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{Abandonné}La vérité est dans les rêves

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Message  Zorvan Ven 8 Mar - 22:47


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Zorvan attendait l’arrivée d’Aurore. Comme ils étaient nombreux, ceux qui avaient franchi ce pont à sa demande. Ils traînaient tous un peu, hésitant à cause du brouillard, de l'aspect négligé de cette passerelle semblant aller vers nulle part.
Oui, il était satisfait de la première partie de l’épreuve. Aurore avait un tempérament énergique et résistant. Bien qu’elle parût frêle et sans défense, elle ne s’était jamais laissé engloutir dans le marécage de ses origines. Le destin  avait fait d’elle, dans une société rigide, patriarcale et misogyne, un être d’opprobre, abandonné à la charité publique, une fille sans père, née d’une femme perdue reniée par son époux, mère morte de misère et de souffrance. Aurore était de ceux dont on disait en ce temps qu’ils devaient expier les fautes de leurs parents. Pour  bien des censeurs impitoyables, il ne fallait jamais oublier la fange dont  étaient issus ces enfants du vice, fruits du péché, parias par héritage. Ils portaient en eux les germes du mal et rares étaient ceux que la bienfaisance permettait de sauver. Ainsi  stigmatisés,  trop d’entre eux en effet se laissait aller à accepter leur sort et à s’engager à leur tour sur les voies où avaient failli leurs parents.
Zorvan connaissaient les dons qui distinguaient Aurore de bien des enfants de la misère, victimes des mauvais traitements,de l’alcoolisme et de la maladie, mal nourris, faibles de corps et d’esprit, arrivant déjà déformés par les premières années passées dans le ruisseau. L’intelligence naturelle de l’enfant avait pu se développer dès le berceau grâce aux soins particuliers que lui avait dispensés Soeur Madeleine. Parce qu’elle s’était toujours sentie protégée, soutenue et réconfortée, elle avait pu garder une âme fière, si son coeur était humble. La certitude de n’être pas totalement abandonnée l’avait accompagnée et maintenue au dessus du flot noir qui aurait dû l’emporter. On l’aimait et elle avait aimé en retour.
Amour de Soeur Madeleine, qui s’était si fort attachée à la jolie et douce petite fille, "son rossignol".
Amour de ce Dieu Père tout-puissant qui, pensait-elle, au delà de son sort méprisable, l’aimait d’un amour infini et régénérateur. Oui, même si tout cet amour ne pouvait faire oublier celui qui lui avait manqué, la chaleur d’un foyer, le sentiment d’avoir une place unique en ce monde qu’elle seule pouvait remplir, l’enfant délaissée n’avait jamais perdu toute espérance, puisant dans sa volonté et sa force spirituelle ce qu’il faut d’estime de soi pour continuer à vivre dignement.
Zorvan s’étonnait toujours des ressources morales qui pouvaient jaillir de ces êtres humains par ailleurs si faibles et chaotiques. Il attendait beaucoup de la rencontre d’Aurore avec le savant anglais. Encore un tendre, un doux, vite trompé, vite meurtri, mais qui ne renonçait pas à ce qui donnait du sens à sa vie : la recherche scientifique, la passion de la vérité des choses, quand tant de coeurs étaient perfides autour de lui.


Ah, Aurore était là. Il ne l’avait pas vue venir, frêle et blanche dans le brouillard immaculé.
La plume : son rôle dans vos voyages
Empreinte : Zorvan,Gardien de l'Antichambre, Prêtre Guerrier d'Aralia
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Message  Invité Dim 24 Mar - 20:53

Aurore n'aimait pas Zorvan, elle n'aurait pu dire pourquoi. Peut-être était ce sa noirceur, son cynisme, ou peut-être son côté inquisiteur, qui voyait trop et la mettait à nue.
Peut-être était ce tout simplement parce qu'il représentait le juge, l'arbitre et le cas de conscience.

Lorsqu'il fit apparaître le pont qui devait la conduire vers une nouvelle épreuve, elle lui en voulut. Il la chassait comme une malpropre, la trimbalant d'une pièce à l'autre comme un pion qu'on manipule à souhait. Aurore était pourtant habituée à se taire et à obéir. Assis toi, puis lève toi ! N'était ce pas ce qu'on lui avait toujours seriné, même la messe était remplie d'ordres de ce genre.

Comme dans son enfance, elle n'avait pas plus le choix. Traverser ce pont et subir une nouvelle épreuve était la seule issue. Quitter ces lieux n'était pas forcément une mauvaise chose, et elle l'aurait fait de bon coeur si elle n'avait su que derrière, au bout du chemin, elle ne ferait que retrouver Zorvan et son sarcasme.

Elle posa le pied sur la passerelle, qui semblait si vieille que le poids plume d'Aurore suffit à la faire vibrer. Un peu déséquilibrée, le second pas ne fut pas voulu. A peine eut-elle fini ce geste, qu'elle sentit un froid glacial l'entourer. Le brouillard à perte de vue ne lui permettait pas de voir combien de mètres elle devrait franchir, mais elle savait que chaque pas serait une épreuve à passer.

Elle se retourna et chercha des yeux Zorvan mais il avait disparu la laissant seule face au vide. Pour une fois qu'elle avait besoin de lui, le voilà qui avait fait exprès de s'éclipser. Elle se demanda pourquoi, puisqu'il était si facile de sortir de cette pièce, devait-elle, elle, passer par cette étape. Une porte secrète de toute évidence permettait de communiquer d'une salle à l'autre, ou alors Zorvan n'était effectivement pas si humain que cela...

Elle hésita quelques instants. Rebrousser chemin et palper les murs de la salle, à la recherche de l'issue secrète ou continuer sur cette frêle passerelle. Elle choisit le chemin tracé, et avança d'un nouveau pas. Celui ci était plus assuré, la passerelle vacillait toujours mais elle s'était habituée aux remous occasionnés. Fermant à demi les paupières pour se protéger d'elle ne savait quel danger, elle coupa le brouillard, se tenant à la rambarde, comptant ses pas, cherchant à jauger la distance à parcourir.

Enfin elle crut discerner des murs, un jour, quelque chose de différent. Le brouillard semblait moins dense, le froid un peu moins prenant. Elle aurait voulu courir, en finir de ce trajet. Elle garda la même cadence, à petits pas, tout doucement.

Zorvan se détacha soudain au coeur du brouillard, comme un phare dans la nuit. Elle fixa son regard sur lui et continua jusqu'à quitter enfin la passerelle, jusqu'à enfin avoir les pieds sur le sol ferme de la pièce. Les mains gelées, elle se tenait un peu voutée, cherchant à garder le peu de chaleur qui lui restait. Mais jamais elle ne laissa ses yeux se baisser. Droit dans les siens elle le regardait.
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Message  Zorvan Sam 6 Avr - 17:29

Zorvan, Maître du Pont


Le brouillard glacé du pont éprouvait plus ou moins les candidats au voyage. Certains ne le sentaient qu'à peine, ne voyaient qu'un lieu banal sur lequel il n'y avait vraiment rien à dire. Ils le franchissaient sans état d'ême, en remontant le col de leur vêtement d'un geste machinal. D'autres s'attendaient à un piège, ralentissaient leurs pas, reniflaient le brouillard comme des chats méfiants sur un seuil inconnu. Les inquiets se retournaient, cherchaient leur guide, l'appelaient même, tandis que les bravaches sifflotaient, donnaient un coup de pied dans les rambardes tordues et rouillées, se penchaient pour voir ce qui se trouvait en bas. Un vertige nauséeux les saisissait aussitôt. Le Gardien n'allait pas perdre du temps et de l'énergie à adapter ses structures virtuelles bosoniques aux exigences de l'oreille interne des humains, pas plus d'ailleurs qu'aux lois fort restreintes de la gravitation universelle. Zorvan Pontifex, d'accord, mais il avait autre chose à surveiller que ce bricolage, uniquement destiné à transporter ses ouailles d'un monde à l'autre et ceci à moindres frais.
Cependant il n'en était pas vraiment satisfait et tentait parfois de le rendre moins froid, moins hostile. Mais c'était un enchaînement si complexe que celui de transformer un concept en une réalité sensible ! surtout dans l'univers clos de L'Antichambre.
L'idée de transition d'un plan d'existence à un autre avait généré tout naturellement la matérialisation d'un pont, tandis que le caractère déroutant du passage, du moins pour des cerveaux humains, s'était traduit par du brouillard qui effaçait un.monde et en suscitait un autre. Ce n'était pas très original mais le symbolisme l'est rarement sous peine de ne pas être compris. Un pont est de toutes façons un lieu magique qui parle de lui-même.
Mais comment justifier l'aspect lugubre du lieu, privé tant de grâce naturelle que d'effet artistique ? De quelle fatigue morale, de quel désespoir ancien avait-il surgi pour ne refléter ainsi que l'usure du temps et la perte de l'espérance ? Sortir de la brume pour s'y replonger, quelle image désolante ! Cependant, les essais pour rendre le passage moins sinistre s'étaient tous révélés calamiteux, au point que plusieurs fois il y avait perdu des passagers et le Dévoreur, avec son autoritarisme habituel, lui avait intimé l'ordre de laisser SON pont tranquille. De plus, il était résulté de ces essais une relative instabilité temporelle qui interdisait au voyageur de traîner en route. Le pont à peine apparu, des deux côtés, le brouillard se mettait à avancer vers le milieu du chemin et il fallait en être sorti avant que les deux flots de brume ne se soient rejoints. Zorvan surveillait toujours ses cobayes pour qu'ils n'hésitent pas trop en cours de route et ne disparaissent pas avec le pont. L'urgence née du danger avait peut-être engendré ce froid pénétrant, de façon à éliminer tout désir de s'y attarder. Enfin, quelle que soit sa nature, il fallait passer le pont.

Aurore


Aurore l'avait franchi bravement, mais elle était glacée et ses lèvres décolorées tremblaient tandis qu'elle serrait les pans de son châle autour de sa silhouette fragile. Si Zorvan jugeait qu'il était bon de malmener moralement les futurs voyageurs pour s'assurer de leurs capacités à réagir et de leur degré de résilience, s'il lui arrivait même de brutaliser un peu certains candidats trop sûrs de leur supériorité ou trop naïvement persuadés de la bonté naturelle de l'homme en général et de celle des Guides en particulier, il n'aimait pas voir souffrir inutilement des êtres sans défense.
En voyant la jeune fille ainsi transie, comme une rose blanche attardée sous les frimas de l'hiver, il se sentit responsable de ce désagrément et décida donc de réchauffer au moins la salle d'accueil de Blue Hospel. Il pourrait réconforter Aurore en lui offrant un décor moins sinistre. Ses longs doigts nerveux d'artiste pianotèrent sur d'invisibles touches et des reflets nacrés vinrent onduler sur la brume grise, où tout à l'heure se matérialiseraient les rêves.
Le résultat fut très joli, presque féérique, inspiré de l'aurore boréale par une délicate attention dont le Gardien fut le premier à ricaner intérieurement...devenait-il sentimental ? Il se retint d'ajouter une musique d'ambiance avec flûtes rêveuses et bruissements du vent mais décida de creuser l'idée pour plus tard. Une musique pouvait être adaptée à la psychologie de chaque candidat, changeant selon son évolution dans les deux étapes de l' initiation dont il avait la responsabilité. L'effet incitatif de ses décors en serait augmenté.
Blue Hospel


Toute frigorifiée qu'elle fût, Aurore n'en fixa pas moins Zorvan droit dans les yeux avec cette même détermination qu'il avait déjà remarquée et que les émotions du Champ des Oublis n'avaient pas affaiblie. C'était ce regard que les enfants portent parfois sur l'adulte, regard lourd de reproche informulé, du sentiment de devoir obéir parce qu'on est démuni, qu'on ne comprend pas ce qui se passe et qu'on sait que l'autre a pour lui la force et le savoir.
Mais loin d'accentuer son attendrissement sur la timide Aurore —petit Saxe fragile, enfant de la misère et de l'abandon, innocente victime des turpitudes humaines, brebis maltraitée par les chiens de garde et guettée par les loups cruels, etc etc — ce regard tira au contraire Zorvan de ce qu'il considéra comme un regrettable accès de sensiblerie sirupeuse. C'était bien la douce brebis qui voulait faire payer à son géniteur le poids de ses fautes, se sentait très capable de jouer les Antigones en inversant les parents, venger sa mère en tuant le père, la même qui envisageait de laisser tomber sa vocation de vierge et martyre ( "un pléonasme", ricana intérieurement Zorvan qui aimait les citations à l'emporte-pièce de l'humour britannique) pour le premier ou le second joli garçon venu. Bien que, si l'expression "joli garçon" convenait à Martin de Brobourg, on eût pu discuter sur son exactitude appliquée au Dévoreur, toujours prêt à jouer les pères nobles, "Suivez-moi, mon enfant ! " tout en pariant sur son allure de ténébreux intéressant. Mais le beau professeur avait eu tort de se couper le catogan, la moitié de son charme s'était envolé. Quand on passe son temps à tourbillonner dans les vortex, la longue chevelure s'impose. Jamais Zorvan n'aurait renoncé aux sombres volutes que le vent d' Aparadoxis soulevait autour du fier visage de l'ancien prêtre-guerrier. et puis ce manteau noir usagé..
Il savait bien que ce genre de réflexions venimeuses manquait de classe, mais elles venaient de son exaspérant enfermement dans l'Antichambre, de sa défaite devant Stanzas et il en mesurait bien la vanité. Mais on se soulage comme on peut.
En attendant, il fallait présenter le lieu. Il fixa à son tour Aurore, lui fit le coup des yeux insondables, ce qui déstabilisait les voyageurs les plus assurés, sauf ceux qui n'avaient même pas assez de sensibilité pour les remarquer, et il se prépara à un de ces petits discours pédagogiques qu'il aimait prononcer quand il n'était pas en phase taciturne et de mauvaise humeur .

Rêvez, je le veux !


-Dans Blue Hospel, vous allez retrouver des songes inachevés, oubliés, ou qui même, n'ont été que des potentialités à peine effleurées dans la partie profonde de l'âme, celle qui continue à tisser la toile où se prennent les rêves, à chuchoter des histoires que nul n'entend alors même que le corps et la conscience reposent dans l'inertie du sommeil.
Vous allez voir le début d'un de ces rêves et vous allez le poursuivre en l'infléchissant selon votre volonté, votre volonté vraie, non celle de la novice docile, soucieuse de plaire à Sœur Madeleine et d'obtenir sa place au paradis à force de frotter convenablement les carreaux du parloir. Vous serez à la fois, vous-même, vous observant ici et maintenant, et l'Aurore agissant dans le rêve .


Il attendit un court instant pour laisser pénétrer l'idée et éventuellement donner le temps de réagir, puis il reprit sur le même ton décidé :

-Certains visiteurs de Blue Hospel demeurent assez détachés, plus spectateurs qu'acteurs . D'autres se plongent totalement dans la dimension onirique. Pour l'instant, les risques ne sont pas trop grands, car vous n'avez pas encore beaucoup d'existence en tant que Voyageur. Mais ici, la réalité sort parfois des rêves et elle peut vous suivre lors de votre retour dans le monde que vous dites réel. Comme si les rêves ne l'étaient pas tout autant, mais il faut avoir les yeux pour le voir.

Il commença à dessiner dans l'air des lignes qu'on sentait précises, évidentes pour lui seul qui suivait un modèle invisible. Des formes apparurent dans le brouillard irisé et il commenta :

- Vous êtes dans l'hôtel de Brobourg. Vous avez été reconnue l'an passé par votre père comme sa légitime héritière et vous portez désormais son nom. Le Comte n'est pas l'horrible vieillard que vous avez aperçu mais conserve encore des traces du bel homme séducteur qu'il fût et des manières éduquées de son rang. La disparition de son fils l'incite à vous proposer de renoncer à votre noviciat, car vous êtes encore officiellement liée par vos voeux, et à épouser un jeune homme, Eloi, vicomte de Margency, dont vous avez fait la connaissance depuis peu, avec qui vous avez sympathisé et qui vient de présenter sa demande en mariage et espère obtenir l'autorisation de vous faire sa cour.

Zorvan cessa de dessiner sur le vide. La brume s'effilochait en disparaissant et on distinguait un somptueux salon-bureau de style, avec cette surcharge d'ornements caractéristique des intérieurs du XIX° siècle. Tout se précisait peu à peu, des bruits de voix venaient de ce décor, un perroquet jaune et bleu battit des ailes dans sa cage dorée, un cartel égrena une sonnerie cristalline sur la cheminée.

Zorvan reprit :

-Voilà. Laissez-vous aller et rêvez. Cependant je tiens à vous signaler la possibilité pour vous de changer votre rêve. Je n'ai fait que choisir parmi les infinies possibilités de votre inconscient. Concentrez-vous. Si ce rêve-ci ne vous convient pas, il s'effacera et vous pourrez le remplacer par un autre. Il suffira d'y penser avec force et tout se mettra en place selon votre volonté.
Et la mienne.
ajouta-t-il pour rappeler qui était le maître ici.

Il eut un de ses sourires toujours à double sens, et ajouta :

- Je ne suis pas aussi tyrannique qu'on voudrait le faire croire.





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Message  Invité Lun 29 Avr - 11:20

Les doigts resserrés sur son châle qui lui servait de protection à plus d'un titre, Aurore finit par devoir détourner les yeux devant le regard insistant de Zorvan. Elle prit pour prétexte la contemplation de cette nouvelle pièce qui lui semblait bien plus accueillante que la passerelle, ou même cette autre pièce où elle avait vu les souvenirs se matérialiser devant ses yeux.

L'ambiance était plus feutrée, les couleurs plus chaudes, et elle trouvait même Zorvan plus accueillant, si elle occultait le regard froid qu'il avait posé sur elle. Peut-être était ce simplement l'atmosphère des lieux qui rendait cet être cynique un peu plus chaleureux, peut-être Aurore s'habituait-elle tout simplement à cet étrange bonhomme qui était cloitré dans ces lieux depuis tant d'années...

En l'écoutant, elle arriva même à avoir un peu pitié de lui. Lui qui semblait avoir tant de pouvoir, se retrouvait à hanter des lieux froids et sans vie, devant se contenter de lumières artificielles, d'images synthétiques. Devant elle, un écran commença à lui montrer des images encore floues. Elle reconnut son père mais il était si différent de la dernière image qu'elle en avait gardée. Sur son visage, il n'y avait aucune trace de mépris, son regard était franc, sa voix même lui semblait changée. A côté de lui, elle eut du mal à se reconnaitre.

Elle avança de quelques pas, jusqu'à toucher l'écran, à s'en faire mal aux yeux. Sa main tendue cherchait à comprendre qu'elle était cette belle femme souriante qui lui ressemblait tant. Ayant finalement compris que ce qu'elle voyait était le reflet de ce qu'elle aurait pu être, elle recula d'un pas, touchée dans son coeur, avant d'être happée par l'écran et de se sentir vivre dans le corps de la dame en blanc qui se tenait assise dans un fauteuil de belle facture.

Il était étrange de se retrouver dans son propre corps, tout en ayant l'impression de n'y être qu'invitée. Il était étrange de voir la scène de l'extérieur et de la vivre en même temps si intensément. Spectatrice et actrice, jusqu'à ne plus savoir qui était la fausse Aurore.

Son père se tourna vers elle avec un regard chaud, une voix profonde, une marque d'affection qu'elle n'avait pas cru possible. Il se tenait assis à côté d'elle, dans un fauteuil de même facture, et devant eux une petite table supportait un beau napperon et un chandelier dont les bougies dansaient avec un courant d'air imperceptible. L'Aurore transie regardait son double installée bien confortablement dans l'atmosphère douillette du manoir des Brobourg. Elle semblait avoir toujours vécu dans le luxe, elle semblait totalement intégrée aux lieux. Les yeux agrandis par l'étonnement, Aurore regarda Zorvan, puis revint poser ses yeux sur l'écran perturbateur.

Le comte parlait à Aurore :

- Ma chérie, il est temps pour vous de vous marier, vous savez que vous êtes mon seul espoir d'avoir un héritier depuis que Martin a disparu. Que pensez vous du Vicomte de Margency, vous semble t-il un mari acceptable ?


Aurore resta un moment silencieuse avant de répondre d'une voix un peu chargée d'émotion, pendant que ses joues prenaient une belle couleur rosée.

- Mon père ... Vous savez que mon plus cher désir est de devenir l'épouse de Dieu, mes soeurs ne comprendraient pas que je convole en juste noces après tant d'années passées en leur compagnie. Et pourtant ... J'ai le coeur brisé ... J'aimerai tant pouvoir vous rendre la grâce que vous m'avez faite en me reconnaissant comme votre fille. Laissez moi encore un peu de temps, je ne dois prononcer mes voeux que le mois prochain.


- Le vicomte est venu ce tantôt me demander votre main. Je n'ai su que répondre, je ne veux vous forcer d'aucune manière. Vous savez que le parti est bon, il me semble être apte à prendre soin de vous et à me donner de beaux héritiers. Et ... Cette robe vous va si bien ... il me répugne de vous voir affublée de ce coton rêche que l'on vous oblige à porter. Je sais que vous devez beaucoup à cette petite communauté, mais votre destin est ailleurs, à mes côtés. N'oubliez pas que vous êtes une Brobourg. Votre nom vous oblige à tenir un certain rang.

Les paroles du comte étaient sages et censées mais Aurore était tiraillée entre son dévouement à Dieu et l'obéissance qu'elle devait à son père.

- Ce vicomte, ... , je n'éprouve rien pour lui, et me voir à son bras ... Je ne sais si je pourrais

- Ma fille, le coeur n'a ici que peu de raison de se prononcer. songez que je ne suis plus tout jeune, et que je dois penser à votre devenir. Que deviendrez vous si je trépasse avant l'heure. Vous n'aurez alors d'autres choix que de finir votre vie entre les murs gris de ce couvent que vous affectionnez tant ce jour. Mais demain, après demain, quand votre sein n'aura pas produit d'enfants à choyer, quand vos mains seront durcies par le travail et votre coeur sec d'une vie de dévotion, aurez vous le même langage ?

Les yeux baissés, Aurore jouait avec la soie de sa robe, triturant le tissu de qualité, tiraillée par le choix qu'elle devait faire.

- Père, pour vous faire plaisir, je veux bien qu'il me courtise, mais promettez moi de ne pas me marier si mon choix se tourne finalement vers Dieu.

Aurore spectatrice ressentait la double douleur de cette scène. La perte de Martin, le renoncement qu'elle avait fait pour suivre un autre destin que celui qu'on lui avait donné, et cette douleur au fond du coeur, sourde, de ne pas avoir été aimée, reconnue, voulue. Elle baissa les yeux pour ravaler sa tristesse pendant qu'une nouvelle scène prenait place.

Aurore cette fois ci se promenait dans les jardins, une ombrelle protégeait son teint délicat des assauts de l'astre céleste. Elle marchait d'un petit pas, à la rencontre d'un homme dont les traits étaient encore flous. Sur son visage un léger sourire se dessinait mais ses doigts resserrés sur le manche de l'ombrelle tremblaient en peu d'appréhension. Elle avait vu, plutôt croisé cet homme déjà, mais elle n'avait que peu fait attention à lui. Le revoir sachant ce qu'il avait demandé à son père, faisait un peu battre son coeur, d'espoir peut-être, de peur assurément.
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Message  Zorvan Dim 12 Mai - 17:27

Zorvan fixa son regard noir sur Aurore qui pénétrait dans Blue Hospel, pâle et tremblant de froid.
 Les traits acérés du Gardien n'exprimaient aucune émotion. Il était toute tension intellectuelle, conduisant sa pensée simultanément sur plusieurs chemins, dont certains totalement inaccessibles à l'esprit humain qui ne savait pas même les nommer. Bien que chez lui exceptionnellement efficace,  l'observation ordinaire des  gestes, des expressions les plus ténues, les plus fugitives, se joignait à la plongée dans l'âme même,  dans la mémoire vive ou secrète. Il savait repérer les fleuves  ténébreux qui font courir leurs  tumultes et agitent leurs remous sous l'activité consciente du sujet; il savait déchiffrer ce monde obscur qu'un poète humain qu'aimait Zorvan appelait" le gouffre intérieur" bien avant qu'un célèbre médecin viennois ne colonise le terme d'inconscient.
Et ce n'était pas tout, il puisait dans les rêves oubliés, filtrait des images, les projetait sur d'autres plans, les modifiaient pour en tirer la valeur et le sens profond. Il savait rendre visible un être à lui -même, et la réflexion prenait alors d'étranges significations. Aurore se voyait autre et pourtant cette autre était elle-même, aussi certainement que le reflet dans un miroir est notre double ; mais là le double vivait sa propre vie et elle en découvrait les données nouvelles tout en sentant qu'elle pouvait les transformer à chaque instant. Comme lui d'ailleurs, qui construisait ces mondes de reflets à partir de ce qu'il avait découvert dans le sujet soumis à son analyse.
Certes, il  ne savait pas tout et ne pouvait pas tout. Polymathe et non omniscient. Sinon, à quoi bon toutes ces épreuves ? Un être est toujours en chemin et se modifie à chaque regard posé sur lui, que ce soit le sien propre ou celui d'autrui. Mais il en savait suffisamment pour réveiller la conscience de celui qu'il promenait dans ses domaines. Aparadoxis, monde  des possibles devenus expériences vécues ; le Champ des Oublis, où l'éternel " Pourquoi suis-je ainsi, pourquoi suis-je moi ?" recevait au moins partiellement une réponse grâce à la remontée dans le temps retrouvé.
On était dans le lieu des rêves à revisiter et il ne se contentait pas des quelques images floues  qui flottaient  encore ici et là dans des coins oubliés de sa mémoire. Il savait les infléchir, les compléter pour en extraire les désirs inentendus, les aspirations étouffées, les pensées interdites. Zorvan en regardant Aurore, absorbait, dans le puits d'ombre de son regard, tout ce qui pouvait en elle lui servir à ce qu'elle se découvre un peu plus riche d'elle-même, un peu plus consciente, un peu plus vraie. Il renvoyait ensuite vers elle ce qui pourrait l'aider à se vivre autrement et il aimait ce moment où ses images intérieures de télépathe se projetaient en visions partagées avec l'autre.  Trois entités se liaient : l'esprit du créateur, l'oeuvre qui se matérialisait et la sensibilité réceptrice du spectateur. Il guetta le geste qui lui montrerait qu'Aurore entrait dans le rêve qu'il lui proposait parce qu'il avait réussi à le lui faire retrouver en elle-même.

Le mouvement qu'elle fit vers la scène apparue était, dans tous les sens du terme, les premiers pas vers son acceptation du rêve. Zorvan en fut satisfait car il était très vexé quand certains cobayes ne voyaient rien, se plaignaient d'avoir mal à la tête, trouvaient qu'il faisait trop chaud ou trop froid et puis, quand est-ce qu'on sortait du brouillard et qu'on aurait son autorisation de voyager dans le temps ? Il ressentait la déception du peintre qui expose une oeuvre et voit le visiteur passer devant sans réagir sinon en répondant quand on lui dit : "-Hé, vous avez vu ? - Ouais, les murs auraient  bien besoin d'un coup de pinceau..." Aurore était réceptive ; elle était en chemin.

Cependant Zorvan, lisant certaines de ses impressions, se dit qu'il y avait été un peu trop fort dans l'idéalisation du père ; même en rêve Bobourg ne devait pas passer pour un Jean Valjean à particule, toute bonté d'âme et désir de rendre heureuse la petite Cosette, celle-qui-a-tant-souffert. C'était d'ailleurs intéressant de voir comme Aurore s'était engouffrée dans cette possibilité que son père puisse être le père modèle. Zorvan se décida à modifier ici el là ce trop plein d'idéalisme insatisfait. Cette gamine ne cherchait donc que quelqu'un à vénérer, à adorer, à servir ? Elle ne serait bonne alors qu'à rejoindre les Mystiques si on la laissait ainsi s'égarer dans le saint sulpicisme filial. Zorvan voulait qu'elle s'affirme en tant qu'elle-même et non persiste dans cette image d'éternelle servante qu'on lui avait imposée.  Sainte Aurore, vierge et martyre ; elle avait en elle une autre carrure, la fragile enfant. Héhé, elle avait voulu tuer l'affreux, quand même ! Entre la parricide et la fifille à son papa adoré, il fallait qu'elle prenne ses marques ; il allait corriger un peu le tableau .
Il fit en sorte que la bouche du comrte, souriant avec bonté comme un saint Antoine de Padoue, se gonflât un peu de sensualité gourmande. Bobourg était un homme à femmes et devait le rester.
Aussi, à la cinquième minute- c'était plutôt un film qu'un tableau- glissa-t-il une petite scène en plus, qu' Aurore aurait désormais en mémoire : une servante apportant un plateau d'orangeade et la main de Bobourg lui pinçant les fesses au passage ; ne pensant pas que sa fille le voyait. Etait-ce suffisant ? Pour une novice, certainement, estima Zorvan ..Elle penserait à prier ce soir pour le pardon à accorder à la lubricité paternelle. Mais la réaction de la demoiselle à la demande de Bobourg le satisfit tout à fait.

Il nota que cette Aurore louvoyait dans sa réponse. D'abord elle avait  rougi - non , rosi, ce qui était encore plus charmant- au lieu de pâlir de consternation à l'idée de devoir renoncer à ses voeux. Sainte Aurore, elle, serait devenue blanche comme un linge aux évocations terribles que n'aurait pas  manqué de susciter l'idée de devoir perdre son innocence virginale par le fait d'un mâle, même dûment autorisé, béni et légitime époux.

Ensuite elle ne dit pas que cela était hors de question, qu'elle avait une répugnance invincible pour le mariage et qu'elle se sentait une vocation pour l'amour spirituel, l'alliance mystique, le renoncement à la chair. Elle demanda des délais après avoir pris comme empêchement d'accéder à la volonté paternelle, le désir de ne pas décevoir les soeurs du couvent . Ah mais ça ! Allait-elle enfin se décider à se voir autrement qu'en éternelle sacrifiée ?
Zorvan nota aussi qu'elle ne refusait pas absolument de se voir au bras du vicomte. Elle avait la seyante pudeur des filles bien élevées de son époque, à qui on avait appris à ne pas regarder les messieurs en face et aussi qu'il fallait toujours éviter la proximité de ces êtres trop hardis pour ne pas être dangereux. L'image de la femme mariée restait pour Aurore, celle de l'épouse au bras de son époux et non dans ses bras. Ah, que les mots choisis révélaient de choses.. et en particulier les non-dits. Elle accepta finalement en termes qu'on pouvait traduire ainsi :
-Je vais voir s'il courtise bien et s'il me déplaît, je verrai à retourner à Dieu.

Très bien. Zorvan rajouta une once supplémentaire de charme physique au vicomte de Margency et encore plus de douceur dans les manières pour rassurer la timide Aurore; mais aussi, un peu plus de frémissement passionné dans le regard et une chaleur vibrante dans la voix. Satisfait de son Amadis parfait, de son Roméo impeccable, de son Orphée ne pouvant vivre sans son Eurydice,( tiens, je vais lui donner une voix agréable de ténor léger) , Zorvan se dit qu'il en avait fait assez. Il n'était pas dans ses intentions d'influencer Aurore. Non, pas du tout. Il voulait juste  la mettre en position de savoir qui elle était vraiment, ce qu'elle voulait vraiment, et savoir si elle avait le tempérament assez fort pour affronter l'immense champ des possibles, donc des décisions à prendre, qu'offrait le voyage dans le temps à ceux qui étaient jugés aptes.

Ce qu'il était fort quand même dans la mise en scène incitative ! Comme si Aurore en fait ne pensait qu'à voir ce fameux vicomte, la scène changea.

Le vicomte pencha son profil fier et ses boucles souples et lustrées vers le minois charmant qui se levait vers lui .

-Permettez moi de vous appeler Aurore. Ne craignez rien de moi. Je sais que vous avez laissé une partie de vous-même en des lieux saints que je respecte profondément. Je n'oserais même pas imaginer que profitant de l'aimable permission de votre père je puisse vous importuner et aller au delà de ce que vous attendez de moi ; commençons par faire connaissance ;doucement, paisiblement. C'est ce que je désire en ce moment. Etre votre ami, votre frère..

Tout en riant intérieurement du sentiment fraternel agitant le vicomte, Zorvan se dit que les dialogues amoureux de cette époque avaient un certain charme, même si la conclusion et les pensées secrètes ne changeaient pas. comment allait réagir Aurore ?
Il fallait qu'elle se décide à choisir sa vie, non pour plaire à soeur Madeléine ou à son confesseur ou à ce qu'elle avait appris à juger comme bon pour elle sans qu'elle ait jamais cherché autre chose qu'à obéir. Obéir, servir, pour se faire accepter, pour qu'on ne la rejette pas comme un objet inutile, encombrant, sans valeur.
Le gardien attendit, avec une certaine impatience, l'évolution de la scène. Qu'elle se décide pour Dieu ou pour le charmant vicomte, il fallait qu'elle se montre capable de prendre sa vie en main. Et alors, lui, Zorvan pourrait expédier Aurore Joinville, avec son châle, ses grands yeux et son air innocent, vers la dernière épreuve avant le départ sur les chemins du temps
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Message  Invité Sam 15 Juin - 12:48

Les traits du Vicomte devenaient plus précis à chaque pas qu'il faisait. Il la regardait avec un large sourire dessiné sur le visage. Il avait tout du dandy, sûr de lui, sûr de plaire. Tandis qu'il s'approchait, elle se demandait ce qui l'attirait vraiment en elle. Etait ce ses maigres attraits qui lui avaient tant plu ? Aurore avait de fort doute sur ce point, il avait l'air d'avoir maintes fois tenu le bras d'une dame, et ce qu'elle pouvait lui apporter de ce côté là était proche du vide absolu.

Etait ce alors la fortune de son père ? Le vicomte devait être énormément riche, ses habits et son titre le disaient bien assez. Mais est-on jamais assez riche...

Ou alors il cherchait un ventre pour porter ses héritiers. Il est vrai, que bien qu'encore jeune, déjà devait lui trotter dans la tête l'envie de progénitures. Tous les hommes n'avaient-il pas soif de descendance ; un héritage était à donner, un mâle était nécessaire. L'idée même d'avoir un enfant n'avait jusqu'à présent jamais effleurée Aurore. Comment pouvait-on vouloir mettre au monde un enfant lorsque sa propre enfance à peine terminée ne montrait que solitude et lassitude. Et puis, les enfants de Dieu ne devaient-ils pas rester des enfants, et ne jamais avoir l'idée de devenir adultes.

Car voulait-elle vraiment devenir adulte, choisir son destin, suivre sa voie...

D'ailleurs sa voie était-elle finalement encore à choisir. Quel espèce de choix lui proposait-on aujourd'hui : rester à Dieu ou être à un homme, voilà le champ des possibles résumés dans toute leur banalité. Et si aucune des deux alternatives ne lui convenaient après tout.

Les pensées de l'Aurore rêvée devenait bien proche tout à coup de celles de l'Aurore spectatrice.

Etait-elle simplement un jouet ?

Ne vivait-elle pas finalement pour être simplement ballotée au gré de la volonté des autres.

Les yeux d'Aurore quittèrent l'écran un instant pour se poser sur Zorvan.

Jamais elle n'avait eu aucun choix. Même en cet instant, ses pensées étaient pilotées par cet homme qui en avait décidé ainsi. Quand donc se réveillerait-elle, quand donc finirait-elle par le lâcher ce NON qu'elle n'avait jamais prononcé !

Zorvan avait lui aussi détourné le regard, il la scrutait comme s'il lisait dans ses pensées, un sourire ironique dessiné sur les lèvres. Que pensait-il ? Etait ce cela qu'il voulait lui montrer, qu'elle n'était qu'une marionnette dont les fils étaient tenus par tous sauf par elle.

Aurore regarda alors à nouveau l'écran mais son regard avait changé.

Le vicomte était maintenant à ses côtés, il se penchait sur une main qu'elle lui tendait machinalement. Elle écoutait, presque forcée, les dires de ce beau parleur, mais un seul mot la transperça.

- "Je veux être votre frère ..."

Un poignard dans le coeur, le mot qu'il ne fallait pas prononcer. Elle ne voulait pas de frère ! Ce qu'elle voulait c'était Martin, Martin qui lui souriait d'un sourire sincère, Martin qui lui parlait à l'oreille, lui parlait d'avenir. Mais même Martin s'était joué d'elle, il avait choisi de l'abandonner plutôt que de faire face ensembles à la situation

Elle aurait reculé devant cette constatation mais elle n'en eut pas le temps. La scène venait de se brouiller, et les larmes que versaient l'Aurore spectatrice n'y étaient pour rien. Elle se revit avec son père mais le focus n'était plus sur la petite table autour de laquelle étaient sagement installés le père et la fille. Le champ s'était ouvert et lui montrait ce qu'elle n'avait pas vu. La servante s'approchait, portant un plateau à bout de bras et le regard de son père n'était plus posé sur sa fille mais sur cette femme qui s'avançait. Dans son regard une lueur malsaine, la même qui avait traversé les yeux du Vicomte, quelques malheureuses secondes, suffisamment pour que le rêve s'écroule comme un château de carte.

Aurore spectatrice referma les yeux pendant que les images continuaient à valser sur l'écran. Tour à tour, son père et le vicomte passaient en gros plan, le père rajeunissait à chaque vue, le vicomte prenait de l'âge. Elle ouvrit les yeux surprise par le silence. L'écran s'était figé sur le visage du vicomte déjà bien vieux, bouffi d'une vie de débauche. Une soubrette était à côté de lui, et c'est le geste de son père, celui qu'elle n'avait pas voulu voir, mais qu'elle avait gravé quelque part dans son esprit qui déclencha le recul qu'elle n'avait pas eu.

Deux pas en arrière furent nécessaires pour rejeter la scène et crier à Zorvan, le regard hostile :

- Vous espérez que je vais sauter dans ce rêve où ma place est celle d'une potiche, malléable à souhait ! Cette vie ne me plait pas, je ne serais ni nonne, ni esclave d'un seigneur et de ses enfants. Ma vie elle est à moi, et ni vous ni eux, n'en feront ce que je ne veux pas !

Sur ces mots elle s'arrêta interdite. Mais où avait-elle trouvé la force de se rebeller ainsi. Dans quelle partie de son coeur se cachait cette énergie qui la faisait avancer par vent et marée. Qui était-elle vraiment ...
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Message  Zorvan Ven 28 Juin - 23:06

Voilà que la demoiselle faisait la difficile !
Comment !! Il  tirait de ses rêves un vicomte à croquer, poli, prévenant, rempli de délicatesse de sentiments et de distinction dans les manières, une figure sans accroc, lisse et rassurante. Un homme qui n'était ni l'ogre brutal ni le serpent perfide dont parlaient les mises en garde des bonnes soeurs et les sermons du dimanche, mais l'être mystérieux qu' imaginent les jeunes filles dans les couvents, quand le soir, avant de s'endormir, allongées dans leurs lits blancs, elles essaient de trouver un sens aux mots chuchotés  entre deux novices,aux récits que font les pensionnaires qui, rentrant d 'un séjour dans leur famille, parlent des fiançailles de leurs aînées ou du joli cousin qui leur a tenu si galamment leur ombrelle pendant qu'elles cueillaien des fleurs dans le parc.

Zorvan se dit que Aurore a vécu un chaste amour – oui, chaste, car ils ne devaient pas être très brûlants  les baisers volés par ce petit médecin qui  met trois ans avant de se décider à demander la main de celle qu'il dit aimer. Elle a vécu un bonheur timide et inquiet, fait de tendresse et promesses d'un avenir où Martin serait toujours auprès d'elle. Ses songes d'adolescente ont parfois été traversés par des images imprécises d'hommes dont le souvenir la troublait. Mais ces émotions informulées s'effaçaient vite au réveil, sous le  regard sévère des soeurs récitant les prières du matin qui appellent à la purification des ombres de la nuit.
Et voilà qu'elle repousse l'aimable vicomte et ne trouve aucun charme à se sentir courtisée, ménagée, comme un être unique et précieux.
Le Gardien est un peu vexé. Il ne préjuge jamais des réactions possibles de ses sujets à tester, sinon à quoi serviraient les épreuves ? Mais il trouve décevant pour le spectacle que la blanche Aurore ne profite pas davantage de ce rêve retrouvé et qui pourrait être charmant. Le Vicomte contant fleurette avec la permission du papa, la fraîcheur parfumée du printemps dans ce joli jardin, la douceur d'un moment où les cruautés et les vilenies ordinaires de l'existence s'effacent pour ne laisser place qu'à des sentiments délicats, encore trop nouveaux pour n'être pas un peu naïfs, un peu convenus, mais d'autant plus attendrissants. Aurore devrait en être au moins amusée et flattée, sinon émue. Ce n'est pas un coeur aride, une âme sèche et sans élan qu'Aurore Joinville. Pourquoi ne cède-t-elle pas à ce moment dont rêvent les jeunes filles même si elles feignent de ne pas être intéressées, ce moment que Verlaine appelle si tendrement "l'heure exquise" ? Zorvan se dit qu'il manque le clair de lune; mais c'est un peu tard. On peut toujours rajouter  un petit bassin avec une vasque murmurante, un chant de fauvette sur un lilas en fleur, une lumière d'avril bleu qui présage les chaleurs de l'été.

Avec un léger mouvement d'impatience, Zorvan pensa qu'il était peut-être moins impartial qu'il devait l'être. Il gâtait Aurore, devenait réellement trop sentimental et de surcroît, en pure perte, car Aurore après avoir semblé  entrer dans le jeu onirique, s'en dégageait déjà.
En fait elle résistait aux rêves comme elle avait eu du mal à accepter de revivre son passé en remontant la fragile échelle de ses souvenirs. Elle regardait la scène comme un spectacle qu'on lui présentait et non de l'intérieur, comme le fait une bonne actrice qui, tout en restant elle-même, devient Phèdre ou Andromaque,  Scarlett O'Hara ou Casque d'Or. Elle ne voulait pas être séduite, même pour jouer le temps d'un rêve.
Fallait-il en conclure que la jeune personne avait les pieds bien plus solidement plantés sur terre que sa fragilité physique et comme transparente le laissait supposer ? Ah ! que ces êtres compliqués plus que vraiment  complexes, si souvent dérisoires dans leurs émotions et mesquins dans leurs désirs, que ces humains pouvaient parfois être déroutants, imprévisibles, un masque en cachant un autre,  incapables de se comprendre parce qu'ils ne se connaissaient pas eux-mêmes.
Allait-elle se laisser aller, oui ou non?
C'était non.
Zorvan vit l'Aurore du rêve devenir floue tandis que la grisaille absorbait  les arbres du parc, le jet d'eau, l'air bleu et le chant des oiseaux. Le vicomte se résorba lui aussi et le Gardien, qui pratiquait volontiers l'art des synesthésies, perçut un léger chuintement d'air, comme si une baudruche se dégonflait.
Les images qui se succédèrent expliquaient clairement le refus d'Aurore. Sa vision des hommes était simple : tous des débauchés, qui ne pensent qu'à satisfaire leurs besoins animaux. Le gentil papa troussait les servantes derrière ou dessus les canapés et quant au délicat Adhémar de Margency - (il s'appelle Adhémar ? Zorvan se souvenait très bien de l'avoir prénommé Eloi. Les rêves vous jouent vraiment de ces tours ..) - son avenir selon Aurore, c'était un visage couperosé et libidineux.
A ses côtés, la jeune fille était transformée. Ses yeux semblaient s'être assombris et ses lèvres se pinçaient de colère. Ce fut d'une voix coupante qu'elle l'apostropha en termes montrant un refus véhément de ce qu'elle avait perçu comme une main mise sur sa personne.
D'une certaine manière, Zorvan était satisfait de cette réaction nettement exprimée. On pouvait avancer, même si elle tournait sa rancoeur contre lui, le mettanr au même rang que ceux dont elle refusait maintenant l'autorité.  Et encore une qui le détestait... ces humains n'aimaient pas qu'on aide à découvrir leur vérité. Il répliqua, reprenant avec ironie l'idée qu'elle se faisait de ses motivations :

-Je n'espèrais rien du tout, chère demoiselle au châle blanc. C'est votre droit le plus strict de ne pas trouver le vicomte aussi charmant que le trouveraient vos compagnes de couvent.  A dix-huit ans et dans votre situation, je conçois votre méfiance du genre masculin. Vous ne voulez pas être une potiche ? Très bien encore . Mais toutes les femmes mariées et mères de famille n'en sont pas, même à votre époque. En cette année 1889 qui est celle de votre monde, à Varsovie une jeune fille économise pour se rendre en France y commencer de brillantes études  scientifiques, épouser l'homme qu'elle aime, élever deux enfants et recevoir deux fois le Prix Nobel.. Marie Curie, votre contemporaine, n'est vraiment pas une potiche. Une vie n'est pas  un vêtement prêt à porter, elle se bâtit ou se défait avec les décisions que nous prenons, à commencer par celle de ne pas en prendre et de se laisser aller avec le flot.
 Mais vous savez refuser ce qui ne vous plaît pas et c'est un bon point pour vous. Continuons.


Il se demanda même s'il n'allait peut-être accélérer la rencontre prévue avec un autre citoyen en chemin. Mais c'eût été une erreur. Il fallait  mettre Aurore encore une fois au pied du mur et ce n'était pas un mur pour rire que la muraille de la foi. Certes, elle venait de laisser échapper qu'elle refusait la vie de nonne. Elle la voyait maintenant non comme un choix mais comme une conséquence inéluctable de l'éducation reçue auprès des soeurs; Mais elle pouvait aussi, après ce refus d'une vocation de complaisance, accepter de vivre pleinement sa foi parce qu'elle le déciderait, pour être en accord avec ce qu'elle désirait pour elle-même.
Zorvan n'y voyait aucun inconvénient. Une bonne soeur Voyageuse du temps, pourquoi pas ? Stanzas lui avait envoyé des lascars autrement étonnants, des criminels, des illuminés, des brutes et des dandys, des analphabètes et des savants plus ou moins fous. Souvent  plutôt plus que moins quand ils sortaient d'entre ses mains.
La conquête de sa  liberté par le voyageur lui-même était bien l'objectif final des épreuves de l'Antichambre.  La liberté du voyageur. Quel beau titre pour une histoire à venir, une nouvelle vie à vivre. Le regret de sa condition lui tordit le coeur. Mais il fallait remplir sa fonction qui seule lui permettait de ne pas être seulement une ombre.
Il fallait donc qu'Aurore décide de la place que sa foi tiendrait dans la nouvelle existence à laquelle elle aspirait. Et la dernière épreuve serait rude et elle allait encore le traiter de sadique. Tant pis pour lui. Pour Aurore, il s'était montré trop présent. Elle lui était apparue si jeune et fragile. Ce n'était pas malin de rester à côté d'elle et de lui expliquer ceci et de modifier cela, pour tenter de lui éviter trop de perplexité et d'effroi. Elle avait beau jeu de renvoyer le rêve quand il ne lui plaisait pas.
Il épaissit le brouillard autour d'eux tout en reprenant froidement :

-Vous avez côtoyé la souffrance humaine dans cet hôpital où vous alliez exercer  votre charité chrétienne, pratiquer les vertus enseignées, l'amour des autres et le don de soi. Vous avez vu mourir dans la douleur et dans la solitude.
Mais vous n'avez pas connu la violence collective et le mal absolu qu' engendrent les guerres. Vous êtes née l'année même du siège de Paris , l'année terrible de la Commune. On y fusilla des religieux et un archevêque et la répression de la révolte fit des milliers de morts. Les récits de ces horreurs vous ont atteinte dans votre retraite de l'orphelinat. Vous vous souvenez de ce cauchemar que vous avez fait après avoir découvert dans le grenier du couvent, il y a quelques semaines, un vieux journal avec de terribles photographies des morts des deux camps ?


Zorvan agita ses longs doigts et ferma un instant les yeux avant de poursuivre :

-Voilà que vous rêvez que vous-même, vous vous retrouvez près d' une barricade au milieu des fusillades. De chaque côté, la même persuasion d'être dans son bon droit, de défendre la justice et la liberté, de chaque côté aussi la haine de l'autre et le désir de survivre. Vous voyez-vous dans votre rêve, doux rossignol de soeur Madeleine, voulant vous consacrer à un dieu de paix et de pardon ? Comment vivez-vous cette violence qui transforme les hommes en démons ivres de carnage ?  Comment retrouvez-vous votre Dieu dans ces massacres et cette folie des hommes ?

Une rumeur naquit, en une seconde elle devint un bruit effrayant de cris, de canonnade, de décharges de fusil. L'odeur de la fumée et de la poudre. Le brouillard s'évanouit. On était dans une rue fracassée, remplie de soldats tirant sur une barricade d'où sifflaient les ripostes des armes à feu; tirant sur des fenêtres d'où dépassaient des canons de fusil. D' une maison en flamme sortit un groupe  affolé qui se dispersa derrière les soldats puis une jeune fille au châle blanc qui demeura comme pétrifiée entre les décombres.

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Message  Le Dévoreur de temps Lun 7 Juil - 18:20

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