sans doute plus par défi et pour ne pas se départir de son côté bravache de militaire que par conviction. Encore que le Dévoreur ne pût s'empêcher de penser qu'elle devait être sacrément désespérée peut-être pour accepter, même sur le ton de la plaisanterie acide, qu'il soit son seul et dernier recours pour retrouver son fils. Stanzas avait beau être un scientifique qui ne pouvait ignorer que les limites du possible pouvaient être repoussées sans cesse par la science, il n'en demeurait pas moins terriblement humain au fond de lui et concevait parfaitement que le commun des mortels le prit pour un sacré dingue lorsqu'il se lançait dans ses explications sur ce qui occupait la majorité de son temps. Il fallait une très grande ouverture d'esprit pour admettre ce qu'il laissait entrevoir à ceux qui le contactaient ou qu'on lui désignait comme des voyageurs potentiels. Même si le profil du candidat était examiné à la loupe avant que la rencontre se produise, même si nombre de postulants ou de possibles partants étaient écartés pour diverses raison, le Dévoreur essuyait tout de même un certain nombre d'échecs et le pourcentage de départ vers l'Antichambre demeurait encore assez faible, sans parler de ceux qui y entraient mais n'en ressortaient pas. Les militaires étaient généralement des "sujets" compliqués. Pas qu'ils soient forcément moins ouverts d'esprit mais leur propension à obéir à un code rigide et immuable les gênait parfois pour poser un regard neuf sur les opportunités offertes.
On n'avait pas formé Anita Detmers à faire face à des ennemis ou des alliés non identifiés et de ce fait elle développait une défiance naturelle à l'égard de cet homme qui lui proposait de progresser sur un terrain sur lequel elle n'avait pas été briefée par son commandement. Il lui exposait des faits dont elle rejetait l'intérêt parce qu'elle était tellement verrouillée sur son objectif qu'elle ne voyait rien d'autre. Elle n'avait pas encore compris qu'il lui faudrait cerner les raisons de la disparition de son fils pour arriver à retrouver ses ravisseurs et le retrouver lui. Elle avait occulté les révélations du Dévoreur sur le lien que lui-même avait à ces possibles ravisseurs. Stanzas savait qu'il y avait très peu de chances que la nurse goth ait opéré tout seule et soit une délinquante de droit commun banale doublée d'une jeune femme en mal de maternité. Oui, Kirsten Willomsdatter n'était certainement pas une simple citoyenne ayant enlevé un enfant négligé par sa mère trop souvent absente à cause de sa profession. Kirsten Willomsdatter avait beaucoup caché à sa patronne et le plus étonnant était qu'elle avait menti sur son âge. Si on en croyait les archives de l'état civil de la très belle Cité de Copenhague, elle avait cinq cent ans ...
Le Dévoreur savait qu'il était prématuré de tenter encore d'expliquer tout cela à Mademoiselle Detmers et qu'une démonstration, une mise en situation, valait tous les discours. Il ne différa donc pas leur départ lorsque Anita y consentit sur un coup de tête. De toute façon discuter encore finirait par aboutir à un incident aussi regrettable que celui survenu avec le hussard. Autant anticiper le départ. Anita vit-elle le sourire en coin qui éclairait les lèvres de Vladimir Stanzas lorsqu'il la propulsa jusqu'à l'Antichambre de Zorvan à travers des couloirs hurlants d'énergie plasmique ? Aurait-elle vu le sourire, qu'elle n'aurait pu deviner la pensée qui le faisait naître. Les pensées, plutôt! Imaginer les duels verbaux entre le Gardien et la femme de tête en était une. Mais tenter de se figurer ce que pourrait être une rencontre entre les deux militaires, puis les trois, en était une encore plus forte. Zorvan était un militaire et un guerrier, ayant tenu le rang suprême au sein d'une armée qu'Anita aurait certainement du mal à s'imaginer. Ludwik Cseszneky était également un homme d'armes, mais aussi un séducteur né, habitué à charmer et dominer les jupons. Savoir que le hussard allait se colleter à la véhémence du Commandant Detmers et qu'elle même aurait maille à partir avec un ombrageux Magyar le réjouissait intérieurement comme une sorte de petite vengeance. C'était de bonne guerre ...
...Disparition du Dévoreur.....*******************
Le silence de l’antichambre était un silence particulier, profond, minéral, celui d’un lieu fait d’absences et de vide. Les portes ne s’y ouvraient jamais sur les bruits ordinaires de la vie, les corridors ne menaient nulle part mais avaient une vie propre, transmettant les flux d’énergie structurant toute cette architecture improbable. De longues plages de temps s’étiraient où la voix humaine disparaissait même du souvenir, où le bruit des pas du Gardien devenait d’imperceptibles frôlements et où ne chuchotaient que les horloges et les machines échangeant leurs secrets.
Tout silence lui-même, Zorvan en équilibrait les forces, réglait les protocoles, accordait les rythmes sur les pulsations de son esprit multiforme, selon des lois et des observations qu’il ne pouvait partager qu’avec lui-même.
Puis un voyageur arrivait. Choc, courses, cris, appels angoissés, injures ou supplications secouaient la paix glacée de l’Antichambre. Zorvan prenait alors plaisir à se voir soudain moins évanescent, moins immatériel. Ses bottes se mettaient à résonner sur le sol d’obsidienne parcouru de moirages et de reflets devenus plus intenses. Sa robe bruissait, sa chevelure se soulevait, suivant ses mouvements soudain plus vifs, moins éthérés. Il était sensible à cette réanimation qu’il mettait sur le compte d’une sorte de mimétisme involontaire. N’étant pas humain à proprement parler, il possédait cependant bien des traits proches de la sensibilité des Terriens que lui envoyait le Dévoreur. Une sorte de fraternité physique s’établissait entre lui et ces corps pantelants que le Vortex d’accès projetait sur sa porte. Fraternité brève et bourrue, vite écaillée par la sottise, la vulgarité, l’agressivité ou la simple maladresse de la plupart de ces candidats qui, bien que prévenus et des dangers et du caractère inouï du voyage, peinaient à retrouver l’équilibre dans ce basculement hors du rationnel et de l’admissible.
Et puis, lui-même n'était pas toujours très accueillant, son premier contentement passé. Sa colère, contenue dans la solitude, éclatait sitôt qu’il avait un être en face de lui pour la recevoir comme une gifle, regrettée aussitôt que donnée, mais enfin qui n'adoucissait pas les tensions. Interrompu dans sa veille studieuse, il manifestait plutôt son exaspération devant l’intrus que sa joie de voir rompu son enfermement, de se sentir de nouveau vivant, le temps redevenu successif, linéaire, avec un avant, un pendant, un après, au lieu d’occuper l’infini.
Il se disait que la venue de ces êtres envoyés par Stanzas était peut-être la cause du lent retour de sa mémoire et que plus il en recevrait et plus il se retrouverait lui-même. Ce n'était qu'une hypothèse mais il l'étudiait et elle colorait d'espoir ces rencontres si souvent importunes.
Cris et rugissements
Or, voilà qu’un grondement rauque emplissait soudain le silence, s’amplifiant en résonances et en échos évocateurs de grands espaces, comme un immense paysage apparaissant par vagues successives au sortir d’un étroit ravin. Ce bruit phénoménal de création du monde lui annonçait désormais un visiteur. Zorvan diminua mentalement l’intensité de sa réception auditive.
C’était son nouveau signal, mis au point pour remplacer le gong tibétain et le rugissement d’un avion nommé Concorde, bruit récupéré dans un tiroir à mémoire du XX° siècle et dont l'effet avait été catastrophique sur l'arrivant. Le dispositif d'alerte étant, avec la porte-sphincter, le seul vecteur de communication physique entre lui et le vortex, il s’appliquait, en utilisant sa connaissance des ultra-sons, des franges de réfraction, des couplages vibro-acoustiques et autres données sonores, à trouver les résonances qui détruiraient un jour les murs le séparant de ce qu’il espérait être sa liberté. L’autre axe sur lequel il travaillait, était celui des candidats eux-mêmes, dont l'esprit étiré le long du vortex , convenablement rembobiné à son usage, pourrait devenir son fil d’Ariane et le guider hors de sa prison. Mais ils étaient tous différents, ces satanés poissons pris dans les filets du Dévoreur, et il lui fallait à chaque fois recommencer ses calculs et supputer les potentialités de chacun.
En matière de signal sonore, sa dernière trouvaille, celle qui ébranlait actuellement l'antichambre, était un mixage des mugissements d’une trompe de brume et de la voix grave de cent alpenhorns couplés avec un ensemble de 77 didgeridoos, le tout avec chambre d’écho aralienne, positivement meurtrière pour des oreilles humaines. Heureusement, la plupart des débarqués étaient plus ou moins inconscients en s'échouant sur son seuil. Sans savoir si c’était utile, farfelu ou tout simplement génial, Zorvan avait même ajouté un barrissement de mammouth en rut, capté sur le vif par l’intermédiaire des appareils dont le Dévoreur dotait ses Voyageurs et que naturellement, Zorvan équipait de mouchards pour espionner le Professeur Stanzas. Que lui, l’altier Prêtre- Guerrier des Etoiles, en soit réduit à ces basses manœuvres d’espionnage, n’était pas la moindre des raisons qui exacerbaient sa fureur et le poussaient à vouloir se libérer de sa geôle.
Le bruit effrayant ainsi créé était prometteur car les didgeridoos avaient communiqué un frémissement permanent au chambranle de la porte d’Aparadoxis. Cela ne servait à rien pour l’instant mais confirmait que la musique, outre qu’elle adoucit les mœurs et console les âmes, pouvait devenir la voie de sa libération. Un jour, tel Josué, il trouverait ses trompettes de Jéricho et ferait s’écrouler les murailles.
Le bruit était proprement infernal et Zorvan, avec un mauvais sourire, souhaita que le Professeur, s’il était encore dans les parages, en prenne une bonne dose dans ses nobles oreilles, ce qui pourrait se produire pendant le bref instant où le citoyen était avalé puis recraché par cette abominable porte suceuse, laquelle ne voulait s’ouvrir que dans le sens de l’absorption.
Il hâta donc le pas pour augmenter les chances de rendre le Dévoreur sourd avant l’âge, tout en consultant rapidement la tablette où s’affichaient les informations complémentaires sur le nouveau client. Encore une femme...elle serait peut-être plus douce et malléable que cet intraitable hussard reçu récemment.
Bon accueil garanti
La porte ondulait déjà et Zorvan attrapa machinalement la forme qui se dessinait dans l’ouverture. C’était bien une femme, encore jeune, très grande et mince, plutôt joli minois, et que Zorvan, cherchant à apercevoir la noire silhouette emportée par les tourbillons du Temps, laissa s’écrouler sur le sol sans ménagement, malgré ses intentions d’être poli et même prévenant.
La porte se reconstituait déjà avec cet écœurant chuintement de dromadaire enrhumé qui exaspérait le Gardien. Le vacarme s’éteignit, le ronflement des alpenhorns se prolongeant encore de façon agreste dans les profondeurs du corridor.
Zorvan rectifia les plis de sa robe et tendit une main longue, fine et distinguée à l’arrivante, assez curieux de voir à quoi ressemblait à l’usage un médecin militaire décidée à devenir une voyageuse du temps.
-Bienvenue dans l’Antichambre, Docteur Detmers. Alors vous êtes à la recherche d’un enfant perdu ? Je suis Zorvan, locataire de ce lieu où je suis responsable de la bonne marche de votre formation, stage non rémunéré, mais avec possibilité de promotion et obtention d’un certificat permettant une réinsertion rapide dans l’époque de votre choix.Il aimait assez se moquer du monde. C’était un soulagement, ayant depuis longtemps épuisé les valeurs curatives de l’auto-dérision. Et aussi, car en profondeur Zorvan était le plus sérieux des Gardiens, un excellent test pour mesurer le degré de tolérance du sujet.
-Alors, le Professeur vous a-t-il bien expliqué les choix qui s’offrent à vous ? Un peu de Blue Hospel pour développer votre charme rêveur ? Ou une petite promenade dans le champ des Oublis pour vous rafraîchir la mémoire, vous attendrir sur les jours passés en les regardant par en dessous ? Enfin... à l’envers.Zorvan craignit que les images d’ Anita remontant l’échelle des jours, suivie par un guide aux regards possiblement indiscrets, ne choquassent sa susceptibilité, qu’il sentait vive, et il prit son sourire inspiré du célèbre Chat Botté d’un film qu’il avait visionné récemment pour parfaire sa compréhension des profondeurs de l’âme humaine.
- Demandez et vous serez servie. Mais je vous préviens, ici, pas de café. Juste la visite guidée.