Installé dans le salon qui jouxtait le hall d'entrée de l'hôtel, le Dévoreur observait les allées et venues des clients en dégustant un cognac et lisant distraitement la presse londonnienne. Il avait réglé sa note et s'apprêtait à repartir dans les couloirs du temps. La fin de l'année approchant et soulevant les éternelles questions existentielles, l'affluence des nouveaux voyageurs s'était accélérée. Il était fort étrange d'ailleurs, de lire les nouvelles de ce siècle, celui de Nelson en songeant à l'an 2012 dont il venait et qui allait prendre fin. Il pensa à la prophétie maya dont les hommes du XXIième siècle avaient encore fait une interprétation douteuse. Pourquoi fallait-il qu'à chaque annonce d'un changement majeur, les hommes pensent que leur extermination avait été programmée par des instances supérieures ? Il se souvint aussi de Michel de Nostredame, encore un homme plus avisé que les autres qui avait été pris, pour sa plus grande satisfaction, d'ailleurs, pour un prophète. Rien n'était advenu d'irrémédiable en 2000 si ce n'est que l'argent avait été confirmé comme le nouveau veau d'or et la bourse le sacrosaint temple du monde. Bien sûr, toute dévotion avait ses limites et transformer l'économie mondiale en une immense table de poker où chaque joueur misait plus qu'il n'avait et bluffait en faisant croire que ... avait abouti bien naturellement à un effondrement des marchés et à une crise sans précédent. C'était peut-être bien cela que les Mayas avaient vu venir du haut de leurs montagnes et de leurs pyramides. La fin d'un cycle, l'avènement d'un nouveau. Vladimir Stanzas, connu à l'Université de Berkeley sous le nom de son "petit fils" Radu Stanzas, n'avait jamais eu peur des changements et des grands vents tournants du Destin. Heureusement pour lui, heureusement pour les voyageurs... Il croyait en l'extraordinaire faculté d'adaptation de l'espèce humaine. Malgré les dérapages et les erreurs dramatiques d'aiguillages. Il regardait ses semblables avec le recul qui était le sien, embrassant un phénoménal tableau global qui comprenait le passé, le futur et les possibles inconnus, les alternatives du Temps.
Nelson Picket avait été victime d'un de ces dérapages de conscience de la part de son rival. L'homme pouvait être mauvais et trouver cela normal. Le Dévoreur avait pourtant une faille. Il pensait qu'aucun homme ne pouvait vivre sans prendre un jour la mesure de son égarement. Tôt ou tard, il y avait un matin ou un soir, peu importe, où il se penchait sur le reflet du miroir et se contemplait sans concession. Les effets de cette prise de conscience, il l'avait observé à de multiples reprises, se manifestaient soit par une perte de contrôle pouvant déboucher sur la mort, la révélation étant trop insupportable à assumer, ou une rédemption douloureuse et complexe qui n'aboutissait pas toujours. Si le voleur de Nelson ne faisait pas amende honorable, il aurait toujours moyen de le faire glisser vers plus d'honnêteté mais le Dévoreur avait bien l'intention de ne pas trop en dévoiler à son candidat au voyage. La vengeance ou encore la correction d'une injustice flagrante ne devaient pas être les seuls leviers pour le pousser à arpenter les couloirs du Temps. Le Dévoreur en avait acquis la certitude en se voyant lui-même piétiner dans l'avance de ses projets. Tendu au départ vers un seul but, sauver sa femme et leur fille, il avait rapidement compris en sautant d'une époque à l'autre à la recherche du moment idéal pour enrayer la marche inexorable du Destin, qu'il devait donner pour recevoir de l'aide et qu'il ne pouvait se contenter de frôler les vies brisées qu'il croisait au cours de ses voyages. L'épisode Berkeley avait été l'apogée du retournement de conscience du Dévoreur. Tant d'injustices et de souffrances à travers le temps ! Et il avait le moyen de soulager ces gens, il avait constaté sans le vouloir qu'une simple main posée sur une épaule, au détour d'une conversation malheureuse lui permettait d'envoyer le novice là où tout avait commencé pour lui, la fameuse Antichambre de Zorvan et une fois la formation accélérée accomplie, le voyageur patenté là où lui, Dévoreur le souhaitait, et sans passer chaque fois par la case Zorvan. Bien évidemment, cela avait des inconvénients et il y avait eu des ratées, des impatients qui l'avaient pris par le bras et s'étaient retrouvés dans des endroits incongrus. Il avait fallu corriger, réexpédier, sans compter les interrogations que cela pouvait soulever. Le Grand Voyageur avait fort heureusement l'esprit et le coeur occupés par une seule femme et ne se souciait guère d'un commerce charnel avec les dames, même si le besoin pouvait s'en faire sentir quelques fois. Il arrivait à s'en accommoder. Mais qu'adviendrait-il s'il parvenait enfin à son but et ne pouvait effleurer l'objet de sa quête ? Il ne voulait pas s'appesantir trop sur ces questions. Il trouverait bien, le moment voulu, le moyen de ne plus être l'arpenteur de temps. Dès lors, et plus que jamais, il avait arpenté les couloirs du Temps pour aider ces errants, ces victimes, ces désabusés et au fil des jours de voyage, croisant certains habitués, il s'était vu affublé du titre de "Dévoreur de Temps". Une simple référence à une petite phrase lâchée à l'attention d'un de ses premiers voyageur. "Du temps ? Mais j'en dévore depuis que j'ai percé le mystère des voyages ! "
Alors qu'il était perdu dans toutes ces réflexions, il reconnut, passant le tourniquet rétro qui ne l'était pas encore, la silhouette de Nelson, qui semblait lui aussi courir après le temps. Il l'interpela d'un signe de la main et l'invita à venir le rejoindre en prenant place dans le confortable fauteuil qui lui faisait face.
- Nelson ! Je suis content que vous soyez venu ! Vous prendrez bien un rafraîchissement avant le départ ou même sans cela si vous êtes venu m'annoncer que vous restez et me dire adieu ! Enfin, il est rare que les candidats se déplacent pour me dire non ou par simple courtoisie. Je suppose donc que vous souhaitez tenter l'aventure ? Ou peut-être me demander un délai de réflexion supplémentaire. Je pourrais aussi repasser plus tard. Mais asseyez-vous mon cher confrère. Que voulez-vous boire ? On va éviter l'alcool bien sûr ! Un thé ? Ce sera peut-être le dernier thé anglais authentique que vous consommerez ?
Le Dévoreur replia son journal et se redressa dans son fauteuil, croisa les mains en posant ses bras sur les accoudoirs et considéra son visiteur avec acuité. Zorvan lui avait une fois fait remarquer qu'un voyageur avait dit qu'il "se la pétait un peu, le Dév ". C'était un jeune rappeur avec les écouteurs visés aux oreilles et qui écoutait 50 cents ou quelque chose dans le genre. Une autre histoire bien compliquée ... Le grand voyageur prit donc un air modeste et tira sur la couture de son slim noir. On ne se refaisait pas.
- Avez-vous pu vous reposer un peu et y voyez-vous plus clair ? Je me demandais justement quel serait votre choix pour passer les épreuves nécessaires afin de devenir un voyageur. Revivre certains de vos rêves, vous souvenir de votre passé, du plus récent au plus lointain, ou encore voyager dans un monde qui parait en tous points identique au vôtre mais qui, pourtant, vous réservera des surprises complètement inimaginables ? Quelque soit votre choix, sachez une chose : vous en apprendrez infiniment sur vous même ...
Stanzas appela le barman du salon afin qu'il prit leur commande et espéra que Nelson avait des choses "encourageantes" à lui annoncer, des choses qui justifiaient qu'il fût encore là à siroter un cognac Louis XIII comme s'il était un rentier en goguette plutôt que de botter le train du barbichu de l'Antichambre qui tergiversait avec le Grec et faisait des crises de jalousie déplacées au sujet d'un voyageur chevelu et blond.