Je m’étais perdue dans le dédale des couloirs de Targoviste ou était-ce dans la contemplation de tant de splendeurs ? Ma vie avait toujours été simple, frugale parfois, aussi étais-je comme un spectateur bouche bée devant tous les trésors que recelait l’ancienne abbaye ; ils étaient autant de cadeaux offerts à une enfant à qui l’on n’avait jamais rien promis. Observer les rais de lumière transpercer avec poésie les larges vitres et s’écrouler sur le sol froid comme un prolongement de l’invitation de la Nature à abaisser les frontières m’avait occupée plus que de raison. Lorsque en clignant des paupières, j’avais dû m’habituer à voir le monde à travers un filtre bleu vert, né du long échange de regards que j’avais eus avec le soleil, j’avais souri. L’astre diurne ne se répandait pas que sur les dalles, il me réchauffait des pieds à la tête. Une douce torpeur me laissa pantelante. J’avais retrouvé des sensations familières, des plaisirs démodés qui me serraient la gorge autant qu’ils me picotaient les yeux. Des ressentis d’un autre temps, une impression de rentrer chez soi… l’ombre d’un doute chassa pendant quelques secondes cet apaisement. Lorsque l’on a déjà tout perdu, on n’a normalement plus de craintes mais on connaît par cœur la souffrance de la désillusion et l’on ne sait si on peut y croire encore.
C’est avec plus de prudence que je continuai mon périple. Même une soirée déroutante et une nuit reposante ne pouvaient effacer une vingtaine d’années de peine, de pénitence et de misère. Il y avait néanmoins un nouveau couloir, une autre porte, un espoir plus grand… J’avais longtemps été dubitative ! non pire, j’avais longtemps été stupéfaite devant l’incongru mais le souvenir de ce tourbillon dans le temps était intact et me redonnait des hauts le cœur qui pouvaient témoigner que le Dévoreur m’avait donné les clés pour un futur encore inexploré. Un long soupir mit fin à ma morosité. Je tournai et retournai cette dent dans ma paume, je la sentais comme la promesse, elle aussi, d’un avenir. Et je n’en n’avais plus depuis si longtemps que caresser simplement l’idée me précipita vers le couloir suivant, le rose revenu sur mes joues. Elymara ne reparaissait pas et je crains un instant de devoir appeler à l'aide alors que toute la maison semblait reposer dans un silence bienheureux. Confuse à l’idée de réveiller toutes ces personnes qui m’avaient ouvert leur porte avec tant de gentillesse, je tournai la tête de droite et de gauche, me forçant à faire resurgir les souvenirs de mon parcours de la veille. Mes yeux tombèrent sans le vouloir sur une toile d’une beauté incandescente. Les couleurs étaient chatoyantes et rendaient justice aussi bien à l’artiste qu’au lieu qui les exposait. Je m’approchai avec hésitation, envoûtée à la vue de cette femme au regard tendre qui appuyait son menton contre le haut de la tête d’un enfant. Il émanait de ce simple portrait une force intérieure qui me percuta et j’observai chaque contour, chaque dégradé pour bien fixer dans ma mémoire cette scène intime. Ca aurait pu être moi, Baptiste et moi ou ma mère et moi… Quelque chose me disait que Targoviste n’avait pas été mis sur ma route sans raison. Il me fut très difficile de quitter la toile que je nommai in petto, « la mère de l’enfant ».
J’avais perdu toute notion de l’heure lorsque enfin je découvris juste en face de moi, un escalier comme je n’en n’avais jamais vu. De mon Amérique natale, je ne connaissais que les quelques marches qui menaient en catimini aux guinguettes clandestines ou les escaliers, plus rudes, qui s’enfonçaient dans le ventre de New York ou de Chicago, nommé à juste titre Métro. A dire vrai, j’avais été aussi très…chamboulée par une scène de chasse peinte sans restriction et si mes pensées peuvent sembler incohérentes, elles essaient de retrouver un équilibre. Une silhouette haute se découpant un peu plus loin me fit sursauter et je serrai plus fort ce qui était devenu dès à présent un porte bonheur. Je refusais de laisser mon cœur battre la chamade plus longtemps mais je dus mal m’y prendre car lorsque le visage du Professeur se dessina, son sourire espiègle me fit jurer qu’il avait lu en moi comme dans un livre ouvert. Afin d’éviter son regard clairvoyant, je me concentrai sur ma tenue qui semblait lui plaire.
- Bonjour Professeur Stanzas et merci mais vous avez raison, tout le mérite en revient à votre amie. Je sentais qu'ici on ne parlait pas d'employée. Vous avez une demeure tellement belle, même en plein hiver, elle est le réceptacle de tant de luminosité.
Ces prunelles intelligentes au fond desquelles dansaient mille lueurs, mille pensées, mille attentions, mille tourments me trouvaient tantôt perdu tantôt confiante.
- Je crois qu'une maman n'est jamais sûre de bien faire pour son enfant mais je suis presque certaine, cette fois, qu'ici, je lui offrirai plus. Il aura toujours quelqu'un avec lui, pour veiller sur lui...
Et tellement plus, pensai-je... L'idée de revoir Alceste me réjouit et j'emboîtai le pas au Dévoreur en m'appuyant très légèrement sur ce bras cérémonieux que j'accueillis comme le plus bel hommage qu'on pouvait me faire. Mes pensées errèrent pendant toute la descente. Affronter un monstre...étais-je prête ?
- J'aurais envie de vous répondre que l'on n'est jamais prêt à faire face à la monstruosité mais que j'y mettrai tout mon courage et quelques savoir-faire.
Plus nous approchions du jardin, plus je pouvais percevoir des aboiements énergiques. Chapka allait plaire à mon petit homme. Je reculai pourtant lorsque le grand chien noir darda ses yeux dans notre direction. Seule sa langue rosée qui tomba me rassura tellement elle donnait l'impression qu'il souriait. Lorsque j'eus salué le Secrétaire et ami du Professeur, je me préparai mentalement à refaire le voyage retour, priant presque pour que tout ceci n'ait pas été un mirage, que chaque plante, chaque pierre, chaque touffe d'herbe se retrouve à la même place lorsque je reviendrais. Chapka ne semblait pas au fait de mes préoccupations car il m'approcha sans timidité aucune. Je m'accroupis pour lui flatter les oreilles, surtout la droite et le gratifier de petits noms...
Je laissai les deux hommes discuter tranquillement en m'éloignant avec lui et lorsque le Dévoreur revint, annonciateur d'un nouveau tourbillon dans le passé, je m'accrochai une fois de plus à mon joyau et je me rappelai...
- Oh ! Professeur, trouverons-nous sur notre chemin le temps de m'acheter une petite boîte ou idéalement un petit collier ?
C'était bien une considération féminine que de vouloir faire des emplettes alors que le temps était derrière nous mais ce cri du coeur m'échappa...