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{Achevé} Rêvons,c'est l'heure...

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Message  Zorvan Mer 24 Oct - 2:15

Il avait vu juste en lisant chez la jeune femme une détermination plus forte que le désespoir. Elle si méfiante au début de leur rencontre se laissait à présent tenter par la proposition malgré tous les dangers, toutes les restrictions, tous les obstacles qu'il lui avait dépeints. Il en fut soulagé, et ce pour deux raisons. D'une part, il aurait répugné à la laisser seule avec elle-même dans une vie qui ne la tenait plus assez pour lui donner envie de vivre, justement. Il n'aurait pas été tranquille, aurait toujours avancé avec la crainte d'apprendre qu'elle avait finalement commis l'irréparable. D'autre part, elle avait des raisons assez similaires aux siennes de tenter l'aventure. N'étant qu'humain malgré les apparences, il se trouvait comme moins seul de savoir qu'une âme arpenterait les couloirs du temps et des mondes pour retrouver un être cher. Et puis la jeune femme lui plaisait, pas au sens où une femme peut plaire à un homme, bien qu'elle fût pourvue de beaucoup de charme, mais au sens où un âme peut trouver un écho en une autre.

Il savait qu'il croiserait à nouveau Christiana Von Carter dans ses périples lorsqu'elle en aurait fini avec Zorvan et son Antichambre. Pourquoi ? Eh bien les personnes qu'ils cherchaient tous deux n'étaient-elles pas disparues dans la même tourmente historique ? Que les disparitions aient eu lieu dans des pays différents n'occultaient en rien que les bourreaux étaient dans le même camp. Les registres étaient tenus par les mêmes uniformes et les archives seraient sans doute centralisées au même endroit. De là à penser qu'ils pourraient croiser leurs informations et leurs recherches, il n'y avait qu'un pas. Le Grand Voyageur était toutefois méfiant car bien des candidats s'étaient montrés ingrats ou avaient simplement disparu dans les couloirs du Temps. Cependant, malgré les incertitudes, il ne pouvait refuser d'aider Christiana Von Carter.

Il hocha la tête et lorsqu'elle prit sa main, il se concentra sur la porte mouvante de l'Antichambre et sa texture particulière. A peine eut-il le temps de murmurer à la jeune femme de fermer les yeux et de s'accrocher à lui.

- Ne regardez jamais en arrière dans les couloirs du Temps, sans quoi vous y trouveriez une mort affreuse. Et lorsque nous arriverons à destination, ne négligez pas de vous concentrer sur la porte et non sur le vide qui se trouve sous le pas de porte.

Le vortex les happa, aussi inexorable qu'un tsunami silencieux et les transporta dans un souffle hurlant et lumineux dont la vitesse ne cessait de croître jusqu'à annihiler toute tentative de respiration. Ce fut une Christiana presque convulsive qu'il plaqua contre la porte gélatineuse de l'Antichambre.

- Nous nous reverrons bientôt Christiana. Tenez bon ! N'oubliez pas, une nouvelle vie commence .

****************************

Penché sur ses diagrammes, le Gardien entendit le double bang signalant l'arrivée d'un nouvel arrivant devant la porte du Vortex.. le bruit était transmis par un orifice dans le mur, une sorte de muqueuse qui se contractait et crachait son message en chuintant et sifflant de façon très désagréable. Zorvan avait essayé de le trafiquer pour qu'il ne signale plus l'arrivée du Dévoreur pilotant un nouveau candidat. Il avait espéré qu'en le bloquant, la porte interspace tarderait à s'ouvrir ou même resterait close et qui sait...qu'il se passerait enfin quelque chose de nouveau dans cette antichambre de malheur. Mais il n'avait réussi qu'à créer des interférences qui lui vrillaient les méninges.
Serrant les dents en pensant à quoi il en était réduit, il rejoignit le corridor central, son long vêtement noir bruissant à chacune de ses grandes enjambées. Zorvan marchait d'un pas pressé, presque rageur, mécontent de devoir se rendre là où l'insupportable volonté du Dévoreur exigeait qu'il allât, cependant trop fier et déterminé pour s'y rendre en traînant les pieds comme un esclave. Non, il resterait éternellement furieux contre ce destin qui l'avait coincé ici, faisant de lui un gardien d'antichambre, autant dire un concierge. Au delà des trois portes qui lui étaient accessibles, il n'était guère plus : le guide, pas même rétribué, de ceux qu'il promenait dans des mondes où réel et irréel se mêlaient en d'étranges alliances.
Il avançait donc en grondant intérieurement sa colère. Une fois de plus, il avait été interrompu dans ses tentatives pour retrouver le fil de ses souvenirs perdus. Il commençait cependant à percevoir de brèves scènes qui lui paraissait familières, des flashs d'émotions, des noms aussi ou plutôt des échos de noms indistincts, des ombres d'émotions qui lui tordaient le cœur. Et il allait devoir de nouveau envoyer une projection de son essence vitale dans le domaine que choisirait la nouvelle trouvaille du Dévoreur. Toutes ces projections - voyons combien en avait-il en train ?- diminuaient ses capacités, sa concentration et ses chances d'arriver à se sortir de l'Antichambre. Tout cela parce que le Dévoreur jugeait qu'il était nécessaire d'imposer des épreuves d'acclimatation à ceux qui se croyaient capables de devenir des Voyageurs du Temps.
D'accord, certaines des aventures vécues par les cobayes humains le divertissaient un peu et il se plaisait à leur dresser des pièges situationnels assez cocasses ou à les pousser dans des fragments de l'espace-temps particulièrement...hummm.. fracassants ? Mais enfin, il était prisonnier et en ce moment il se sentait particulièrement de mauvaise humeur. L'olibrius à bonnet qu'il cornaquait depuis un certain temps venait de lui jouer un tour de cochon en refusant de quitter Aparadoxis les obligeant donc à rester tous deux dans un incertain an 860 où il allait se faire étripatouiller par de grands bonhommes puant le fauve. De quel nouvel hurluberlu allait-il hériter quand la porte recracherait la dernière prise du Dévoreur ?
Quand il arriva au bout du long corridor, le mur commença à se gonfler comme une panse verdâtre, malsaine, des ondulations parcoururent la matière hybride, à demi-organique à demi minérale, où vibraient des fluides aux luminescences fugitives. Zorvan regarda le phénomène d'un oeil mauvais, mais blasé quant à l'étrangeté de la manifestation. Il sortit la clé, la porte rouillée attendue se forma. Après avoir manoeuvré la serrure, il entendit l'habituel gargouillement qui marquait l'ouverture et se prépara à rattraper son visiteur avant que ne se reforme un mur sans issue. Il vit une silhouette fine et délicate accrochée à la porte comme le conseillait toujours le Dévoreur. « Tiens, une bonne femme. »pensa-t-il. Il saisit sans ménagement l'arrivante par l'épaule, la tira dans le corridor et à l'intention du Dévoreur déjà disparu dans la perspective hallucinée du vortex, siffla un ironique :
-Bonjour quand même!

Puis il abaissa son regard sur la jeune femme, sut qu'elle s'appelait Christiana Von Carter , vit pourquoi elle était là, nota la petite voilette rabattue sur un joli nez, la mâchoire carrée et le menton volontaire et pensa qu'elle allait lui donner du fil à retordre. Il lui décocha un abominable sourire de faune méditant une farce pendable, exprès pour la décontenancer, puis lui déclara d'une voix moqueuse :

-Alors, jeune fille, on veut retrouver ses rêves et voir ce qu'ils peuvent devenir quand on les vit dans Blue Hospel ? Je vous préviens, je serai près de vous mais invisible à tout autre. Et je n'interviendrai pas. Retricotez seule le fil de vos rêves. Entendu ? Troisième porte à gauche..

Le Gardien sans lâcher l'épaule de Christiana, avança dans le couloir, s'arrêta devant une des portes rouillée, tendit sa main aux longs doigts effilés et changeant de ton, se mit à parler d'une voix plus engageante, comme absorbé dans ses pensées, perdu dans ses propres rêves :

-Je vous laisserai bien le choix du rêve à revivre. Mais finalement, vous avez peu rêvé, toute occupée par les responsabilités qui vous tombaient dessus. Non, je ne vous vois vraiment rêver et construire des mondes en vous-même qu'en compagnie d'une absente.. Nous allons rendre visite à la première Christiana Von Carter. N'avez-vous pas souvent rêvé qu'elle était vivante quelque part et que vous pourriez la retrouver un jour quand vous seriez plus âgée? Vous l'imaginiez comment ? Quelle scène préfériez-vous à toute autre, quel décor ? Remontez dans votre rêve..et poussons la porte.

La porte devint transparente. On aperçut une pièce élégante, une sorte de bureau, très féminin , avec des fleurs, un fauteuil capitonné de soie vieux rose. Une voix chantait dans une pièce voisine, la chanson de Joséphine Baker : J'ai deux amours..,voix sans apprêt, pour le plaisir, en y mêlant des rires quand elle imitait l'accent langoureux de la danseuse créole.

Zorvan fit un pas, entraînant Christiana, et l'Antichambre s'évanouit.


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Message  Invité Ven 26 Oct - 15:05

Ne jamais regarder en arrière ? Prendre une telle décision impliquait forcement le fait de ne pas regarder en arrière. Folle, incroyable, inimaginable. Voilà comment Christiana voyait la situation. Tout semblait irréel. Pourtant, c'était parfaitement vrai.
Ne jamais regarder en arrière dans les couloirs du Temps sous peine de mourir ? Elle venait sûrement de trouver une solution pour passer de la survie à la vie. Christiana n'avait pas l'intention de mourir. Elle promit donc de ne pas regarder en arrière. Elle se fit aussi une promesse : toujours regarder vers l'avant. Ne plus ressasser le bon vieux temps, même si celui-ci était court voire inexistant.

A peine le Dévoreur avait-il donné ses conseils concernant la porte et le vide que Christiana se sentit aspirée. Cela ne ressemblait à rien. Du moins rien qu'elle ne connaissait. Dans quoi s'était-elle encore fourrée ? Elle regrettait presque les guets-apens qu'elle imaginait avec son père et Jared, ou les plans de kidnapping. Non ! Ne pas regarder en arrière, ne pas penser au bon vieux temps. Aller de l'avant et ne penser qu'à elle, pour elle. Elle se concentra sur la porte. Une porte. Quelle porte ? Ho ! Elle fut vite fixée.

La sensation provoquée par le vortex la faisait suffoquer et trembler. Elle tremblait plus que lorsqu'elle était trempée par la pluie sur le pont. Elle ne faisait que penser à une porte. Elle sut enfin ce qu'était cette porte quand le Dévoreur la colla contre une chose gélatineuse. Le Dévoreur lui parla. "Reverrons bientôt". "Tenez bon". "Nouvelle vie". C'était tout ce qu'elle avait entendu. Probablement l'essentiel.

Accrochée à la porte, Christiana suivait scrupuleusement l'ordre du Dévoreur : penser à la porte. Elle ne songeant pas, cependant, à être attrapée ainsi. Elle se retrouva face à un étrange individu. Probablement ce… Zorvan ? Il salua le Dévoreur et lui afficha ensuite un sourire des plus désagréables.

- Zorvan c'est cela ? Demanda Christiana en levant un sourcil, d'un air intrigué.

Christiana fut traînée jusqu'à la "troisième porte à gauche". Celle de Blue Hospel. Le "pays des rêves" ? Les choses sérieuses allaient commencer. Christiana sentit monter en elle l'adrénaline des moments forts. De ces moments où danger, imprévus, excitation et péripéties pouvaient être au rendez-vous. Ces moments qu'un Von Carter connaissait bien. Contre toutes attentes, Christiana avait hâte d'en découdre. Cependant, quand celui qu'elle pensait être Zorvan lui parla de la première Christiana, elle resta stupéfaite. Elle allait rendre visite à sa mère, celle qu'elle voyait dans ses rêves ? Elle rêvait peu, comme le disait son guide. Il lui posait tout un tas de questions. Elle-même ne se les était jamais posée. Elle rêvait que sa mère vivait quelque part, mais elle n'avait jamais songé à la nature du "quelque part".

Christiana entra, en y étant plus que poussée, dans le bureau qui s'était offert à elle, derrière cette porte transparente. Une fois à l'intérieur, elle resta figée. Elle tournait doucement sur elle-même, observant la pièce sous tous ses angles. Quand elle eut enregistré les moindres détails des lieux, elle s'approcha du fauteuil et fit glisser sa main sur le haut du dossier capitonné. Rose et fleuri. Elle détestait ce genre de décor, si jovial et féminin. Cependant, ce bureau ne la répugnait pas. Il avait un petit quelque chose d'agréable. Peut-être que cela venait du bruit venant de la pièce voisine. A moins que ce ne fut l'odeur qui flottait dans le bureau. Christiana connaissait cette odeur. Elle porta son poignet droit à son nez et le sentit. C'était la même odeur. Ce bureau dégageait les effluves du parfum de sa mère. Voilà ce qui était agréable. Ce parfum qui était aussi le sien.

Christiana s'approcha d'une porte. Peut-être menait-elle à la voix riante. Elle s'arrêta subitement, la main à quelques centimètres de la clenche. Elle fit volte-face et fixa Zorvan.

- C'est charmant ! Très joli rêve, dit-elle avec sourire faux. Voyons jusqu'où cela peut aller dans un rêve. Jusqu'où je peux aller.

Christiana s'éloigna de la porte et commença à fouiller dans le bureau. Elle ne savait pas trop quoi chercher. Mais elle mettait son nez partout. Si rien n'attirait son attention dans le bureau, Christiana comptait bien aller dans cette pièce annexe, d'où venait le bruit.
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Message  Zorvan Mar 30 Oct - 13:49

Christiana se mit à explorer le bureau-boudoir et sa détermination à prendre aussitôt possession de l'espace parut de bon augure au Gardien qui se mit devant la fenêtre pour ne pas la gêner durant quelques instants avant qu'il l'introduise pour de bon dans les mondes rêvés.
La longue silhouette noire ne projetait aucune ombre sur le parquet de chêne qui prenait sous la lumière d'après-midi une teinte mordorée sensuelle et douce à la fois. Derrière la porte la voix fredonnait plus qu'elle ne chantait, s'interrompant parfois pour rire puis reprenant au milieu d'une phrase : «J'ai deux amours..lalala lalali .Mais à quoi bon le nier...dililili.. c'est Paris, Paris tout entier... ». Une pendulette tictaquait sur le bureau. Le petit rythme saccadé et tranquille se conjuguait au murmure mélodique pour mettre en valeur le calme profond de l'appartement. Zorvan ressentit une vague nostalgie. Où, en quel coin d'enfance paisible avait-il ainsi perçu la vie comme un instant de paix heureuse et innocente ?
Oui, Christiana semblait à l'aise dans ce décor inconnu, mais avait-elle pris la mesure du changement survenu en elle-même ? Blue Hospel était le monde où revivent les rêves oubliés dans le secret du sommeil. Rêves que l'âme tisse en longs rubans d'argent léger ou qu'elle alourdit de chaînes pesantes, de nasses noires et perfides qui étouffent, étranglent et laissent au réveil le souvenir de terreurs innommables ou d'inconsolables chagrins.
Lui, il demeurait immatériel dans les fantasmagories qu'il créait. Nul ne pouvait l'y atteindre et s'il pouvait exercer des pouvoirs subtils sur ce qui survenait dans les mondes où il projetait les apprentis voyageurs, ces pouvoirs se limiteraient, pour la seule Christina Von Carter, à la transmission de pensées ressenties comme des paroles et d'images interprétées comme étant la réalité.
Mais ce monde de fictions ne l'était pas entièrement et en particulier, les dangers en étaient réels et les issues douteuses.
Les trois portes de l'Antichambre s'ouvraient toutes sur la mort possible du candidat. Mort physique et réelle dans Aparadoxis où le métal tranchait les têtes, le feu incendiait les chairs, l'eau étouffait le dernier cri des noyés, le roc broyait les corps qui tombaient du haut des falaises et des murailles, un monde où la fumée noire et pestilentielle des champs de bataille servait de linceul à des corps torturés. Si le rêveur de Blue Hospel s'égarait dans ses rêves, il devenait lui-même un songe qui s'évanouirait avec tout le reste quand le Gardien jugerait l'épreuve terminée. Dans le Champ des Oublis , le voyageur se perdait tout bonnement dans le néant d'une mémoire éteinte, devenait souvenir parmi les souvenirs, comme dans Blue Hospel,il pouvait ne plus être qu'un rêve parmi les rêves.
Zorvan eut un petit ricanement intérieur. Evidemment, cela ne plaisait pas au Dévoreur s'il gâchait ses cobayes et ne les lui rendait pas, même un peu ébréchés, après usage. Mais on ne propose pas d'examen si on ne veut pas de recalés. Tous étaient libres de ne pas s'inscrire... Il n'y avait que lui, Zorvan, pour être dans l'Antichambre contre son gré .
Mais assez temporisé ! la jeune femme avait demandé Blue Hospel, elle allait avoir Blue Hospel, à moins que ce ne soit à la fin, Blue Hospel qui l'aurait. Zorvan aimait assez propulser ses victimes, enfin les nouveaux venus, d'une de ses bourrades imprévues qui leur faisaient franchir en un instant les seuils invisibles au bord desquels ils hésitaient si souvent. Mais il voyait bien que Christiana n'était pas du genre hésitant et puis il gardait un reste de courtoisie dans un repli de son âme prisonnière. Il allait la faire choisir sa première expérience. Ce serait d'ailleurs en soi un premier test . Pourquoi ce rêve plutôt que cet autre ?

Le premier thème onirique qui s'était immédiatement présenté à lui quand il avait saisi l'épaule de Christiana était celui de l'image maternelle, un de ces rêves où les fils tissés semblent faits des cheveux de princesses lointaines, des sourires d'amis disparus et retrouvés à vous attendre là depuis toujours, des éclats lumineux d'un bonheur d'exister qu'on a vécu en d'autres vies, du désir innocent de l'enfant solitaire devant un domaine jusque là interdit et dont le sommeil ouvre silencieusement les portes. Christiana allait rencontrer sa mère, disparue peu après sa naissance.
Mais ce rêve à revivre n'était pas une histoire close, figée, finie, comme le sont les moments du réel. Les chemins du songe ondoient telles les vagues de la mer, se croisant en d'infinies et imprévisibles possibles.
Jugeant donc que Christiana avait montré qu'elle n'était pas femme à s'effrayer et qu'il n'aurait pas à supporter des"Où suis-je?" éplorés, des supplications de dernière minute et des minauderies sur le thème "Laissez-moi rentrer chez moi", Zorvan décida qu'il était grand temps de commencer. Sans prendre soin d'étouffer les éclats métalliques de sa voix puisqu'elle était seule à pouvoir l'entendre, il lui lança :

-Vous me semblez suffisamment apte à choisir vous-même le rêve qui sera votre première étape dans Blue Hospel et la première des épreuves jugeant votre capacité à affronter les voyages temporels. Dans la chambre voisine se tient votre mère et vous allez enfin pouvoir vivre ce moment qui a hanté votre enfance, rencontrer son regard. Et surtout lui poser ces questions que vous n'avez pu jusqu'à aujourd'hui ne poser qu'à vous-même.
Dans la première séquence possible, vous êtes auprès d'elle à Paris où.elle vit depuis qu'elle a quitté son foyer; vous avez seize ans et elle s'amuse à vous montrer ses robes et ses bijoux et autre trésors chéris par les femmes. C'est une chanteuse connue, une étoile de la ville-lumière qui, pour un temps encore, est le centre admiré des arts, de l'élégance et de la vie mondaine.
Pour vous aider dans votre choix, regardez et ne bougez pas.


Zorvan tendit une main effilée, aux longs ongles de mandarin, vers la porte derrière laquelle on entendait maintenant des rires légers et des murmures de voix. La boiserie disparut d'un coup et dans l'embrasure, se dessinèrent deux silhouettes féminines, dos tourné et très proches l'une de l'autre. Leurs têtes, sous l'éclat de cheveux noirs identiques, se penchaient pour examiner en transparence, devant une fenêtre, une longue robe de lamé blanc. «Il faudrait une étole et un sautoir assortis.» dit la plus grande des deux femmes.
Zorvan baissa la main, la porte réapparut et il annonça d'une voix sèche alors que Christiana semblait ébaucher un geste :

-Seconde séquence ! Ne bougez toujours pas. C'est perturbant et je n'ai pas de temps à perdre. Vous non plus d'ailleurs.

Il se sentait toujours un peu ridicule dans cette mise en scène de saltimbanque. Le Grand Maître Zorvan dans ses tours d'illusioniste ! Pourquoi pas un chapeu pointu et une robe semée d'étoiles. Et il n'avait jamais plus qu'un seul spectateur à la fois.

-Vous êtes plus âgée, juste avant la guerre. Votre mère pleure, bouleversée,. Son amant, un acteur connu, est irrité par ses reproches. Il se défend de jouer les séducteurs impénitents, d'être attiré par les très jeunes femmes. Vous entrerez au milieu de la conversation. Ne vous étonnez pas. La pièce où a lieu la confrontation est celle-là même où nous sommes . Evidemment, avec quelques aménagements apportés par le temps. Regardez.

Zorvan répéta le geste et on put apercevoir en effet la femme aux cheveux noirs pleurant, à demi allongée sur le récamier et balbutiant entre deux sanglots :" Tu ne m'aimes plus ! Tu penses à une autre! Et à qui ,, Mon Dieu, à qui ?"
L'homme,grand, très élégant, regarde par la fenêtre et on voit ses mains croisées derrière son dos et qui s'agitent nerveusement.
La vision sembla déplaire à Zorvan qui la fit disparaître avec un haussement d'épaules. Il reprit aussitôt :

-Après le mélodrame, le drame. Epoque : Vous venez de perdre votre père mais dans votre rêve, il est encore vivant et en meilleure santé qu'il ne l'a jamais été. Il a retrouvé votre mère et il la menace violemment. Vous allez intervenir. Bah, je vous laisse le choix du décor, le bureau, la chambre ou cette charmante villa à Deauville où votre mère cache ses amours finissantes.

La vision disparut mais la porte ne se reconstitua pas ; un brouillard blanc remplissait l'embrasure. Zorvan, satisfait, jeta avec autorité:

-Rappelez-vous que vos actes dans le rêve choisi pourront influer sur votre vie future. Ne vous laissez pas emporter par le courant du rêve. Je ne pourrais pas vous repêcher ou alors dans un tel état. .. suivez votre volonté et gardez le contact avec votre nature profonde.
Alors ? Lequel de ces rêves voulez-vous poursuivre ?

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Message  Invité Mar 6 Nov - 21:14

La fouille du bureau n'avait pas donné grand-chose. Pas de découverte pharamineuse, pouvant en dire plus que ce qui se produisait. Rien que des tiroirs vides. Apparemment, ce qu'elle devait chercher et dont elle n'avait pas encore conscience, ne se trouvait pas ici. Christiana s'arrêta et appuya ses fesses sur le bord du bureau. Elle resta sans bouger. D'un regard en biais, elle fixait la pendulette. Son tic tac l'agaçait, car il l'empêchait de se concentrer sur la voix qui chantait. La pendulette. Dans un sursaut, elle se retourna et s'empara de la pendulette. Tout en gardant la tête haute, renforçant son air hautain, elle leva la pendulette devant ses yeux, observa le devant et le derrière, avant de la retourner brutalement. Non. Elle devait rêver. Ce n'était pas la pendulette de sa chambre. Celle qui lui appartenait avait fait une mauvaise chute dans l'escalier et un coin était cabossé. Mauvaise chute ? Non. En réalité, la capricieuse petite Christiana l'avait lancé, du haut de l'escalier, sur son frère Drew, qui lui, était sur la dernière marche. Cet incident avait été pardonné par son père. Drew aurait dû répondre oui, au désir soudain de gâteau au chocolat de la petite princesse. Au lieu de cela, il avait refusé, prétextant que ce n'était pas l'heure. Dans un excès de colère, Christiana avait saisi la pendulette et l'avait lancé sur Drew, le manquait, fort heureusement. En voulant le rattraper pour mieux se venger, elle avait dévalé les escaliers. Ce fut lors de cette chute, qu'elle se blessa à la cheville et que Drew descendit du grenier, le carton contenant les effets de leur mère.
Christiana reposa la pendulette. Un léger sourire s'afficha sur son visage. Elle aimait ce souvenir. Même s'il débutait par un caprice d'enfant gâtée par 4 hommes. Elle l'aimait, car c'était "le souvenir du carton". Ce carton qui lui permit de découvrir la voix de sa mère.

Zorvan brisa le pseudo silence qui régnait dans la pièce. Il commença à lui exposer son "programme", précisément : les possibilités de rêves à explorer. Il lui confirma que la voix était bien celle de sa mère. Même s'il ne s'agissait que d'un rêve. De son rêve. De sa vision de sa mère. Pouvoir la voir tout en étant éveillé apportait à Christiana un semblant de joie. Une joie intérieure, bien évidemment. Il ne fallait pas oublier qu'un Von Carter ne montrait jamais ses émotions, ou plutôt qu'il choisissait à qui, quand et comment les montrer.
Pour mieux la mettre dans le bain, Zorvan changea le décor. Il semblait terriblement impatient.

- Je suis toute aussi pressée que vous d'en finir. Plus vite j'aurai fait ce qu'il y a à faire, plus vite je pourrais faire ce que j'ai prévu de faire, dit-elle sur un ton aussi sec que celui de son nouveau guide.

La séquence mère/fille devant une robe lui donna des frissons. C'était son désir le plus secret : parler robe, parfum et bijoux avec une mère. Ce n'était pas avec sa tribu d'homme qu'elle pouvait faire ça. Avec eux, les conversations tournaient plutôt autour des cigares, du Bacchus, des femmes, de l'argent, de la concurrence, des "affaires". Surtout des "affaires".
Les deux séquences suivantes lui firent froncer les sourcils. Songer que sa mère pouvait avoir un autre homme que son père ne lui plaisait guère. Qu'elle put le tromper ne l'enchantait pas. Non pas qu'elle idéalisait sa mère. Non. Plutôt parce qu'elle aurait été capable de prendre la défense de son père. Oui. Christiana en était certaine. Elle aurait contribué à la déchéance d'une femme infidèle, d'une mère volage.
Son attention se porta donc sur la première proposition.

Puis vinrent les rappels à l'ordre. Christiana se demandait en quoi cela pouvait influer sur sa vie future. Après tout, sa mère était portée disparue depuis longtemps. Bien avant ses 16 ans, peu de temps après sa naissance. Et elle était sensée avoir 16 ans dans ce rêve. Qu'est-ce qui pouvait arriver à sa vie future ? Il valait mieux ne pas le savoir car le savoir signifiait commettre l'erreur. Mais cela piquait sa curiosité.

- Quel genre d'influence cela peut-il avoir sur ma vie future ? Demanda-t-elle à Zorvan avant d'enchaîner avec son choix. Je pense que nous allons voir ce qu'est une séance habillage entre une mère et sa fille. Le tout en présence de dentelles et de perles. Navrée si vous auriez préféré assister à la violence entre un époux trompé et sa femme légère. Comme le choix m'incombe, je choisis la première séquence. Paris. Les robes et les bijoux. Juste elle et moi. Bon... et vous...
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{Achevé} Rêvons,c'est l'heure... Empty Re: {Achevé} Rêvons,c'est l'heure...

Message  Zorvan Lun 12 Nov - 12:21

Zorvan fit un rapide bilan du personnage qu'il s'apprêtait à lancer dans ce laboratoire des rêves que constituait Blue Hospel.
Ainsi Christiana Von Carter était-elle bien une de ces jeunes femmes habituées depuis toujours à vivre au milieu d'hommes et qui en gardent à vie une double marque. Enfant, elle avait été la princesse gracieuse, cristalline, délicate, jolie poupée qui virevoltait parmi des mâles lourdauds et opaques, de grands frères préoccupés d'abord de leur réussite au base-ball et de la barbe qui leur venait, puis de leur prochaine voiture de sport, de leurs prises de contact de plus en plus directes avec le monde à double face de cette famille de mafieux. Elle était le rêve d'innocence, de douceur, une lumière sans ombres dans un monde où tout se cachait dans le secret, les mensonges, les faux semblants. Mais tous s'étaient arrangés pour qu'elle ne demeure l'image de la féminité fragile et tendre que dans leur cercle privé, pour leur usage personnel en quelque sorte. Elle, dans sa vie propre, on l'avait initiée comme les autres, à être d'abord de la Famille, et elle y avait été très vite efficace, indispensable, sans illusions dans un monde où on pouvait mourir d'en garder une seule et trop longtemps.
Ainsi était-elle devenue très vite une femme habituée au commandement, à considérer d'abord ce qu'il fallait entreprendre pour maintenir le navire à flot, leur arche familiale, ce Bacchus qui n'existait que parce qu'on y était rapide de décision, implacable de jugement, sans scrupules sur les moyens à employer pour demeurer toujours parmi les décideurs. Il fallait non seulement avancer, mais avancer plus vite que les autres, éperonner et couler les navires rivaux apparus sur leur route avant qu'ils n'aient le temps de voir arriver les Von Carter.
Le joli sourire confiant et charmeur de la petite princesse avait été remplacé très tôt par des lèvres serrées sur des ordres de mort et de ruine.
Zorvan n'éprouvait pas de pitié. Tous ceux qui débarquaient dans l'antichambre avaient quelque chose de fêlé : dans le coeur, fréquemment, dans l'esprit parfois, et même souvent dans les deux, comme chez ceux qui n'arrivent jamais à se sentir couchés dans le bon lit, qui se retournent et s'agitent dans leur tête comme s'il n'y avait pas assez d'espace pour y loger tous leurs rêves et leurs idées. Pour pouvoir compatir au sort des visiteurs, Zorvan était bien trop conscient d'avoir perdu quelque chose d'immense, sans se souvenir exactement de quoi, d'avoir été privé du contenu de sa souffrance, n'en gardant que l'empreinte en creux de la rage et du désespoir.
Mais enfin certains étaient plus ou moins amusants, plus ou moins ridicules ou pathétiques. C'était une distraction. Parfois, un individu était surprenant, original, imprévu et même l'obligeait à des tours de passe-passe pour mener les épreuves à bien. Il en ratait parfois, par manque de coopération chez des cobayes récalcitrants. Les plus exaspérants étaient ceux qui voulaient à toute force faire de lui un guide alors qu'il n'était qu'un observateur, et aussi les excités, qui sautaient partout comme s'ils se trouvaient dans un Zorvanland remplis d'attractions incroyables. Evidemment, comme pour tous ceux qui se sentent un peu creux de l'intérieur, ces exaspérants étaient quand même ceux qui mettaient un peu d'animation dans l'ennui de sa prison et il se sentait parfois conduit à leur proposer un petit extra.
Mais Christiana semblait être du genre : Si vous croyez m'impressionner, j'en ai vu d'autres plus intimidants que vous. Elle ne semblait même pas le trouver insolite, ne regardait pas sa tenue quand même très étrangère à l'époque d'où elle venait, ne fixait pas l'abondance exceptionnelle de ses longs cheveux noirs ni ne semblait avoir remarqué sa barbichette impeccablement dessinée qui cependant excitait toujours un peu les demoiselles, enfin à ce qu'il lui semblait.
Elle s'imaginait même être encore en possession de son pouvoir sur son emploi du temps. Elle le traitait en simple huissier qui, les formalités accomplies, allait illico lui ouvrir la porte pour « faire ce qu'elle avait prévu de faire ». Le toupet de la dame était vraiment inversement proportionnel à sa petite taille, même montée sur talons hauts.

Elle regarda les scènes évoquées sans mot dire et ne montra rien de ses émotions éventuelles. Le sourcil froncé aux deux dernières séquences ne signifiait peut-être simplement que son refus de perdre du temps dans des situations complexes. Zorvan n'était même plus traité en huissier, mais comme un simple portillon western qu'on pousse, franchit et laisse battant bêtement l'air derrière soi.
L'insolente osa même introduire une nuance de doute concernant l'avertissement sur les conséquences possibles de Blue Hospel sur son futur. Oh, sa formule était tout à fait neutre mais dans la désinvolture qu'elle mit à ne même pas attendre la réponse, elle semblait dire : « Vous dites un peu n'importe quoi , mais en fait, aucune importance. Dépêchez-vous, je vous ai dit que j'étais pressée. »
Puis elle choisit le premier rêve.

Mais Zorvan répondit quand même d'abord à la question posée. Le Dévoreur, avec sa belle âme sensible, morale et tout et tout, tenait à ce que ses envoyés soient prévenus, avertis, mis sur leurs gardes, afin que si l'expérience tournait mal, ce soit lui, Zorvan, qui portât le chapeau.

-Cela peut avoir une influence en rapport avec un ou plusieurs de vos actes commis ici . Aucun moyen de connaître leur portée à l'avance et s'il y aura ou non répercussion. Vous mettez un collier dans votre poche ici, pour le garder en souvenir, par exemple. Mais quand vous rentrez chez vous, on l'a trouvé à la suite d'une perquisition au Bacchus, c'est un bijou qui a été volé en 1943 chez un joaillier de la cinquième avenue et vous voilà cuisinée par le FBI car...je ne continue pas. Je suppose que vous avez compris.. Et si votre mère vous offre des loukhoums, n'abusez pas. Une fois sortie de Blue Hospel, vous pouvez avoir du mal à tenir dans votre tailleur ajusté. C'est un des exemples qui amusent beaucoup le Dévoreur et qu'il cite souvent. Sans doute n'aime-t-il pas les sucreries pâteuses et molles. Ou bien, au contraire, les aime-t-il beaucoup. Allez savoir. Mais il se peut aussi que rien ne se passe .

Il leva la main. Il y eut une légère vibration de l'espace. Ils se trouvaient maintenant dans la chambre à coucher. Zorvan murmura :Allez-y. Et il ajouta pour se venger :
-Et ne vous étonnez pas de votre tenue. De toute façon, votre voilette ne vous allait pas.






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Message  Invité Ven 16 Nov - 23:11

Le monde des rêves n'était pas sans risque finalement. Christiana se demandait ce qui pouvait lui arriver de pire. Une taille de tailleur en plus, elle s'en moquait. Ce n'était pas sa plus grosse préoccupation. Cela ne l'avait jamais été. Le FBI ? Elle l'avait déjà aperçu, une fois… de loin. Elle avait trouvé l'agent très charmant. Quoi que trop flic à son goût. Le FBI ne lui faisait pas si peur que cela, car elle ne craignait rien, elle n'était qu'une femme bien cachée derrière "ses hommes". Les hommes Von Carter, eux, se méfiaient plus qu'elle. Mais la corruption de la police était suffisamment facile pour que la famille n'ait rien à craindre. Par contre, les Incorruptibles et leur Eliot Ness produisaient sur elle un besoin d'être prudente.
Néanmoins, concernant son voyage dans le monde fou fou fou des rêves, elle ne voulait courir aucun risque. Alors elle se donna pour consigne de ne rien toucher, ne rien manger, ne rien boire. Se contenter de parler, d'écouter, d'effleurer et d'observer l'environnement qui allait s'offrir à elle. Elle s'obligeait à être une Christiana de 16 ans, dans un univers fictif mais non sans conséquence sur la réalité.

Le bureau vibra de toutes parts. Christiana n'eut le temps de se cramponner au premier meuble qui lui tombait sous la main. Le mobilier avait tout simplement disparu pour laisser place à un nouveau décor. Une chambre à coucher. Celle d'une femme. C'était coloré, frais, champêtre. Par la grande fenêtre, donnant sur un balcon à la rambarde en fer forgé, Christiana put voir la Tour Eiffel. Curieuse, elle s'avança pour la voir de plus près. Là, elle passa devant un psyché. Derrière elle, en provenance d'une pièce annexe à la chambre, Christiana entendit une voix lui demander si elle aimait la robe bleue. La voix était celle de sa mère. Zorvan avait dit vrai. Elle avait 16 ans et se trouvait à Paris, dans la chambre de sa mère. Avec sa mère. La voilette avait disparu. Tout comme le tailleur strict. Elle vit son reflet dans le psychée. Elle portait une robe saumon, faite de soie et de mousseline. Ses cheveux étaient lâchés, le visage légèrement maquillé. Elle embaumait un parfum. Le sien. Ou plutôt celui de sa mère. Qu'importe, elles avaient le même. Christiana grimaça en voyant son reflet. Elle se tourna vers Zorvan, qu'elle était seule à voir. Son regard en disant long sur le fond de sa pensée. Christiana se trouvait potiche. Son tailleur noir et sa voilette lui étaient soudainement indispensables.

Elle se détourna de son reflet. Ce n'était pas le moment de cracher le fond de sa pensée à celui qui était là pour la surveiller. Elle avait quelque chose à faire : parler à sa mère et en finir avec ce rêve. Elle continua donc son avancée vers la fenêtre. Paris. Sous ses yeux, la ville lumière s'étendait à perte de vue. Christiana ouvrit la fenêtre et alla sur le balcon. Appuyée sur la rambarde, elle regarda en contre bas. Elle fut interrompue dans son analyse par une "chérie". Là, elle se tourna brutalement et fit face à sa mère, qui leva un peu les bras et exécuta un tour sur elle-même, faisant ainsi virevolter les franges de sa robe rouge, à franges pailletées.

- Très joli, dit simplement Christiana en ouvrant à peine les lèvres.

Christiana ne savait trop comment parler à sa mère. S'entendaient-elle parfaitement dans ce rêve ? Avait-elle son habituel regard sévère, celui forgé avec "ses hommes" ? Christiana ne savait trop comment réagir.

- Heum… C'est très… rouge, ajouta-elle. Tu ne l'as pas en noire ?

Là, elle jeta un bref coup d'œil à Zorvan qui était dans son coin, tout en noir, des vêtements étranges aux longs cheveux de femme. Il avait tout d'une ombre. Christiana reporta son attention sur sa mère, qui s'approchait d'elle pour solliciter son aide, afin de fermer la longue suite de petits boutons nacrés, qui parcourait la colonne vertébrale et fermait la robe du soir. La Christiana de 25 ans, dans son corps de 16 ans, s'exécuta en silence. Elle devait briser ce silence. Elle devait se mettre à l'aise. Mais comment y parvenir ? Cet univers féminin n'était pas le sien. Son nez était plus habitué à l'odeur de l'alcool et des cigares, qu'à celle des effluves fleuris du parfum de cette chambre. Ses yeux s'accoutumaient plus à la lumière tamisée sur Bacchus plutôt qu'à la luminosité éclatante de Paris. Sa robe fermée, maman Christiana mit un peu de musique. Cette fois-ci, la jeune Christiana eut droit à quelque chose de son élément. C'était le fameux disque descendu du grenier. Celui avec lequel elle avait découvert la voix de sa mère. Troublée, elle préféra continuer sa fausse conversation avec cette maman rêvée.

- Tu comptes la porter pour une occasion particulière ? Une soirée où tu vas chanter ? Tu me l'as peut-être déjà révélé. Je ne m'en souviens plus, ou je n'ai pas dû écouter…
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Message  Zorvan Ven 23 Nov - 1:31

Zorvan s'était attendu de la part de Christiana à plus d'élan et d'enthousiasme pour une présence vers laquelle, enfant, elle avait si souvent tourné ses aspirations et ses rêveries. Sa mère avait été un mystère d'autant plus opaque qu'elle était sans aucune image d'elle, avec le silence ou de vagues paroles pour répondre à ses questions naïves. Elle était une petite fille sans maman, vivant dans un monde qui s'était refermé sur le creux de sa disparition et la privait même de ce fantôme qui rôde encore en nous quand les êtres nous ont quittés. Chacun d'entre eux laisse en gage à ceux qu'ils ont aimés un écho de ce qu'ils furent et qui ne cesse jamais de vibrer en nous, réveillé par un mot, un bruit de la vie familière, une pensée qu'on croyait anodine et qui soudain moire l'instant présent de la couleur, triste, tendre ou violente, du passé.
Et voilà que cette mère était là, encore belle, plus grande que Christiana, très différente par la vivacité expressive des traits, moins affirmés que ceux de sa fille, mais avec une ressemblance foncière qui ne laissait aucun doute sur la parenté. Certes la coiffure, cheveux lissés sur le dessus puis crantés et bouclés, le maquillage aux sourcils épilés et redessinés très arqués, ce qui donnait au regard un air étonné et puéril contrastant avec le laqué sensuel des lèvres très rouges, tout contribuait à les différencier. Mais il n'y avait pas à douter : c'était sa mère, et une mère aimante qui, virevoltant avec la robe qu'elle tenait à la main, en passant près de sa fille, effleura d'un index effilé le contour du visage qui se tournait vers elle.

-Tu as un teint de pêche, Christia. Ne te maquille pas encore, comme une femme qui a besoin de secours pour paraître belle. Même si tu essaies mes rouges à lèvres en cachette et ma poudre de riz, tu ne seras pas plus jolie que lorsque tu restes naturelle ! Rien ne vaut la fraîcheur de ta jeunesse.

Zorvan se mordit la lèvre. S'était-il trompé dans ses calculs et n'avait-il pas su saisir le bon rêve pour y projeter la jeune femme ? Cela pouvait arriver avec les rêves à répétition qui changent subtilement à chaque retour. Mais celui-ci était unique dans le passé de Christiana. Et le Gardien ne l'avait pas choisi à cause des chiffons et autres balivernes sur la fraîcheur de la jeunesse, même si la jeune fille était en effet charmante dans sa robe claire. Un pli mécontent se forma entre ses noirs sourcils. Il repassa dans sa mémoire les étapes principales du rêve oublié.

L'adolescente vit chez sa mère à Paris depuis quelques temps. Son père a accepté qu'elle la rejoigne pour des motifs peu clairs, peut-être son éducation, peut-être par prudence car il a de sérieux ennuis avec le clan Albani. Christiana a découvert une mère de rêve, applaudie, adulée, si fine, cultivée, menant une vie libre d'artiste, entourée de beaux objets, d'amis brillants et raffinés qui parlent voyages, livres, spectacles, idées nouvelles..On est loin du Bacchus où les triomphes sont financiers, où d' inavouables succès sont savourés dans le secret, où la réussite s'affiche dans le clinquant d'un ancien bar de contrebande qui a su prendre le bon virage après la crise.
Dans le rêve, Christiana va apprendre que son père a encore réclamé sa fille, qu'elle doit rentrer à New York. Sa mère s'y refuse. Christia a une jolie voix . Évidemment, personne ne s'en est occupé au Bacchus. Une fille et soeur de mafieux ne monte pas sur scène. Ni sa femme non plus d'ailleurs. Les femmes doivent être des anges pour donner bonne conscience aux démons qui les entourent..
La mère s'élève contre le monde qu'elle-même a fui. Christiana doit développer sa vraie nature, doit développer ses dons, qui ne sont pas seulement de surveiller des comptes truqués et d'aider son père à gérer les problèmes de personnel.
A ce moment, Zorvan a vu les couleurs du rêve s'orienter du rose tendre au rouge vif des passions, des rancoeurs, des rancunes.
Mais, et c'est ce qui l'a intéressé, le songe s'est alors perdu dans un brouillard de sentiments contradictoires. D'un côté, fascination pour la mère, dont les paroles ouvrent l'avenir vers un monde de lumière chaleureuse et de vie exaltée ; de l'autre, devoir de fidélité envers les hommes sombres restés au Bacchus.
Quel chemin va choisir Christiana maintenant que par la magie de Blue Hospel, elle se trouve replongée dans ce dilemme posé par le rêve? Elle avait su l'écarter dans le cours du songe même et au réveil, l'avait tout simplement effacé de sa mémoire, comme pour se protéger de devoir faire un choix.
Le Gardien avait trouvé ce rêve porteur de sens, remuant de vieilles blessures chez la mère, offrant d'autres voies à la fille, mais maintenant, Zorvan s'impatientait. Les robes rouges ou noires, à franges ou sans, ne devaient être qu'un prétexte pour cadrer le rêve. Et voilà qu'apparaissait maintenant une interminable série de petits boutons nacrés qu 'il fallait boutonner. Bientôt, ce serait le coup du vernis à ongle ou bien de la boucle d'oreille égarée
Christiana,« Christia » comme l'appelait sa mère, allait-elle enfin se décider à entrer dans la scène ? Se rendre compte qu'elle pouvait être une de ces jeunes fille en fleur dont Proust avait célébré les charmes évanescents et un peu troubles, séduisante par sa fragilité et non par sa force, séduite par des sentiments tendres qu'elle avait appris à ne pas exprimer, émue par des larmes, ces fameuses larmes qu'une vraie Von Carter ne s'autorise pas à montrer ?

La mère répondait à la prudente question de sa fille ;

-Une soirée privée, mais où je dois chanter ..Paul Landowski, tu connais, le sculpteur.. Il rentre de la Villa Médicis et ses amis veulent lui faire regretter la vie parisienne quand il y retournera. .. tu peux venir, si tu veux.. il y aura des acteurs, des poètes, des peintres.. Joséphine viendra et elle veut chanter avec moi. Elle sera ravie de rencontrer ma petite Américaine ! Elle rentre des Etats-Unis justement ... Ah ! Zut ! Le téléphone ! Et je sais qui c'est !

La sonnerie grelottante du combiné retentissait dans le bureau.

Zorvan eut un sourire narquois. Papa Von Carter entrait en scène.
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Message  Invité Ven 23 Nov - 10:54

Quand sa mère lui tourna le dos pour fermer la robe, Christiana en profita pour jeter un bref coup d'œil dans la direction de Zorvan. Elle lui offrit un secouage dépité de tête, une levée d'yeux vers le plafond et d'un pincement de lèvres signifiant qu'elle retenait son venin. Cette mère guillerette, insouciante l'agaçait. Elle énervait la Christiana de 25 ans, qui était habituée à la dureté de la vie, à une manie de scruter son environnement, d'être la plus indifférente possible. Cette femme était tout ce que Christiana détestait dans la réalité. Elle les considérait comme des écervelées ne sachant rien faire d'autre que minauder et se pavaner. Ce genre de personne l'horripilait. Sa mère était-elle réellement ainsi ? Ou était-ce sa manière de la voir dans ses rêves ? Pourquoi avait-elle une telle image d'elle ? Ses hommes ne l'avaient jamais dépeinte avec cruauté et moquerie, mais plutôt avec respect, amour et admiration. C'était peut-être un moyen pour Christiana de se démarquer d'elle. Encore plus qu'elle ne le faisait déjà, en refusant de chanter au Bacchus, en mettant les mains dans les affaires sales et en prenant part aux grandes décisions du clan Von Carter.

Lorsque sa mère passa son doigt fin sur son visage, Christiana dut retenir un mouvement de recul et un frisson. Elle avait l'impression d'être touchée par un fantôme. Cette femme n'était qu'un rêve physiquement similaire à elle. Mais, intérieurement, totalement différente. Blue Hospel lui permettait de la voir enfin. Ou du moins, une réplique chimérique de sa mère. Christiana commençait à se demander pourquoi tout le monde la comparait à sa mère. Elles étaient si différentes. Elle… elle semblait tellement superficielle, souriante, joyeuse. Et Christiana trop sérieuse, froide, mélancolique. Puis, elle lui lâcha un compliment et un conseil de mère à fille. Ce fut la goutte de trop pour Christiana. Sa mère était absente et dans son rêve, plutôt que de lui donner une raison de cette absence pour ensuite demander pardon, elle lui parla comme si elles avaient toujours été ensemble, tout le temps.

- Je le sais déjà, dit Christiana, à la manière d'une Von Carter pure et dure, autrement dit : comme son père.

Elle recula d'un pas pour détacher son visage du doigt de sa mère et fit face au psyché. Dedans, son reflet cohabitait avec celui de sa mère. Sa dureté habituelle revenait peu à peu, envahissant son visage de 16 ans, la différenciant davantage de sa mère. Celle-ci enchaîna en répondant à sa question. Paul Landowski, sculpteur, Villa Médicis, Joséphine, acteurs piètes, peintres… sa petite Américaine ?! Christiana fronça les sourcils tout en se dévisageant dans le miroir. Tout un univers de strass, de paillettes, de mondanité frivole… qu'espérait-elle en arguant tout ce faste artistique ? Christiana détacha ses yeux du miroir et regarda ses mains. Instinctivement, elle serra les poings.

- N'espère pas que ton ami t'aidera à me convaincre de…

Le téléphone sonna. Christiana se retourna brusquement et vit sa mère partir dans le bureau, à l'image de la chambre. Elle y alla tout en virevoltant, pour décrocher le téléphone et converser avec quelqu'un qui ne semblait pas être l'interlocuteur qu'elle espérait. Christiana prit un pan de sa robe en tâta le tissu, l'analysa et grimaça.

- Je n'aime pas ce genre de personne frivole, murmura-t-elle à Zorvan. Elle me donne la nausée. Est-ce donc de ça, que je rêve ? Est-ce l'image que je me fais de ma mère ?

Profitant de l'absence maternelle, Christiana fouilla la chambre, à la recherche d'indice lui permettant de comprendre la situation, savoir pourquoi elle se trouvait à Paris, chez sa mère. En apprendre plus sur le reste de ce que devait être sa vie dans ce rêve. Qu'étaient devenus les autres Von Carter ? Kyle… était-il aussi mort dans ce rêve ?
Si seulement elle pouvait se souvenir de ce rêve, elle n'aurait pas à fouiller et pourrait accélérer le rythme. Plus vite dehors, plus vite débarrassée de ses épreuves. Christiana chercha et tomba sur une pile de lettre dans le tiroir de la coiffeuse. C'étaient celles de divers hommes. Des admirateurs ou peut-être des amants. Depuis le bureau, une conversation houleuse s'engagea. Avec qui pouvait-elle parler ? Là, Christiana entendit un "non George, Christia va rester". George ? George Von Carter ? Elle serra les dents et fusilla du regard, le portrait de sa mère, accroché au mur.

- Comment ça, "je vais rester" ?

Christiana chiffonna la lettre et la jeta sur le tiroir de la coiffeuse, tiroir qu'elle referma violemment. Puis, d'un pas furibond, elle déboula dans le bureau.

- Christia va rester ! Scanda-t-elle en répétant les mots de sa mère. Qui es-tu donc, pour décider à ma place si je dois rester ou repartir ?! Vociféra-t-elle en pointant un doigt accusateur vers sa mère, qui était toujours au téléphone.

Christiana s'avança de façon menaçante, son air hautain et sa froideur plus grande que jamais. La Christiana de 25 ans reprenant le dessus sur la gamine de 16 ans. Christiana était hors d'elle.

- C'est papa au téléphone ? Pendant toutes ces années tu n'as jamais été là et maintenant, tu veux t'accaparer ma personne ?

Christiana se souvint enfin de ce moment, de ce rêve qui en réalité, n'en était pas un. Cela avait été un cauchemar car elle avait vu la réalité en face. Elle avait vu qu'elle passait à côté de sa vie et que si elle faisait comme sa mère, si elle fuyait, elle pourrait vivre. Si elle avait toujours fait passer sa famille avant elle, c'était justement pour ne pas faire comme sa mère. Pour se plier aux quatre volontés de ses hommes et ne pas leur infliger un nouvel abandon. En voyant sa mère heureuse dans ce rêve, elle commença à se dire qu'elle avait pris la bonne décision en quittant précipitamment le Bacchus et en suivant le Dévoreur. Qu'elle, au moins, elle l'avait fui au bon moment. Au moment où les siens n'avaient plus besoin d'elle. Soit parce qu'il avait trouvé ce qu'il leur manquait, comme Jared. Soit parce qu'ils n'étaient tout simplement plus là pour avoir besoin sa présence. Christiana se disait qu'elle partait sans abandonner qui que ce soit. Maintenant, elle pouvait partir et vivre sa vie à elle.

- Tu as fait passer tes envies fantasques avant moi, avant Drew, Jared et Kyle, avant papa, avant la famille ! Tu es une égoïste qui n'a pensé qu'à elle et qui a ignoré ses enfants pour ses petits plaisirs d'artiste ! Tu nous as abandonné !
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Message  Zorvan Dim 2 Déc - 2:40

L'absence d'émotion profonde de Christiana était un phénomène curieux à observer pour le Gardien de l'Antichambre. La petite fille était apparue à Zorvan comme ayant été sensible et vive, intelligente et curieuse du monde qui l'entourait. Cette jeune femme n'avait plus que des réactions épidermiques et semblant toutes taillées sur le même schéma. "Tout ce qui n'est pas ce que je connais est ennuyeux, tout ce qui ouvre sur d'autres façons d'exister est une perte de temps, tout ce qui n'est pas réductible à l'intérêt de la famille Von Carter est nul et ne mérite que haussements d'épaules et levée de sourcils méprisants."
Qu'elle jugeât sa mère superficielle montrait à quel point son existence dans l'ombre de mâles de la famille l'avait rendue elle-même creuse, vide, incapable désormais de sortir sans aide de la personnalité étriquée qu'on lui avait fait endosser avec une belle unanimité dans l'égoïsme. Il n'était pas étonnant que la jeune femme eût voulu en finir avec la vie.
Le rêve oublié remis en scène par les ressources de l'Antichambre avait pourtant une séduction insidieuse, une aura dorée et comme poudrée d'une délicatesse de sentiments, d'une élégance de moeurs et d'usages, des raffinements de l'intelligence que, comme s'il en avait le vague souvenir, Zorvan sentait correspondre à tout un ensemble hautement civilisé. Les duretés impitoyables de l'existence brute, le sordide ou le monstrueux de bien des comportements humains avaient été patiemment repoussés par des siècles de recherche du beau, l'art devenant le moyen de rendre l'existence non seulement supportable mais riche d'expériences exaltantes qui lui conféraient un sens et une justification. Plutôt que la force brute et la jouissance immédiate, l'être se laissait guider par la recherche du plaisir et du bonheur de se réaliser dans ce qu'il avait de meilleur.
La mère de Christiana était sans aucun doute insérée dans une société aussi imparfaite que celles que Zorvan avait pu observer au cours de ses voyages temporels. Elle vivait sans trop chercher à savoir ce que le ciel de cette époque, tourmentée d'espoirs et de craintes mêlés, pouvait réserver d'orages au monde qui l'entourait. La célébrité et la fortune lui offraient la vie facile de ceux qui n'ont pas d'autres soucis que de réussir à garder le plus longtemps possible ce que le sort leur a accordé. Jolie voix, jolie silhouette, grâce et poésie d'un visage harmonieusement dessiné, esprit plaisant et charmeur et parmi tant d'autres femmes également favorisées par la nature, la chance de rencontres bénéfiques. Mais en plus de ces dons, elle avait eu la volonté de ne pas laisser l'écume sale des égouts remonter des bas-fonds jusqu'à elle et avait refusé de voir éteindre en elle le feu clair de son désir d'être d'abord une voix, une musique.

Zorvan passa en revue ce qu'il lisait dans Christiana. Une vie de faits misérables, de basses manoeuvres pour obtenir la suprématie dans un monde de malfrats, d'escrocs, de racketteurs assassins et de voleurs d'enfants. Les motifs nobles peuvent parfois donner à la violence et au meurtre une sorte de grandeur tragique et même morale. Chez les Carter, les ambitions étaient toutes marquées du sceau de l'intérêt le plus vil, des agissements les plus pervers, des calculs les plus sordides. Le « frère » Kyle apparemment avait su s'en sortir, bien que dans ce milieu, les repentis ne fissent pas de vieux os, surtout quand ils étaient de la famille et connaissaient tous les secrets du clan, y compris ceux des alliés. Rien qui l'élevât vers un ailleurs, une lumière. Finalement, elle n'avait eu de passion que pour l'image qu'elle avait d'elle-même : la servante obstinée qui obéit sans juger, le reflet inconsistant de la volonté paternelle se prolongeant dans le soutien donné aux frères. Elle n'avait même pas aimé ce rôle, au point de vouloir quitter la scène un soir, sans avoir plus de raison de le faire ce soir-là plus que la veille ou le lendemain ...
Quand le téléphone sonna, la mère ne répondit pas à l'allusion de sa fille, déjà sur la défensive face à un éventuel "ami". Zorvan savait que dans le rêve, la chanteuse avait été prévenue d'un appel venant de Georges Von Carter. Christiana s'adressa à Zorvan et le mot "frivole "qu'elle employa à propos de sa mère, le fit grimacer intérieurement. Frivole ? Elle vivait plus intensément sa vie que cette fille de vingt-quatre ans, au sourire rare et crispé, sans passions, sans culture, sans horizon autre que celui d'un club louche et de dossiers falsifiés, fleur flétrie avant même d'avoir pu s'épanouir. Se croyait-elle profonde parce qu'elle n'aimait pas son existence ? Prenait-elle son ennui pour du sérieux ? Sa passivité à accepter son destin de fille de mafieux pour de la détermination? Elle n'avait jamais été utile qu' à soutenir des criminels maudits par des mères pleurant leurs fils retrouvés les pieds dans le ciment au fond de l'Hudson, par ceux fauchés au hasard sur un trottoir balayé par le feu d'un règlement de comptes, haïs des petits commerçants terrorisés par l'araignée sanglante qui les prenait dans sa toile. Il faudrait que Christiana ouvre un peu les yeux sur la réalité du néant qui l'habitait. Ce néant était singulièrement habité de fantômes outragés.
Enfin, du côté de Kyle, il y avait peut-être encore de la ressource. Et aussi dans ce qu'elle allait tirer de Blue Hospel.

Zorvan ne répondit pas, se contentant de fixer son sujet d'expérience avec un regard de froide observation. La seule remarque qui lui vint à l'esprit aurait été que, si sa mère lui donnait la nausée, elle-même aurait donné la nausée à tous ceux qui luttaient contre le crime organisé, la gangrène pourrissant les consciences, la terreur descendue sur la ville.

Mais pour l'instant, Christiana prenait le parti de ce qu'elle allait devenir dans la décade suivante : elle voulait retourner au Bacchus, à des habitudes de vie qui avaient conduit une gamine de treize ans à s'occuper certains soirs de la gestion d'un établissement où le jeu et la prostitution étaient les honorables sources de la réussite familiale. Elle ne savait même pas ce qu'était le travail. Elle ne connaissait que les affaires...
Pleine de ressentiment, elle éclata enfin en reproches, montrant d'un coup que ce refus de reconnaître en sa mère une femme vivant pleinement et librement une vie selon sa nature, cette rancoeur cachée sous le dédain, tout venait de l'indicible sentiment d'abandon qui l'habitait depuis toujours.

Sa mère la regarda sans bouger et reposa le combiné sur son socle noir. Puis elle secoua lentement la tête :

-Tu ne sais rien de moi. Ton père m'a épousée quand j'avais seize ans, j'ai dit oui sottement. Il était séduisant. Ma famille était opposée à ce dont je rêvais, apprendre à chanter, monter sur scène, devenir actrice.. Drew et Jared sont venus tout de suite. J'ai peu à peu compris quelle était la nature des activités de ton père mais je l'aimais encore et mes petits garçons me comblaient. Enfin, il a accepté que je chante et devant mon succès, il a été horriblement jaloux .

Elle s'arrêta un instant, comme sous le poids de souvenirs qu'elle pensait atténués par le temps et qui d'un coup revenaient en force. Zorvan surveillait le visage de sa fille.

-Tu ne t'es pas interrogée sur ces treize ans qui ont séparé Jared de l'arrivée de Kyle. J'ai voulu partir, je l'ai fait, deux fois. Le chantage, les menaces, je suis revenue pour avoir le droit de voir mes enfants. Leur père en faisait déjà des reflets de lui-même. A dix ans, Drew a reçu son premier automatique... j'ai même accepté de ne plus chanter qu'au Bacchus, cette scène pour public de bastringue vulgaire, et .. et puis il y a eu une nouvelle grossesse. Comme il était fier de lui ! Et puis, la catastrophe.

De nouveau, elle s'arrêta et sa voix perdit un peu de sa mesure pour devenir plus pressante :

-Tu te rends compte ? Jamais je n'aurais voulu voler un enfant à sa mère, moi qui venais de perdre le mien. Ton père n'a eu aucun scrupule. Il pensait que me fourrer le premier bébé venu dans les bras me sortirait de mon désespoir. Il avait celui-là tout prêt et n'aurait pas voulu d'une adoption, vue comme une atteinte à sa fierté de géniteur. Je suis devenue dépressive. Je n'ai su d'où venait l'enfant que plusieurs mois plus tard. J'ai tenté d'en finir. Je ne chantais plus.. Sitôt que j'ai repris des forces, j'ai décidé de partir définitivement. Et tu es arrivée, ma petite fille,..mais te voir devenir comme tes frères, avec le destin qu'on réserve aux femmes dans ce milieu.. ah,non...Je suis rentrée en France après avoir acheté ma liberté de la promesse de ne jamais chercher à vous revoir et de me taire sur ce que je savais du Bacchus et surtout de Kyle.

Elle eut une ombre de sourire triste et sa voix perdit sa véhémence.

- Mais j'ai toujours eu de vos nouvelles par des amis du spectacle.. Et puis, ton père a eu peur pour toi... Un de ses alliés te voulait pour son fils, un dégénéré, à ton âge ! Il m'a demandé, sous prétexte d'éducation, que je te prenne avec moi,juste pour gagner du temps...J'espérais que tu comprendrais...que tu ne retournerais jamais au Bacchus, qu'il n'était pas trop tard pour toi, que tu peux échapper à cette emprise de mort et de dégradation. Aimes-tu vraiment ce que tu fais ? Kyle veut étudier..il n'y aurait donc que lui qui aura su résister ? Au delà de ton affection pour ton père, ne vois-tu pas qu'on t'a volé à toi-même et que tu dois partir, toi aussi, si tu veux savoir qui tu es vraiment ?






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Message  Invité Lun 3 Déc - 19:37

Tout en se sachant dans un rêve, Christiana trouva la situation tellement réelle que ses réactions lui venaient naturellement. Elle leva les yeux au ciel quand sa mère lui déclara qu'elle ne savait rien d'elle. Secoua la tête avec dépit en l'écoutant se justifier. Mis ses mains sur ses hanches et posa un regard sévère sur sa mère imaginaire lorsque celle-ci parla de la jalousie de son père. Enfin, elle parla de Kyle. Christiana eut comme un haut-le-cœur bien visible. Un frisson venait de lui traverser le corps. Toute la rigidité de son cœur disparut et elle semblait s'affaisser sur elle-même. Les horreurs qu'elle lui avait crachées lui revenaient au visage, suite à l'annonce de son départ, ainsi que le briquet en possession du Dévoreur lui revinrent en mémoire. Sa mère avait raison. Christiana ne connaissait rien de sa mère. Mais elle, que savait-elle de sa fille ? Probablement Rien. Ou du moins, ce que ses amis du spectacle pouvaient lui raconter. Autrement dit, uniquement ce que Christiana acceptait de montrer. Se doutait-elle que Kyle et elle avaient prévu de fuir ? Imaginait-elle que les études de Kyle étaient leur sauf-conduit ? L'occasion pour eux de fuir loin du Bacchus ? Dans la réalité, s'il n'y avait pas eu cette saleté de guerre, Christiana et Kyle seraient bien loin de New York. Sûrement sur la côte ouest des États-Unis. Peut-être même au Canada. Ils seraient juste ensemble, et loin. Christiana secoua négativement la tête, comme si elle refusait de croire en ce que cette mère issue de son rêve pouvait lui dire. Refuser de croire au fait que sa mère avait fui les Von Carter pour ses enfants et qu'elle avait récupéré sa fille pour la protéger et non par plaisir personnel.

- Pourquoi ne pas avoir fui avec nous !? S'écria Christiana. Pourquoi ne pas nous avoir emmené avec toi ?

Puis elle lui demanda si elle aimait ce qu'elle faisait. Christiana fit un pas en arrière. Cette question lui faisait peur. Ho ! Elle connaissait que trop bien cette question. Elle revenait souvent dans ses rêves. Des rêves comme celui-ci. Satané Zorvan. Il avait bien choisi son rêve. Cette question revenait quand elle se regardait dans un miroir. C'était pour cela qu'elle fuyait son reflet. Elle revenait surtout depuis que, dans la réalité, son père était mort. Aimait-elle ce qu'elle faisait ? Non. Sinon elle n'aurait pas quitté le Bacchus, en profitant de la voiture de son frère. Elle n'aurait pas arrêté le véhicule sur le pont. Elle n'aurait pas songé à sauter du pont. Et surtout, elle n'aurait pas accepté de suivre le Dévoreur. Christiana se ressaisit, leva le menton et inspira profondément. Oui. Elle n'aimait pas ce qu'elle faisait. Ce qu'elle aimait, c'était sa famille. Son père, Drew, Jared et Kyle. Si elle le faisait, c'était pour eux. Ils le lui rendaient si bien. Elle avait tout ce qu'elle voulait. Amour, argent, ses moindres petits désirs de princesse étaient comblés. Elle ne faisait rien pour elle. De toute façon, elle n'avait pas le temps.

Christiana laissa sa mère continuer ses explications. Puis, quand celle-ci eut terminé, la jeune femme s'avança lentement jusqu'à sa mère. D'un pas lourd, son regard planté dans le sien. Quand elle fut devant elle, assez proche pour la regarder dans le blanc des yeux, mais pas trop pour rester loin de ses bras, Christiana scruta ce visage si similaire au sien. Silencieuse, elle dévisageait celle avec qui son père et ses frères la comparaient si souvent. Finalement, elle brisa le silence.

- J'ai fait tout ça pour papa, pour Drew, Jared et Kyle. Parce qu'il fallait bien quelqu'un pour le faire. Mais ne va pas croire que je ne comprends pas !

Christiana se tut subitement. À l'époque où elle faisait ce rêve, Christiana ne comprenait pas la situation dans laquelle elle s'était mise, un peu par elle-même, car être au centre des Von Carter lui plaisait tout de même. Parce qu'elle aimait le pouvoir qu'elle avait sur sa famille. Mais au moment de revivre ce rêve, après sa prise de conscience au Bacchus, après le pont et le Dévoreur, elle comprenait enfin que le pouvoir n'apportait pas le bonheur. Il n'y avait qu'avec Kyle que tout allait bien. Parce qu'il était le seul à sortir, depuis qu'il avait appris la vérité sur ses parents. Parce qu'il était sa fenêtre sur le monde et la clé de sa libération, celui qui lui permettait de savoir qui elle était réellement, car il la voyait telle qu'elle était.

- Kyle étudie pour nous, reprit-elle sans pour autant répondre à la question de sa mère. Pour lui et pour moi, pour notre projet.

Christiana s'écarta de sa mère et fit le tour du petit bureau. Elle s'approcha d'une lampe dont l'abat-jour se terminait par des fils. Elle passa son doigt pour les faire danseret, d'un air rêveuse et avec un léger sourire heureux dessiné sur ses lèvres, elle ajouta :

- Il parait que la côte ouest des États-Unis est très agréable en été. Kyle disait que c'était l'endroit rêvé pour un cabinet médical. Que je pouvais profiter de la plage pendant qu'il travaillerait. Personnellement, le Canada me tentait davantage. Ho mais, connaissant Kyle, il trouverait un bon compromis. Il est doué pour ça. C'est comme le soir où nus n'étions que tous les deux à la maison. C'est si rare… alors on en profite chaque fois que possible. Il a cuisiné pour nous deux. Il cuisine si bien… Ce soir-là, il a…

Christiana écarquilla les yeux. Elle arrêta subitement de jouer avec les filaments et un voile d'effroi venait de passer sur son visage. Elle s'éloignait du sujet et commençait à parler sans son habituelle retenue. C'était ça l'effet Kyle. Il était la clé qui pouvait ouvrir la Christiana bien enfouie. Celle qui pouvait avoir des émotions, des envies et des sentiments. Christiana referma la bouche et croisa les bras. Elle tourna le dos à sa mère et s'approcha d'une fenêtre pour regarder la tour Eiffel. Cette fenêtre lui rappela celle où elle écoutait le disque phonographique de sa mère et où elle observait la rue. Celle qui lui permettait d'avoir son unique moment à elle, où Kyle veillait dans l'ombre, à ce qu'elle ne fut pas dérangée.

Christiana se tourna vivement vers sa mère.

- Kyle me manque tellement, lâcha-t-elle subitement en serrant ses bras croisés contre sa poitrine, en tremblant et en courbant les épaules. Je lui ai dit des choses que je ne pensais pas. Si je dois partir, c'est pour le retrouver, ajouta-t-elle en parlant tant pour le rêve que pour la réalité.

Quitter sa mère dans le rêve et voyager dans la réalité, uniquement pour retrouver Kyle.

- Et une fois que je l'aurai récupéré, nous partirons. Loin. Lui et moi. Mais loin, conclut-elle en se replongeant dans le paysage.
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Message  Zorvan Dim 9 Déc - 1:48

En utilisant ce qui lui restait de ses dons anciens pour recréer ce rêve dans Blue Hospel, le Gardien s'attendait bien à quelques flottements dans l'enchaînement des faits. Christiana avait fait ce rêve avant de se rendre compte que le très fort attachement éprouvé pour celui qu 'elle appelait encore son frère prenait des inflexions de moins en moins fraternelles. Mais c'était la jeune femme amoureuse qui revivait ce rêve si longtemps oublié, Kyle y occupait dans ses pensées une place qu'il n'avait pas eue dans le rêve initial et cet élément passionnel en gauchissait l'orientation. Christiana en était comme empêchée de sentir l'attrait maternel avec la même fascination éprouvée par la toute jeune fille, ce qui expliquait peut-être qu'elle en ait si longtemps occulté le souvenir. Selon un processus bien connu, elle s'était sans doute interdit de penser qu'elle aurait pu vivre, comme cette mère rêvée, une existence heureuse et pleine, reconnue et fêtée, apportant beauté et plaisir, douceur et intensité, harmonies et contrastes se mêlant dans la suite dorée de ses jours. Elle, la soi-disant princesse, ne connaissait que la tension méfiante de ceux qui sont sur une perpétuelle défensive, entourés de haines féroces, de vengeances froides et calculées, d'ambitions meurtrières. Il n'était jamais question de se laisser aller aux penchants secrets de sa nature. Ses succès étaient moins des témoignages de sa valeur, de ce qui lui était personnel, unique, que l'élimination des obstacles aux volontés de son père, toutes orientées vers un seul but , sauver le Bacchus, faire progresser le Bacchus, assurer la supériorité du Bacchus.
Zorvan trouvait intéressant de voir comment elle exprimait indirectement son désir refoulé de partir vers une autre vie. Elle reprochait à sa mère, non d'avoir quitté son père, mais de ne pas avoir emporté ses enfants dans sa fuite. On ne montrait pas mieux ce profond sentiment de regret frustré et d'insatisfaction totale qui avait poussé Christiana vers la nuit glacée du fleuve. La même absence d'espoir l'avait incitée à suivre le Dévoreur, un inconnu qui parlait d'une possibilité de recommencer, de retrouver Kyle et surtout de se trouver elle-même.
Zorvan haussa un peu les épaules. Les enfants sont ingrats. Madame Von Carter ne pouvait évidemment pas partir en emmenant ses enfants. Christiana l'aurait sans doute tellement souhaité, sentant ce vide en elle grandir avec les années. La pauvrette en oubliait les lois rigides du milieu où elle avait vécu. Pour s'appeler Von Carter, le père n'en avait pas moins dû adopter tous les principes mafieux régissant les Famillles et issus de la mentalité de l'ancienne Sicile: autorité absolue du père, transmission aux fils des responsabilités et vision de la femme comme une épouse et une mère qui, selon la célèbre formule, est celle qui "sert, obéit, ne voit rien, ne dit rien, mais sait tout". L'épouse de Georges Von Carter avait trahi le clan, elle avait refusé de s'enfermer dans un rôle qui n'était pas celui pour lequel elle se sentait destinée. Sa mère ne pouvait que s'en aller seule. On peut à la rigueur laisser partir une épouse, mais jamais les enfants. Autant qu'elle parte au lieu de faire honte au clan. C'était bien une Française, une artiste, assise sur son haut tabouret de scène et qui chante en montrant ses jambes. Oui, qu'elle s'en aille et ne perturbe plus la famille.
Zorvan eut une moue dépréciative en regardant le costume de femme mûre qu'aimait porter Christiana. Du noir, du strict, du sévère, reflet inconscient de celui des mères siciliennes transportées sur les bords de l'Hudson, femmes aux lèvres serrées sur leurs secrets et leurs douleurs, maudissant leurs fils traîtres, leurs filles dévergondées qui épousaient des non-catholiques, portant le deuil perpétuel de ceux tombés dans les vendettas et la guerre des gangs. Dans sa robe rose poudre, fluide et soyeuse, dénudant les bras et le cou, la jeune Christiana était comme un déni de ce culte matriarcal du sacrifice à la mort.
Qu'allait-elle choisir ? Elle eut encore quelques mots qui n'étaient plus directement accusateurs mais sonnaient maintenant comme une défense de ses choix passés. Sa mère avait refusé le sale travail, refusé le sacrifice, il fallait bien que que l'accepte la seule femme Von Carter qui restât. La voix maternelle demeura calme comme si toutes ces idées n'offraient plus rien de désobligeant, depuis le temps qu"elle se les répétait à elle-même :

-Kyle est le seul qui ait refusé de se laisser enfermer dans ce carcan et il n'est pas un vrai Von Carter. C'est d'ailleurs pour cela qu'on le laisse faire, sans doute...Tu devrais l'imiter. Change de nom, je peux t'aider. Ici, j'ai repris mon nom de jeune fille et mon vrai prénom. Christiana est celui qui plaisait à ton père et sonnait bien au Bacchus. Ninon ne lui semblait pas assez sérieux. "C'est un prénom de poule", me disait-il fort gentiment.

Zorvan fut un instant presque satisfait. ses plans se déroulaient correctement.
Dans le rêve intial, la dormeuse s'était débattue avec le dilemme que lui posait le désir né des paroles de sa mère. Oui, elle devait changer de nom. Changer de nom, c'était changer de vie, changer de soi, se quitter comme on quitte une vieille robe et réapparaître dans une autre et tout le monde dit : "Oh, comme elle vous va bien. Elle était faite pour vous. Vous voilà transformée !" Mais changer de nom, c'était renier son père, renier ce qu'elle était devenue, ce qu'elle avait finalement admis comme étant son destin.
Le rêve se troublait sous les implications profondes de ce rejet possible du nom paternel et de ce prénom deux fois porté, comme une marque d'appartenance et d'identité renouvelable à volonté. Une Von Carter doit s'appeler Christiana. Aucun des garçons ne s'était appelé George.
Cette agitation de l'esprit de la rêveuse était apparue particulièrement riche en possibilités quand Zorvan avait établi les plans d'accueil de la nouvelle envoyée du Dévoreur. Il surveillait donc de près les réactions de la Christiana du présent. Elle évoluait, c'était net, avait perdu son petit air bravache du début, et commençait une sorte de confession de ses aspirations. Et là, Zorvan fronça un sourcil dépité et le sourire devint même sarcastique au fil des confidences égrenées.
On se trouvait dans une rêverie de midinette, Kyle gagnant consciencieusement l'argent du ménage à son cabinet médical et elle "profitant de la plage" en se disant sans doute que finalement, ils avaient eu raison de choisir la côte ouest, plus ensoleillée que le Canada, n'est-ce pas ? Tout à l'heure le rêve allait tourner à l'achat d'une nouvelle voiture et au changement de la moquette du salon. Non, plutôt d'une nouvelle batterie de casseroles. Zorvan ricana d'un air mauvais devant l'étonnante révélation. Kyle n'était pas seulement un as du stéthoscope. C'était l'Apollon de la Cuistance, le génie du fourneau, le chevalier-serveur qui avait 'même cuisiné pour nous deux"

Blue Hospel devenait-il l'antichambre du roman-photo ? Ce que ces humains pouvaient être impossibles avec leurs cœurs en bandoulière et leurs élan vers l'idéal retombant en fait au ras du carrelage de la cuisine.
Tout le décor sembla frémir un instant en réaction à cette incursion de Christiana, future amoureuse, dans le songe de Christiana adolescente. Mais seul Zorvan le perçut et il rétablit rapidement la situation d'un pianotage rapide de ses ongles effilés sur un clavier invisible. C'était dans ce genre de dérapage qu'il lui arrivait de perdre un candidat, expulsé du rêve maltraité par une intrusion trop brutale du présent. On le retrouvait parfois étalé sur le sol de l'Antichambre, en plus ou moins bon état mental. Parfois il avait tout bonnement disparu.
La mère sembla soudain avoir été au courant des amours de sa fille et sourit avec douceur . Zorvan vit que son visage avait pris quelques rides et que le maquillage avait légèrement changé.Elle sourit en entendant les paroles véhémentes de Christiana qui affirmait sa décision de partir avec Kyle une fois qu'elle l'aurait retrouvé.

-Moi, je ne peux pas te rendre ton Kyle. Mais tu dois partir en effet si tu penses qu'il t'attend quelque part. Je veux te voir quitter ton père et le monde étouffant et délétère du Bacchus et me quitter aussi, puisque tu sais maintenant ce que tu attends de la vie. Le Bacchus t'avait comme anesthésiée. Tu t'es réveillée, Christiana.

Le gardien n'eut que le temps de tendre la main vers un point de l'espace qui se mit à briller intensément, puis s'élargit en une zone grise où se dessinèrent de vagues structures, comme un chemin qui s'ouvrait dans la brume. Zorvan pointa un index autoritaire vers Christiana :

- Fini de rêver, mademoiselle, nous allons voir comment vous savez vous souvenir et remonter le temps.



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