Il avait vu juste en lisant chez la jeune femme une détermination plus forte que le désespoir. Elle si méfiante au début de leur rencontre se laissait à présent tenter par la proposition malgré tous les dangers, toutes les restrictions, tous les obstacles qu'il lui avait dépeints. Il en fut soulagé, et ce pour deux raisons. D'une part, il aurait répugné à la laisser seule avec elle-même dans une vie qui ne la tenait plus assez pour lui donner envie de vivre, justement. Il n'aurait pas été tranquille, aurait toujours avancé avec la crainte d'apprendre qu'elle avait finalement commis l'irréparable. D'autre part, elle avait des raisons assez similaires aux siennes de tenter l'aventure. N'étant qu'humain malgré les apparences, il se trouvait comme moins seul de savoir qu'une âme arpenterait les couloirs du temps et des mondes pour retrouver un être cher. Et puis la jeune femme lui plaisait, pas au sens où une femme peut plaire à un homme, bien qu'elle fût pourvue de beaucoup de charme, mais au sens où un âme peut trouver un écho en une autre.
Il savait qu'il croiserait à nouveau Christiana Von Carter dans ses périples lorsqu'elle en aurait fini avec Zorvan et son Antichambre. Pourquoi ? Eh bien les personnes qu'ils cherchaient tous deux n'étaient-elles pas disparues dans la même tourmente historique ? Que les disparitions aient eu lieu dans des pays différents n'occultaient en rien que les bourreaux étaient dans le même camp. Les registres étaient tenus par les mêmes uniformes et les archives seraient sans doute centralisées au même endroit. De là à penser qu'ils pourraient croiser leurs informations et leurs recherches, il n'y avait qu'un pas. Le Grand Voyageur était toutefois méfiant car bien des candidats s'étaient montrés ingrats ou avaient simplement disparu dans les couloirs du Temps. Cependant, malgré les incertitudes, il ne pouvait refuser d'aider Christiana Von Carter.
Il hocha la tête et lorsqu'elle prit sa main, il se concentra sur la porte mouvante de l'Antichambre et sa texture particulière. A peine eut-il le temps de murmurer à la jeune femme de fermer les yeux et de s'accrocher à lui.
- Ne regardez jamais en arrière dans les couloirs du Temps, sans quoi vous y trouveriez une mort affreuse. Et lorsque nous arriverons à destination, ne négligez pas de vous concentrer sur la porte et non sur le vide qui se trouve sous le pas de porte.
Le vortex les happa, aussi inexorable qu'un tsunami silencieux et les transporta dans un souffle hurlant et lumineux dont la vitesse ne cessait de croître jusqu'à annihiler toute tentative de respiration. Ce fut une Christiana presque convulsive qu'il plaqua contre la porte gélatineuse de l'Antichambre.
- Nous nous reverrons bientôt Christiana. Tenez bon ! N'oubliez pas, une nouvelle vie commence .
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Penché sur ses diagrammes, le Gardien entendit le double bang signalant l'arrivée d'un nouvel arrivant devant la porte du Vortex.. le bruit était transmis par un orifice dans le mur, une sorte de muqueuse qui se contractait et crachait son message en chuintant et sifflant de façon très désagréable. Zorvan avait essayé de le trafiquer pour qu'il ne signale plus l'arrivée du Dévoreur pilotant un nouveau candidat. Il avait espéré qu'en le bloquant, la porte interspace tarderait à s'ouvrir ou même resterait close et qui sait...qu'il se passerait enfin quelque chose de nouveau dans cette antichambre de malheur. Mais il n'avait réussi qu'à créer des interférences qui lui vrillaient les méninges.
Serrant les dents en pensant à quoi il en était réduit, il rejoignit le corridor central, son long vêtement noir bruissant à chacune de ses grandes enjambées. Zorvan marchait d'un pas pressé, presque rageur, mécontent de devoir se rendre là où l'insupportable volonté du Dévoreur exigeait qu'il allât, cependant trop fier et déterminé pour s'y rendre en traînant les pieds comme un esclave. Non, il resterait éternellement furieux contre ce destin qui l'avait coincé ici, faisant de lui un gardien d'antichambre, autant dire un concierge. Au delà des trois portes qui lui étaient accessibles, il n'était guère plus : le guide, pas même rétribué, de ceux qu'il promenait dans des mondes où réel et irréel se mêlaient en d'étranges alliances.
Il avançait donc en grondant intérieurement sa colère. Une fois de plus, il avait été interrompu dans ses tentatives pour retrouver le fil de ses souvenirs perdus. Il commençait cependant à percevoir de brèves scènes qui lui paraissait familières, des flashs d'émotions, des noms aussi ou plutôt des échos de noms indistincts, des ombres d'émotions qui lui tordaient le cœur. Et il allait devoir de nouveau envoyer une projection de son essence vitale dans le domaine que choisirait la nouvelle trouvaille du Dévoreur. Toutes ces projections -
voyons combien en avait-il en train ?- diminuaient ses capacités, sa concentration et ses chances d'arriver à se sortir de l'Antichambre. Tout cela parce que le Dévoreur jugeait qu'il était nécessaire d'imposer des épreuves d'acclimatation à ceux qui se croyaient capables de devenir des Voyageurs du Temps.
D'accord, certaines des aventures vécues par les cobayes humains le divertissaient un peu et il se plaisait à leur dresser des pièges situationnels assez cocasses ou à les pousser dans des fragments de l'espace-temps particulièrement...hummm.. fracassants ? Mais enfin, il était prisonnier et en ce moment il se sentait particulièrement de mauvaise humeur. L'olibrius à bonnet qu'il cornaquait depuis un certain temps venait de lui jouer un tour de cochon en refusant de quitter Aparadoxis les obligeant donc à rester tous deux dans un incertain an 860 où il allait se faire étripatouiller par de grands bonhommes puant le fauve. De quel nouvel hurluberlu allait-il hériter quand la porte recracherait la dernière prise du Dévoreur ?
Quand il arriva au bout du long corridor, le mur commença à se gonfler comme une panse verdâtre, malsaine, des ondulations parcoururent la matière hybride, à demi-organique à demi minérale, où vibraient des fluides aux luminescences fugitives. Zorvan regarda le phénomène d'un oeil mauvais, mais blasé quant à l'étrangeté de la manifestation. Il sortit la clé, la porte rouillée attendue se forma. Après avoir manoeuvré la serrure, il entendit l'habituel gargouillement qui marquait l'ouverture et se prépara à rattraper son visiteur avant que ne se reforme un mur sans issue. Il vit une silhouette fine et délicate accrochée à la porte comme le conseillait toujours le Dévoreur. «
Tiens, une bonne femme. »pensa-t-il. Il saisit sans ménagement l'arrivante par l'épaule, la tira dans le corridor et à l'intention du Dévoreur déjà disparu dans la perspective hallucinée du vortex, siffla un ironique :
-Bonjour quand même!Puis il abaissa son regard sur la jeune femme, sut qu'elle s'appelait Christiana Von Carter , vit pourquoi elle était là, nota la petite voilette rabattue sur un joli nez, la mâchoire carrée et le menton volontaire et pensa qu'elle allait lui donner du fil à retordre. Il lui décocha un abominable sourire de faune méditant une farce pendable, exprès pour la décontenancer, puis lui déclara d'une voix moqueuse :
-Alors, jeune fille, on veut retrouver ses rêves et voir ce qu'ils peuvent devenir quand on les vit dans Blue Hospel ? Je vous préviens, je serai près de vous mais invisible à tout autre. Et je n'interviendrai pas. Retricotez seule le fil de vos rêves. Entendu ? Troisième porte à gauche..Le Gardien sans lâcher l'épaule de Christiana, avança dans le couloir, s'arrêta devant une des portes rouillée, tendit sa main aux longs doigts effilés et changeant de ton, se mit à parler d'une voix plus engageante, comme absorbé dans ses pensées, perdu dans ses propres rêves :
-Je vous laisserai bien le choix du rêve à revivre. Mais finalement, vous avez peu rêvé, toute occupée par les responsabilités qui vous tombaient dessus. Non, je ne vous vois vraiment rêver et construire des mondes en vous-même qu'en compagnie d'une absente.. Nous allons rendre visite à la première Christiana Von Carter. N'avez-vous pas souvent rêvé qu'elle était vivante quelque part et que vous pourriez la retrouver un jour quand vous seriez plus âgée? Vous l'imaginiez comment ? Quelle scène préfériez-vous à toute autre, quel décor ? Remontez dans votre rêve..et poussons la porte.
La porte devint transparente. On aperçut une pièce élégante, une sorte de bureau, très féminin , avec des fleurs, un fauteuil capitonné de soie vieux rose. Une voix chantait dans une pièce voisine, la chanson de Joséphine Baker : J'ai deux amours..,voix sans apprêt, pour le plaisir, en y mêlant des rires quand elle imitait l'accent langoureux de la danseuse créole.
Zorvan fit un pas, entraînant Christiana, et l'Antichambre s'évanouit.