Le Dévoreur s'était éloigné sans précipitation mais avec détermination. Quel autre choix lui laissait le manque de réaction d'Aurore ? Il n'avait pas été aisé de se résoudre à lui ouvrir les yeux et la jeune novice lui rappelait par certains points une certaine princesse chinoise, elle aussi amoureuse d'un frère mais qui n'en était pas un, ce qui simplifiait les choses. Fragile, victime de la cruauté des adultes, de ceux qui avaient le pouvoir. Les deux jeunes femmes avaient des points en commun qui pouvaient inciter le Voyageur à les ménager l'une et l'autre. Pourtant, voir une âme vaciller au bord du gouffre ne lui laissait que peu de marge de manoeuvre. La fermeté pouvait produire un électrochoc ou lui faire perdre le sujet à jamais. Il n'avait pourtant énoncé que des vérités mais dans l'instant où il les formulait, il avait conscience de l'impact terrible qu'elles pouvaient avoir sur la jeune femme et du fait qu'il pouvait lui apparaître odieux. Les circonstances ne lui laissaient pourtant pas toujours le choix d'être un plaisant compagnon de voyage. Alors qu'il s'éloignait après avoir dit au revoir à Aurore à sa façon, il savait qu'il pouvait se l'être aliéné à jamais ou au contraire avoir provoqué un déclic. C'était quitte ou double, comme souvent avec les voyageurs.
Pourtant, après avoir tourné au coin de la rue, il ne continua pas son chemin et se cacha sous une porte cochère, encore une. Elle ne pouvait le voir retranché dans l'ombre de la voûte mais il pouvait la voir, près du banc , fixer le sol et batailler avec son châle soulevé par le vent. Il eut un faible sourire en voyant la petite silhouette ballotée par l'existence. Il la vit s'effondrer en larmes sur le banc et se retint de revenir sur ses pas trop tôt. Il vit aussi l'indifférence générale des humains qui passaient leur chemin sans se préoccuper d'une enfant secouée de sanglots. Il pinça les lèvres et serra les poings, un geste qu'il avait si souvent esquissé... Et enfin, il la vit se baisser et ramasser la cape à ses pieds, s'en couvrir. Il sourit.
Elle releva la tête et prit son châle déposé par la brise sur le banc, comme un oiseau blanc, et s'en couvrit. Il sentit le regard scrutateur qui lui sembla s'attarder dans la direction où il avait disparu et perçut une tension de ce corps transi vers le salut qu'elle avait laissé filer. Un pas en avant, il hésitait encore à sortir de l'ombre. Il s'y décida finalement et glissa, silhouette sombre, le long des murs, remontant le trottoir qu'il venait de parcourir, en sens inverse. Il la vit se lever alors qu'elle ne l'avait encore pas vu revenir et il sut qu'elle l'appelait, sans même avoir entendu le début de sa phrase mais le mot "souvenirs" s'envola, porté par le vent capricieux et parvint à ses oreilles suivi d'un merci à peine murmuré. Il fut devant elle et vit le changement sur son visage. Un visage sur lequel les larmes avaient laissé des sillons nacrés. La tentation de la serrer dans ses bras était grande mais il se planta devant elle et pencha la tête en murmurant à son tour.
- Prête pour le grand voyage jusqu'au Champ des Oublis alors ? Donnez moi la main et ne la lâchez pas. Quoi que vous entendiez, quoi que vous voyiez, ne regardez jamais en arrière et surtout en arrivant devant la porte de l'Antichambre. Zorvan vous y attend. Ecoutez attentivement ce qu'il vous dira, posez lui les questions qui vous brûleront les lèvres. Il est là pour vous éprouver et ne vous épargnera pas mais il n'aura aucune malignité dans son attitude envers vous. Il n'est cruel qu'envers ceux qui le sont et se montre en général plus conciliant envers les âmes sans vices majeur. Il vous révélera à vous même telle que vous êtes et telle que vous ne vous êtes jamais vue, sans doute.
Ayant exprimé ses conseils, le Dévoreur regarda à son tour de tous côtés et attendit le moment propice pour saisir la main de la jeune femme.
- Couvrez-vous bien surtout, le vide temporel est réellement glaçant.
Lorsqu'il effleura la main fine et blanche d'Aurore, le parc se déroba à leurs yeux et une lumière aveuglante siffla et les absorba, les projetant dans un couloir qui semblait sans fin et à l'intérieur duquel rugissaient les sursauts de l'Histoire , défilaient les images de lieux et les cris des vies qui avaient jalonné les époques. Il tenta de lui dire ce qu'il avait oublié d'ajouter mais sa voix fut absorbée par la vitesse et se déforma en un fantasmatique rugissement "Feeeermez- les yeeuuux siii vous vouuuleeez". Il resserra sa grande main autour des doigts glacés comme pour la rassurer. Quelques infimes particules de temps après, mais qui pouvaient aussi paraître des siècles, les myriades de points lumineux qui glissaient sur le visage d'Aurore ralentirent et disparurent subitement. Ils heurtèrent la porte dans un brut mat et visqueux que le Dévoreur commençait à connaître.
- Ne regardez surtout pas en arrière ni en bas ! Ordonna-t-il sur un ton impérieux.
Sa chevelure blanche et son visage éclairés par l'incandescence de la porte, il se tourna vers elle et sourit en lui adressant un regard bienveillant.
- Je vous laisse ici. Zorvan est juste derrière cette sorte de mur opaque et mou. Fiez vous à lui malgré les réticences qu'il ne manquera pas de faire naître en vous. Si vous êtes honnêtes, vous n'avez rien à redouter de lui.
Puis, alors qu'il poussait Aurore à travers l'élastique matrice, il s'évanouit dans le vide, formant pour tout résidu un point lumineux.
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Les clochettes ! Encore les clochettes! Zorvan se hâtait vers la grande porte du corridor pour accueillir la nouvelle candidate. Il lui avait suffi, dès le tintement de lire dans l'esprit du Dévoreur pour voir l'image d'Aurore et le fil de sa vie s'inscrire dans sa mémoire. Il avait refermé le registre et inspiré un grand coup pour faire le vide et faire taire toutes les autres affluences qui l'effleuraient. Il avait imposé le silence au Grec et à ses rêves d'aventures, à la petite Von Carter qui voulait retrouver son faux frère, elle. Il avait d'ailleurs souri brièvement des caprices du Destin en confrontant les situations. Rien n'était jamais simple. Jamais, dans le cours des vies! Silence ! Le visage était celui d'une madone, pur et sans irrégularité. Une icône de pureté. il avait failli en ricaner et nier ce qui le troublait dans le constat. Voilà que le scientifique en voyage lui envoyait son opposé. Opposé ? Comme c'était facile de prendre ce raccourci. C'était occulter combien lui aussi avait été pur lorsqu'il avait embrassé la cause des prêtres guerriers de son peuple. Bien loin tout cela. Entre temps son âme avait eu le temps de noircir au feu des massacres et des combats, et surtout au joug de l'injustice. Zorvan en avait une vague conscience: il n'avait pas toujours été si cynique et cela le gênait beaucoup d'entrevoir qu'il avait pu être pétri de sentiments nobles. Pourquoi fallait-il que ces impressions affluent alors qu'il était toujours prisonnier de cette Antichambre, véritable catalyse de son esprit torturé ? Il est trop tôt pour te rappeler que tu étais quelqu'un de recommandable. Tu vas sombrer dans la folie si tu poursuis ton exploration intérieure dans cette direction. Il verrouilla tout et se souvint simplement de l'injustice qui le rivait en ce lieu et cela suffit à faire renaître cette bouffée d'amertume délirante qui ne le quittait guère.
Lorsqu'il arriva devant la porte, il devina, se dessinant derrière sa surface mouvante, la silhouette de la jeune femme et plongea son bras à travers le rideau fluctuant pour saisir celui d'Aurore. Il la fit passer à travers la porte membraneuse et l'attira fermement dans le couloir. Beau brin de fille mais vêtue de couleurs trop claires à son goût. Cet angélisme! Alors qu'elle avait voulu trucider son père. Intéressant ! L'habit ne faisait vraiment pas le moine. La vierge patricide ! Ainsi pourrait-elle s'inscrire dans le cours de l'Histoire, si Monsieur le Comte n'avait eu l'idée de changer d'air. Aaaah celui-là, il ne l'avait pas raté ! Il lui avait montré sans ménagement aucun toute la vacuité de sa vie de débauche et d'égoïsme. Le malheureux en était ressorti plus mort que vif mais pas tout à fait achevé. Pas tout à fait sain d'esprit non plus. Le Dévoreur avait à peine tiqué à la livraison suivante en apprenant le sort du malheureux. En revanche, Zorvan n'avait pas besoin qu'il lui explique que la fille avait droit à un tout autre traitement. Il fallait tout de même l'endurcir un peu, tester ses facultés d'adaptation et surtout sa résistance aux vicissitudes des voyages mais sans cruauté. A la bien contempler, le Gardien n'avait aucune envie de la malmener mais il fallait s'y résoudre pour la préparer un minimum à survivre à tout ce qu'elle affronterait.
- Mademoiselle Joinville ! Quelle curieuse idée que de vouloir revivre vos souvenirs! Une enfance chez les bonnes soeurs ? Qu'est ce que cela peut avoir de captivant ? Ne préférez-vous pas aller en Aparadoxis, avec un peu de chance votre frère y serait seulement votre cousin ? Ou alors revivre vos rêves d'amoureuse enfiévrée dans Blue Hospel ?
C'était plus fort que lui, il fallait toujours que sa langue devienne aussi acérée que celle d'une harpie et que les mots frappent où cela faisait mal, mais c'était aussi pour cela qu'il était un excellent Gardien et que l'Antichambre l'avait gardé bien plus longtemps que ses confrères, mais cela, il l'ignorait. S'il avait su qu'en devenant un ours guimauve, il deviendrait tout à fait inopérant pour les desseins qu'on lui avait assigné et qu'il serait sans délai expulsé, il aurait pris un air mièvre et aurait bercé et pomponné les apprentis voyageurs. Seulement, voilà, il l'ignorait. Il savait juste que son rôle était de tester l'endurance des intrépides du voyage temporel et on lui avait laissé entendre que cela paraissait une heureuse alternative à la mort qui l'attendait au bout de son errance intersidérale dans sa capsule en panne de carburant. De son arrivée accidentelle sur Terre, du crash, des étranges personnages qui étaient venus extraire son corps inconscient de l'habitacle pour l'enfermer dans un autre caisson cryogène, il n'avait aucun souvenir. Il s'était réveillé dans l'Antichambre et avait vite mesuré que quelques paramètres vitaux avaient changé pour lui. Plus de besoins basiques, seulement les envies de les satisfaire les premiers temps. Et puis, à force, même l'envie avait disparu. Il avait, dans le même temps, compris qu'il était prisonnier pour un temps indéfini, de ce lieu dont il apprit en déchiffrant les registres, qu'il se nommait l'Antichambre.
L'Antichambre de quoi ? De la mort ? Du passé ? Du futur ? D'une autre vie ? Et les candidats au voyage s'étaient succédés durant un temps qui lui avait paru infiniment long. Au départ, il les balançait un peu au hasard dans l'une des trois pièces qu'il avait un peu explorées puis Stanzas était arrivé comme une bombe non prévue dans son planning et lui avait débité ses élucubrations sur sa machine à voyager dans le temps et sa théorie sur l'ordonnancement des voyages dans l'espace temps et ses paradoxes. L'homme avait de grandes théories selon lesquelles il fallait réglementer tout cela, et l'orienter vers un usage plus juste et moins fantaisiste. Pour le punir, Zorvan lui en avait foutu, de la fantaisie, et double dose encore. Puis finalement, alors que Zorvan se plaignait de la qualité de ses "apprentis", celui qui allait se faire appeler le Dévoreur de Temps, lui fit miroiter qu'avec son système on pouvait choisir qui envoyer vers l'Antichambre et qu'il ne lui enverrait que des gens distrayants, passionnés, frappés par un destin tragique. Que cela ne manquerait pas d'être plus divertissant que "ses" voyageurs accidentels qui échouaient là sans savoir pourquoi ni comment.
Mais les portes luminescentes des trois mondes qui s'offraient au voyageur rappelèrent Zorvan au présent du couloir. Il traîna Aurore par la main, jusque devant la porte du Champ des Oublis et la poussa à travers avant de l'y suivre. Aussitôt, les souvenirs défilèrent à l'envers depuis le Dévoreur et le Parc, en direction de son enfance. Tout se débobina très vite sous l'effet de la main zorvanesque pour ralentir vers les neuf ans de la petite Aurore. L'âge de la communion solennelle. Il y avait une rangée de filles en aube blanche et en voile d'organdi, agenouillées, priant. L'Aurore femme assistait à ce spectacle comme devant un écran de cinéma. Les communiantes se relevaient, se signaient avant de rejoindre leurs parents, ou tuteurs, venus pour l'occasion les féliciter avec plus ou moins de chaleur. La petite Aurore, elle restait plantée dans la travée centrale de la nef, se balançant d'un pied sur l'autre comme une pénitente, seule, totalement seule. Le plan rapproché durait un bon moment avant que l'on voit une soeur traverser le champ pour venir prendre la petite par les épaules et la mener s'asseoir sur le banc des religieuses.
- On peut dire que ce n'est pas la famille qui vous encombrait aux moments importants, ma petite. Au fait, je manque à tous mes devoirs. Je suis Zorvan, votre hôte pour un long moment. Croassa Zorvan en exécutant une courbette avec une mine faussement obséquieuse. Il se redressa presque aussitôt en rejetant en arrière ses longs cheveux corbeau.
Bienvenue dans le Champ des Oublis !Quels autres souvenirs souhaiterait revoir la demoiselle ? A moins qu'elle souhaite approfondir celui-là ?