Tout en procédant à sa toilette matinale, Alceste écoutait les Indes Galantes. Il avait téléchargé en Mp3 la version orchestrale de Franz Bruggen de 1994 et il se dit qu'il faudrait qu'il regarde le Dvd de la version dansée des Arts Florissants donnée à l'opéra en 2004, à moins qu'il ne s'offre le voyage.
Il avait à rattraper, depuis son arrivée à Targoviste, un retard monstrueux de 343 ans d'ignorance totale - et pour cause ! et cette période comprenait les trois siècles où la sphère des connaissances humaines s'était dilatée aux dimensions de l'univers. Il se sentait dépassé par le moindre cours de physique au Collège de France, lui qui à son époque lisait Monsieur Descartes, il signor Galileo et Herr Kepler. Ah ! Kepler... ; il le respectait particulièrement, peut-être en raison de sa belle épitaphe :
Je mesurais les cieux. Je mesure maintenant les ombres de la Terre. L'esprit était céleste. Ici gît l'ombre du corps.
Il avait comblé facilement une partie de ses lacunes en lettres, arts et sciences humaines, étant doué de ce merveilleux pouvoir de demeurer plusieurs mois en un endroit du passé et de revenir chez le Dévoreur n'ayant dépensé que 3;33 nanosecondes, autant dire rien, de son temps réel d'existence. Mais l'esprit a ses limites et Alceste avait lâché les progrès scientifiques dès le milieu du XIXe et se contentait d'en connaître l'existence sans en démêler les arcanes. Il avait lu et compris Newton mais non Albert Einstein.
Autres limites à son fabuleux pouvoir : non seulement il ne pouvait aller dans le futur, mais il ne devait pas demeurer dans un autre temps que le sien plus de six mois lunaires sous peine d'éprouver de terribles migraines, identifiées par le Professeur comme d'origine quarkienne. Ah les quarks ! soupirait-il souvent en rentrant d'un de ses chronovoyages. En plus, après un déplacement temporel, il restait sans tangibilité, comme Zorvan, mais lui demeurait visible de tous. Cela limitait ses possibilités d'action dans les époques qu'il visitait. Bizarrement, il restait solide dans les trois régions de l'Antichambre sauf s'il utilisait un gadget de Zorvan qui le dé- ou re-matérialisait à volonté.
Targoviste était équipé d'un appareil du même genre qui le reconstituait plus ou moins vite mais rien ne valait une poignée de main du Professeur. Alceste pensait que cela venait du fait que c'était Stanzas qui l'avait tiré du magma temporel où Zorvan l'avait malencontreusement lâché et leurs gluons avaient dû fraterniser...Le professeur utilisait des formules mathématiques moins imagées mais c'était encore un coup des quarks.
A ces inconvénients on pouvait joindre le choc des 3.33 nanosecondes se réinsérant brutalement dans le temps actuel, ce qui lui causait une sorte de vide mental dont il mettait au moins dix secondes à se remettre et, dans ces dix secondes, il avait l'air complètement idiot ; les yeux fixes, muet, bouche ouverte, il lui arrivait même de baver sur sa croate, ce qui pour un homme aussi méticuleux que lui, était extrêmement désagréable, d'autant que cela effrayait un entourage non prévenu. Le remède était de rentrer en visant un endroit désert. Malheureusement, il n'était pas capable de toujours déterminer sa localisation d'arrivée avec une précision suffisante.
La veille encore, il était parti à 23 heures de sa chambre pour assister à l'assassinat d'Henri IV en direct, afin de se faire une idée des responsabilités en cause. Il n'avait en fait pas vu grand chose, en raison de la cohue dans l'étroite rue de la Ferronnerie et de son obligation de ne pas se faire toucher. Il était resté trois jours à Paris pour essayer d'en apprendre davantage mais, sans internet, les nouvelles ne circulaient qu'au compte-goutte et lassé de perdre son temps à écouter des ragots, il avait réglé son horloge interne sur l'excellent lit qui l'attendait à Targoviste. Las ! À 23h +3.33 nanosecondes, il était réapparu brusquement dans la chambre de dame Gertie, laquelle regardait un feuilleton sentimental à la télé. Il s'était excusé, Gertie n'avait fait aucun commentaire, habituée aux usages curieux des hôtes de son employeur.
Fredonnant l'air des Sauvages, Alceste nouait sa croate de dentelle en suivant le rythme saccadé de cette danse prétendûment aztèque,ce qui lui fit réaliser un drapé assez excentrique qui aurait ravi les courtisans de Louis le Quatorzième, avides de modes nouvelles dans ce monde du paraître. Mademoiselle de Fontange, un matin de chasse, relevait ses cheveux d'un ruban désinvolte, le Roi applaudissait et le lendemain toutes les dames adoptaient ce style …Ô frivolité des femmes , Ô vanité des hommes !
Alceste se regarda dans la glace, fit une horrible grimace au souvenir de son bref passage à Versailles. .Ce qu'il avait pu rater sa vie quand il était vivant ! Enfin, vivant ordinaire.
Heureusement, grâce à ce brave Zorvan, il avait été happé dans le grand vortex de l'Antichambre et le non moins brave Dévoreur l'avait repêché juste à temps. Sans l'intervention du Professeur, serait-il en train de dériver encore dans" l'océan des âges" comme disait ce brave Alphonse ?
Alceste ne put s'empêcher de se regarder ironiquement. Ce matin, il etait prêt à orner tout individu de l'épithète "brave" . Il était et demeurait misanthrope, mais maintenant, se regardait l'être sans se prendre au sérieux. Comment être sérieux avec soi-même quand on passe à travers les murs- ou plus exactement quand les murs passent à travers vous ?
Il fallait mieux se consacrer à sa tâche du jour : accueillir vers 8 heures, heure locale, le professeur qui lui confierait une dame. Etait déjà arrivé Thorvald, un beau grand Nordique aperçu en Aparadoxis.
Thorvald avait été envoyé directement dans le bureau du Dévoreur en compagnie d'un plateau chargé de victuailles, car il avait été noté comme ayant un solide appétit malgré son esprit volontiers tourné vers une vue mystique de l'univers. Alceste approuvait cet équilibre, et il admirait un mystique musclé, capable de dévorer un demi-jambon en vidant sans faire d'histoire une belle chope de bonne bière.
Le secrétaire assura l'ordonnance de ses boucles sombres, vérifia le tombé de sa rhingrave, secoua ses encombrantes manches puisque le professeur avait précisé" costume à la Fouquet" dans son mail d'alerte. C'était pour impressionner la nouvelle arrivante si elle doutait encore d'être, comme Alice, passée de l'autre côté du miroir. Alceste préférait son costume plus simple de gentilhomme campagnard, avec le minimum d'ornements et pas de jupe-culotte ridicule. Mais il tenait à ses manchettes qui plaisent aux dames quand les fines dentelles viennent à frôler le bout de leurs doigts.
Quelques minutes plus tard, dans le parc, à l'endroit où débarquait habituellement le Professeur, lequel calculait mieux ses trajectoires que lui, le couple apparut. Alceste salua avec le plus de décorum possible, ayant pris son chapeau mousquetaire à panache pour accompagner noblement son geste. Il avait un peu envie de rire car il savait que le Dévoreur n'était pas dupe depuis qu'il l'avait surpris en train de courir dans le parc en jogging et baskets. Mais en tant que secrétaire, Alceste tenait à sa croate et à son habit noir à manchettes qui lui était comme un uniforme dont il était fier. Stanzas lui tendit un dossier, ce qui lui permit de le toucher légèrement et de consolider ainsi ses gluons.
Après s'être enquis de la situation le professeur s'éclipsa derrière les rhododendrons vers l'allée conduisant au manoir.
Alceste salua une seconde fois Hadley Fairfield et se présenta de façon moins cavalière que ne l'avait fait le Dévoreur :
-Je suis en effet Alceste de Saint-Côme, madame, et je suis, avec votre permission, entièrement à votre service. Je vous prierai de bien vouloir me suivre pour rejoindre le manoir.
Il allait lui tendre la main pour qu'elle y posât la sienne mais se retint. Une Américaine risquait de le gratifier d'un vigoureux shake-hand et dans son costume à la Fouquet, ç'aurait été totalement ridicule.
Pour occuper le court trajet jusqu'à la salle à manger, il débita deux ou trois remarques anodines sur les difficultés éventuelles rencontrées lors du premier voyage mais ajouta que, si on ne changeait pas de continuum, ce déplacement était en général très bien supporté. Il lui fit remarquer le caractère très fleuri du jardin, dit qu'il avait fait installer un bac à sable et une balançoire car on lui avait parlé d'un bambin. De même, il attendait l'autorisation de faire venir un sympathique grand chien noir, nommé Chapka, recommandé par un autre voyageur qui lui avait demandé par lettre de bien vouloir l'accueillir car il craignait que le chien, qui s'était attaché à lui, ne s'ennuyât durant ses absences. La plupart des enfants aiment avoir un ami à quatre pattes mais si Chapka qui était vraiment un très grand chien, déplaisait, on pouvait se procurer très facilement un caniche nain ou même un loulou poméranien très docile, bien que ce ne soit plus un chien à la mode.
Alceste espéra que ces propos lénifiants rassureraient la jeune femme car enfin, passer brutalement de New-York à Targoviste et des années vingt à 2013 ne pouvait pas se faire sans appréhension et perte des repères. Tout en soulignant l'absolue réalité de l'extraordinaire expérience, Alceste s'efforçait de recadrer les choses familières dans ce nouvel environnement, aussi insolite fût-il. Il se souvenait si bien de son désarroi en débarquant du Vortex et de la prévenance du Professeur qui l'avait mis en confiance avec beaucoup de délicatesse.
La table mise offrait, s'échappant de plats couverts et de théières rebondies, des fumées réconfortantes et des fumets délicats mettant en appétit même Alceste qui pouvait ne se nourrir que de l'air du temps. Gertie était une perle et le secrétaire-gentilhomme ne s'adressait jamais à elle sans l'appeler Dame Gertie.
Hadley Fairfield installée, Alceste s'assit à son tour et commença le service aussitôt, tout en devisant sur le même ton poli qui, il l'espérait, mettrait à l'aise l'invitée du Professeur.
-Nous visiterons la maison quand vous le désirerez, mais vous voudrez peut-être vous reposer d'abord dans la suite mise à votre disposition si vous acceptez de nous confier votre petit garçon pendant vos absences.. Et je suis là pour répondre à toutes vos questions, qu'elles soient graves et générales ou ponctuelles et touchant au quotidien pratique.
Il s'interrompit pour désigner une assiette de gâteaux :
-Je vous recommande les cornuletes , pâtisseries locales fourrées au loukhoum, rappelant l'occupation ottomane, un peu sucrées mais délicieuses. Je me mêle un peu de cuisine et je les ai faites à votre intention.
Il reprit, entre deux bouchées de scones fourrés de gelée de cassis, continuant à équilibrer ainsi les deux pôles entre lesquels devaient osciller les émotions de la jeune femme, l'incroyable et l'ordinaire:
-Ah, je ne vous ai pas prévenue...et je ne sais si le Professeur vous aura parlé de moi. Il ne le fait habituellement pas, pour gagner du temps et ne pas compliquer les choses.
Je suis moi-même Voyageur mais d'un modèle inusité. Ne craignez rien de moi : Je n'ai pas le don de transporter à travers le temps et l'espace ceux qui me touchent. Et dans ce moment et en ce lieu, je suis tout à fait tangible. Mais il m'arrive quand je voyage de ne pas l'être. Je ne suis pas un fantôme, je ne suis pas mort, tout cela est parfaitement scientifique et le Professeur pourrait vous expliquer comment j'ai subi une dissociation fréquentielle de .. enfin, mes particules voguent un peu au hasard et pour assurer ma tangibilité, mes quarks manquent de gluons . Ah, les quarks ! La physique des particules m'est assez hermétique mais n'a guère de secrets pour le Professeur et cela peut vous étonner, mais tout est explicable et expliqué. Je suis anormalement tout à fait normal.
Voulez-vous d'autres précisions ?