Voilà que la demoiselle faisait la difficile !
Comment !! Il tirait de ses rêves un vicomte à croquer, poli, prévenant, rempli de délicatesse de sentiments et de distinction dans les manières, une figure sans accroc, lisse et rassurante. Un homme qui n'était ni l'ogre brutal ni le serpent perfide dont parlaient les mises en garde des bonnes soeurs et les sermons du dimanche, mais l'être mystérieux qu' imaginent les jeunes filles dans les couvents, quand le soir, avant de s'endormir, allongées dans leurs lits blancs, elles essaient de trouver un sens aux mots chuchotés entre deux novices,aux récits que font les pensionnaires qui, rentrant d 'un séjour dans leur famille, parlent des fiançailles de leurs aînées ou du joli cousin qui leur a tenu si galamment leur ombrelle pendant qu'elles cueillaien des fleurs dans le parc.
Zorvan se dit que Aurore a vécu un chaste amour – oui, chaste, car ils ne devaient pas être très brûlants les baisers volés par ce petit médecin qui met trois ans avant de se décider à demander la main de celle qu'il dit aimer. Elle a vécu un bonheur timide et inquiet, fait de tendresse et promesses d'un avenir où Martin serait toujours auprès d'elle. Ses songes d'adolescente ont parfois été traversés par des images imprécises d'hommes dont le souvenir la troublait. Mais ces émotions informulées s'effaçaient vite au réveil, sous le regard sévère des soeurs récitant les prières du matin qui appellent à la purification des ombres de la nuit.
Et voilà qu'elle repousse l'aimable vicomte et ne trouve aucun charme à se sentir courtisée, ménagée, comme un être unique et précieux.
Le Gardien est un peu vexé. Il ne préjuge jamais des réactions possibles de ses sujets à tester, sinon à quoi serviraient les épreuves ? Mais il trouve décevant pour le spectacle que la blanche Aurore ne profite pas davantage de ce rêve retrouvé et qui pourrait être charmant. Le Vicomte contant fleurette avec la permission du papa, la fraîcheur parfumée du printemps dans ce joli jardin, la douceur d'un moment où les cruautés et les vilenies ordinaires de l'existence s'effacent pour ne laisser place qu'à des sentiments délicats, encore trop nouveaux pour n'être pas un peu naïfs, un peu convenus, mais d'autant plus attendrissants. Aurore devrait en être au moins amusée et flattée, sinon émue. Ce n'est pas un coeur aride, une âme sèche et sans élan qu'Aurore Joinville. Pourquoi ne cède-t-elle pas à ce moment dont rêvent les jeunes filles même si elles feignent de ne pas être intéressées, ce moment que Verlaine appelle si tendrement "l'heure exquise" ? Zorvan se dit qu'il manque le clair de lune; mais c'est un peu tard. On peut toujours rajouter un petit bassin avec une vasque murmurante, un chant de fauvette sur un lilas en fleur, une lumière d'avril bleu qui présage les chaleurs de l'été.
Avec un léger mouvement d'impatience, Zorvan pensa qu'il était peut-être moins impartial qu'il devait l'être. Il gâtait Aurore, devenait réellement trop sentimental et de surcroît, en pure perte, car Aurore après avoir semblé entrer dans le jeu onirique, s'en dégageait déjà.
En fait elle résistait aux rêves comme elle avait eu du mal à accepter de revivre son passé en remontant la fragile échelle de ses souvenirs. Elle regardait la scène comme un spectacle qu'on lui présentait et non de l'intérieur, comme le fait une bonne actrice qui, tout en restant elle-même, devient Phèdre ou Andromaque, Scarlett O'Hara ou Casque d'Or. Elle ne voulait pas être séduite, même pour jouer le temps d'un rêve.
Fallait-il en conclure que la jeune personne avait les pieds bien plus solidement plantés sur terre que sa fragilité physique et comme transparente le laissait supposer ? Ah ! que ces êtres compliqués plus que vraiment complexes, si souvent dérisoires dans leurs émotions et mesquins dans leurs désirs, que ces humains pouvaient parfois être déroutants, imprévisibles, un masque en cachant un autre, incapables de se comprendre parce qu'ils ne se connaissaient pas eux-mêmes.
Allait-elle se laisser aller, oui ou non?
C'était non.
Zorvan vit l'Aurore du rêve devenir floue tandis que la grisaille absorbait les arbres du parc, le jet d'eau, l'air bleu et le chant des oiseaux. Le vicomte se résorba lui aussi et le Gardien, qui pratiquait volontiers l'art des synesthésies, perçut un léger chuintement d'air, comme si une baudruche se dégonflait.
Les images qui se succédèrent expliquaient clairement le refus d'Aurore. Sa vision des hommes était simple : tous des débauchés, qui ne pensent qu'à satisfaire leurs besoins animaux. Le gentil papa troussait les servantes derrière ou dessus les canapés et quant au délicat Adhémar de Margency - (il s'appelle Adhémar ? Zorvan se souvenait très bien de l'avoir prénommé Eloi. Les rêves vous jouent vraiment de ces tours ..) - son avenir selon Aurore, c'était un visage couperosé et libidineux.
A ses côtés, la jeune fille était transformée. Ses yeux semblaient s'être assombris et ses lèvres se pinçaient de colère. Ce fut d'une voix coupante qu'elle l'apostropha en termes montrant un refus véhément de ce qu'elle avait perçu comme une main mise sur sa personne.
D'une certaine manière, Zorvan était satisfait de cette réaction nettement exprimée. On pouvait avancer, même si elle tournait sa rancoeur contre lui, le mettanr au même rang que ceux dont elle refusait maintenant l'autorité. Et encore une qui le détestait... ces humains n'aimaient pas qu'on aide à découvrir leur vérité. Il répliqua, reprenant avec ironie l'idée qu'elle se faisait de ses motivations :
-Je n'espèrais rien du tout, chère demoiselle au châle blanc. C'est votre droit le plus strict de ne pas trouver le vicomte aussi charmant que le trouveraient vos compagnes de couvent. A dix-huit ans et dans votre situation, je conçois votre méfiance du genre masculin. Vous ne voulez pas être une potiche ? Très bien encore . Mais toutes les femmes mariées et mères de famille n'en sont pas, même à votre époque. En cette année 1889 qui est celle de votre monde, à Varsovie une jeune fille économise pour se rendre en France y commencer de brillantes études scientifiques, épouser l'homme qu'elle aime, élever deux enfants et recevoir deux fois le Prix Nobel.. Marie Curie, votre contemporaine, n'est vraiment pas une potiche. Une vie n'est pas un vêtement prêt à porter, elle se bâtit ou se défait avec les décisions que nous prenons, à commencer par celle de ne pas en prendre et de se laisser aller avec le flot.
Mais vous savez refuser ce qui ne vous plaît pas et c'est un bon point pour vous. Continuons.Il se demanda même s'il n'allait peut-être accélérer la rencontre prévue avec un autre citoyen en chemin. Mais c'eût été une erreur. Il fallait mettre Aurore encore une fois au pied du mur et ce n'était pas un mur pour rire que la muraille de la foi. Certes, elle venait de laisser échapper qu'elle refusait la vie de nonne. Elle la voyait maintenant non comme un choix mais comme une conséquence inéluctable de l'éducation reçue auprès des soeurs; Mais elle pouvait aussi, après ce refus d'une vocation de complaisance, accepter de vivre pleinement sa foi parce qu'elle le déciderait, pour être en accord avec ce qu'elle désirait pour elle-même.
Zorvan n'y voyait aucun inconvénient. Une bonne soeur Voyageuse du temps, pourquoi pas ? Stanzas lui avait envoyé des lascars autrement étonnants, des criminels, des illuminés, des brutes et des dandys, des analphabètes et des savants plus ou moins fous. Souvent plutôt plus que moins quand ils sortaient d'entre ses mains.
La conquête de sa liberté par le voyageur lui-même était bien l'objectif final des épreuves de l'Antichambre.
La liberté du voyageur. Quel beau titre pour une histoire à venir, une nouvelle vie à vivre. Le regret de sa condition lui tordit le coeur. Mais il fallait remplir sa fonction qui seule lui permettait de ne pas être seulement une ombre.
Il fallait donc qu'Aurore décide de la place que sa foi tiendrait dans la nouvelle existence à laquelle elle aspirait. Et la dernière épreuve serait rude et elle allait encore le traiter de sadique. Tant pis pour lui. Pour Aurore, il s'était montré trop présent. Elle lui était apparue si jeune et fragile. Ce n'était pas malin de rester à côté d'elle et de lui expliquer ceci et de modifier cela, pour tenter de lui éviter trop de perplexité et d'effroi. Elle avait beau jeu de renvoyer le rêve quand il ne lui plaisait pas.
Il épaissit le brouillard autour d'eux tout en reprenant froidement :
-Vous avez côtoyé la souffrance humaine dans cet hôpital où vous alliez exercer votre charité chrétienne, pratiquer les vertus enseignées, l'amour des autres et le don de soi. Vous avez vu mourir dans la douleur et dans la solitude.
Mais vous n'avez pas connu la violence collective et le mal absolu qu' engendrent les guerres. Vous êtes née l'année même du siège de Paris , l'année terrible de la Commune. On y fusilla des religieux et un archevêque et la répression de la révolte fit des milliers de morts. Les récits de ces horreurs vous ont atteinte dans votre retraite de l'orphelinat. Vous vous souvenez de ce cauchemar que vous avez fait après avoir découvert dans le grenier du couvent, il y a quelques semaines, un vieux journal avec de terribles photographies des morts des deux camps ? Zorvan agita ses longs doigts et ferma un instant les yeux avant de poursuivre :
-Voilà que vous rêvez que vous-même, vous vous retrouvez près d' une barricade au milieu des fusillades. De chaque côté, la même persuasion d'être dans son bon droit, de défendre la justice et la liberté, de chaque côté aussi la haine de l'autre et le désir de survivre. Vous voyez-vous dans votre rêve, doux rossignol de soeur Madeleine, voulant vous consacrer à un dieu de paix et de pardon ? Comment vivez-vous cette violence qui transforme les hommes en démons ivres de carnage ? Comment retrouvez-vous votre Dieu dans ces massacres et cette folie des hommes ? Une rumeur naquit, en une seconde elle devint un bruit effrayant de cris, de canonnade, de décharges de fusil. L'odeur de la fumée et de la poudre. Le brouillard s'évanouit. On était dans une rue fracassée, remplie de soldats tirant sur une barricade d'où sifflaient les ripostes des armes à feu; tirant sur des fenêtres d'où dépassaient des canons de fusil. D' une maison en flamme sortit un groupe affolé qui se dispersa derrière les soldats puis une jeune fille au châle blanc qui demeura comme pétrifiée entre les décombres.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]Zorvan disparut.