Entre Physis et Physique.
Poussé par la curiosité et l'injonction de Christiana, il s'était approché de la souche. Mais l'arme du futur l'avait déçu. Certes, il avait sursauté à la détonation, mais le bruit localisé, très vite éteint dans le rugissement du vent, semblait peu efficace pour stupéfier durablement l'ennemi. Même si quelques éclats de bois et de mousse avaient jailli du vieux tronc, on en faisait autant avec une fronde, le bruit en moins. Certes, si le projectile était bien parti se loger dans la souche, ce pouvait en effet être mortel à condition de pénétrer dans le coeur ou la tête de la cible.
Le rationalisme de Démétrios fut satisfait que l'arme de Christiana ne soit pas une sorte de foudre divin, comme celui de Zeus, capable d'incendier des chênes. Christiana ne le frappait pas par une majesté olympienne et il aurait été déçu d'avoir à trembler devant un être sacré qui ne lui arrivait qu'à hauteur de l'estomac.
Et puis,grâce à son passage au IX° siècle, il savait qu'un produit noir venu d'orient permettait aux hommes de rivaliser avec les effets pyrotechniques des forges même d'Héphaistos. La légende les plaçait sous le volcan Etna en Grande Grèce et Démétrios en avait observé les effets lors d'un passage à Catane, le port fondé par ses compatriotes. Il n'avait rien d'un barbare superstitieux, tels ces malheureux,i ahuris tout autant de le voir allumer un foyer que d'entendre le Colt imiter le tonnerre. Il s'estimait capable de distinguer un effet purement matériel d'un mystère de la nature à connotations possiblement surnaturelles..
C'est pourquoi quand il entendit les plaintes qui venaient de la souche atteinte, il eut à la fois le sentiment d'une anomalie,et la certitude qu'une solution rationnelle ne s'imposait pas forcément. Les cloisons entre les choses et les êtres étaient perméables et souvent illusoires. Il n'avait pas de preuves de l'existence des centaures ou des harpies mais il ne refusait pas la possibilité de leur existence. Les noirs nuages de l'orage pouvaient bien gronder d'une voix de géant; pourquoi donc un arbre n'aurait-il pu, dans certaines conditions, se plaindre de l'outrage reçu ? Il ne fallait pas repousser l'idée que les choses puissent avoir une voix et que des esprits habitent les arbres. Qui pouvait prouver que cela ne soit pas ? Il avait beaucoup rêvé aux dryades, nymphes des forêts, dansant au clair de lune, égrenant le cristal de leurs rires dans le murmure des sources, plongeant leur regard d'émeraude dans le miroir sylvestre des étangs. Certes, en lui, l'élève d'Aristote savait bien qu'il ne suivait que les fantasmes de son imagination, toujours prête à peupler son univers intérieur de ce qu'il ne trouvait pas dans le monde réel. Mais il était Grec, du temps où la nature, à peine encore objet de raison et et de science, demeurait avant tout une immense force palpitante, le souffle des dieux, l'élan de toute existence vers sa réalisation harmonieuse dans l'ordre du cosmos. Démétrios sentait vivre le monde comme un énorme champ de possibles. La raison pouvait en éclairer certains endroits, mais la raison était humaine et le monde divin. Son panthéisme émotif naissait de l'enthousiame devant la beauté souveraine de la nature, et aussi de l'amertume devant la sereine indifférence du Tout, dont il se sentait, en tant que conscience individuelle, à jamais exclu.
Il était donc prêt à croire l'incroyable, pour peu qu'il se manifestât devant lui, et le prodige d'une souche gémissante ne lui paraissait finalement pas plus étonnant que la course des astres dans le ciel ou les pluies d'étoiles filantes par certains soirs d'été.
C'est pourquoi, si l'hamadryade, esprit locataire possible de l'arbre dont il ne restait que la souche, devait logiquement être morte depuis longtemps, restait possible l'existence d'une dryade apparaissant, humide et nue, dans la pénombre de la futaie, surprise, alors qu'elle reposait, par la brutale intervention des hommes.
L'enfant blessé
La découverte d'un jeune barbare, aussi peu toiletté que les adorateurs de Fa-Hi, remit les choses à leur place et la dryade au rang des songes. Le jeune garçon pleurait de peur et de douleur et du sang tachait la main qu'il tenait pressée sur sa hanche. Mais cela signifiait qu'il n'avait qu'une blessure peu profonde. S'il avait été atteint au ventre, il se serait tordu de souffrance atroce, alors qu'il se tenait accroupi et parlait distinctement dans une langue inconnue. Démétrios tendit la main pour l'aider mais fut intrigué par son comportement très agité, car voyant qu'on ne le comprenait pas, le blessé s'était mis à dessiner une silhouette dans la terre détrempée par la pluie. Pas de doute, c'était un éléphant, le porteur d'ivoire, comme le décrivaient Aristote et les soldats d'Alexandre, récits confirmés par le savant Nestor.
Il fallait rassurer l'enfant, aussi le Grec, montrant le dessin, hocha-t-il plusieurs fois la tête pour montrer qu'il avait compris :
-Oui Oui ! c'est un éléphant ! Et comme le petit répétait : "Mamootaa , Mamootaa!" Démétrios reprit : Mamoota ! sans savoir si c'était le nom de l'animal ou celui de l'enfant qui se présentait ainsi. Le petit sembla soulagé et renifla en s'arrêtant de pleurer. Son regard noir effrayé se fixa sur le sien, suppliant, appelant à l'aide et Démétrios se dit qu'il fallait le porterà l'abri et voir l'étendue de la plaie.
Christiana arriva juste à cet instant, très excitée et assez peu préoccupée par la découverte d'un blessé.
Ce qui l'agitait était une boîte qu'elle montra sans la lâcher, puis qu'elle ouvrit, et dès qu'elle eut appuyé sur une petite bosse rouge, Démétrios eut la surprise de comprendre le flot de paroles que l'enfant reprenait avec la même insistance affolée.
Les mammouths ! Mamootaa ! Ses paroles n'étaient cependant pas très cohérentes quant aux raisons de sa terreur. Des éléphants mamootaa avaient détruit son village et tué les habitants, suivis ou précédés de Chats-Sabres. L'enfant craignait que l'odeur de son sang n'attire ces animaux inconnus et apparemment féroces, ce qui fut confirmé par la réaction d'un Fa-histe sorti de la caverne et qui voulut chasser l'enfant.
Le danger semblait réel et Démétrios s'apprêtait à demander des explications puisqu'on se comprenait de nouveau, mais Christiana était tellemnet absorbée par sa boîte qu'elle l'interrompit en lisant à voix haute ce qui devait être gravé à l'intérieur et qu'elle présenta comme un message du Dévoreur;
La boite à paroles
Outre l'utilité immédiate de l'instrument, Démétrios retint surtout que le Dévoreur les jugeait vaillants et capables de se débrouiller sans Gardien. Il en fut plus fier qu'heureux et plus attristé que satisfait. Il aimait bien la vie mouvementée et les prodiges étonnants qu'il avait connus dans l'Antichambre et il aimait bien aussi Zorvan ,malgré ou peut-être à cause de son humour grinçant et son sens particulier de l'accueil. Il regrettait aussi que le Dévoreur ne se soit pas rendu visible mais le Voyageur avait dit qu'il le reverrait et il n'y avait qu'à continuer jusqu'à ce qu'il vienne en personne, dans son grand manteau noir, leur expliquer ce qu'il attendrait d'eux.
Malgré l'invitation de Christiana, Démétrios n'était pas trop pressé de vérifier dans sa ceinture s'il avait le même appareil ou si le Dévoreur n'en avait mis qu'un seul à leur disposition. Si Le Dévoreur voulait qu'il ait aussi un appareil, il l'avait déjà ou en aurait un le temps voulu. S'il ne leur en avait laissé qu'un, c'était qu'il avait ses raisons, à commencer la poursuite en équipe de leur aventure actuelle. Un seul traducteur leur était alors nécessaire. Il se sentait irrité par la sorte de précipitation que montrait la femme à s'approprier un objet au lieu de le mettre en commun. Ce qui lui semblait une indication qu'il n'y avait qu'un traducteur était que dans le message, tout était au singulier pour le traducteur et au duel pour les utilisateurs :
.. un traducteur universel offert par le Dévoreur en récompense de leur vaillance. Ultime cadeau ( au singulier)
avant leur grand départ ... pensez à désactiver le traducteur lorsque vous n'en avez pas l'usage. Il se recharge à l'énergie solaire, donc pensez à l'exposer à la lumière du jour pour le recharger. Christiana était devenue étrangement méfiante à son égard – elle n'avait même pas voulu qu'il touche l'objet. Et quelle prudence mesquine à garder ainsi la main sur son sac comme si lui, Démétrios, était un voleur ! Petite mentalité de marchande à l'étalage, qui surveille ses navets et ses trois sous...Il ne regarderait pas s'il en avait un, non, pas tout de suite, Il ferait confiance au Dévoreur. Après tout, elle devait mieux que lui savoir utiliser ces appareils et elle avait le caractère typiquement féminin de se précipiter comme elle l'avait montré en courant sans réfléchir vers un campement inconnu et ensuite en utilisant une de ses précieuses munitions pour un motif peu clair, vu que les barbares ne leur avaient manifesté aucune hostilité. Il tira de sa ceinture la pochette de toile où reposait son maigre bagage et allait l'ouvrir quand Christiana décida de s'intéresser à l'enfant, houspilla le groupe qui jacassait derrière celui qui parlait de jeter le petit à la mer et, sans ménagement, tira le blessé par le bras pour le conduire à l'abri.
Soins au blessé
Démétrios qui s'apprêtait à prendre l'enfant dans ses bras, se dit que décidément, cette femme de l'avenir aimait prendre la direction des opérations, quitte à bousculer les gens. Aucune douceur ni pitié dans ses paroles quand elle fit remarquer qu'il fallait arrêter le sang. Ce geste était simplement nécessaire pour qu'ils puissent poursuivre leur route. Au moins, elle était franche dans son froid égoïsme. Elle l'interpella comme on s'enquiert auprès d'un esclave de ce qu'il sait faire pour se rendre utile. Sans lui répondre, il se baissa vers l'enfant et enleva doucement la petite main souillée pressée sur la plaie. A sa grande satisfaction, le sang avait noirci et la pression exercée par la main avait suffi pour l'arrêter, au moins partiellement. La chair était arrachée en biais sur le haut de la hanche, mais assez nettement et ne semblait pas avoir touché l'os. Il demanda de l'eau. Une vieille l'écarta fermement en disant :
-Pas toi. Affaires de femmes, les blessés. D'un coup sec de son poignard, il coupa le pan de sa belle écharpe bysantine, le tendit à la femme qui le prit avec un respect inquiet et déclara d'abord à Christiana puis au cercle qui s'était rassemblé :
-Je ne suis pas médecin. Il me semble que ce n'est pas trop grave, mais il faut que la plaie demeure saine. On met de la sauge sur ce genre de blessure. C'est tout ce que je sais .Et maintenant, il faut nous attendre à l'arrivée des fauves. Il a perdu du sang près de la souche. Ce doit être comme un appât pour eux Il faut barrer l'entrée de la caverne avec du feu . Oui , une suite de brasiers et on essaiera de les atteindre en lançant des branches enflammées. Le Colt Tonnerre servira s'ils arrivent à passer. Feu contre Fauves
Les hommes avaient compris et leur stock important de branchages fut vite érigé en barrage tandis que d'autres allèrent au dehors pour en rentrer davantage. Du bois trempé certes, mais qui sécherait assez vite auprès des flammes. Et la fumée du bois mouillé serait éventuellement une dissuasion de plus. Les hommes de la caverne avaient bien choisi cet habitat car orienté favorablement par rapport au vent marin.
On alluma le feu pour être prêt mais seulement au centre, pour ménager le combustible et des hommes se mirent en position de garde le long du cordon de branchages. Un jeune fut commis à la surveillance du premier feu allumé par Fa-Hi, avec mission de l'entretenir sans discontinuer.
Deux femmes s'activaient autour de l'enfant. Elles hachaient des feuilles, peut-être de sauge ? et des champignons découpés en tranches épaisses. Les autres se joignirent aux hommes pour transporter le bois mort. L'orage s'éloignait, qui avait pu retenir les fauves dans quelque abri. Tout le monde agissait en silence. Les adultes et adolescents s'étaient armés d'épieux et de lances rudimentaires à pointes de pierre assez bien façonnées. Une lance ! L'hoplite se réveilla dans Démétrios..Il tendit la main et aussitôt, on lui remit la plus grande. Il demanda,tourné vers l'enfant :
-Les chats-sabres sont-ils nombreux ?A sa grande surprise, le chef leva, un à un, quatre doigts. Il connaissait donc l'existence de ces fauves qui devait rôder dans la région. Démétrios était surpris. Seulement quatre chats pour terroriser une dizaine d'hommes ? Le Grec fronça le sourcil et se mordit la lèvre, réfléchissant rapidement :
-Hmmm, ils sont grands comment, les chats, par ici ?Tous les hommes levèrent la main au dessus de leur tête.et étendirent les bras en montrant que les bêtes dépassaient largement cette envergure.
-Heu .. fit Démétrios, oubliant sa nature de dieu impavide. Il ajouta :
Et... les dents ? Le geste fut sans équivoque. Deux crocs dépassant la longueur d'une main, plus le poignet.
Démétrios toussota:
-Bien, bien, bien....je suppose qu'ils ont aussi des griffes assorties. Et pour les mamootas ?Encore peu confiant dans l'appareil du Dévoreur, pour mieux se faire comprendre, il fit le geste de s'allonger le nez en trompe, ce qui provoqua le rire d'un marmot dans les bras de sa mère, laquelle, inquiète de l'irrespect du jeune âge envers l'avatar de Fa-Hi, le fit taire aussitôt.
Le chef répondit de sa voix gutturale, parlant en monosyllabes saccadés mais qui s'organisaient aussitôt en phrases claires dans l'esprit des auditeurs étrangers :
-Ils ne peuvent pas venir ici .Trop raide, pas de chemin large. Ils sont très nombreux. Les chats-sabres attaquent les plus petits et les vieux. Les mammouths fuient devant eux et s'affolent. C'est ainsi qu'ils ont détruit les huttes des Pilouas. Et aussi les Pilouas, ou du moins beaucoup d'entre eux." Il montra l'enfant d'un geste dédaigneux et ajouta l'air satisfait :
- Nous, on est des Opolos. " et il ajouta, condescendant d'abord puis prenant un air sombre:
"On s'est allié pour tuer les chats-sabres. Sales bêtes. Ils ont tué la moitié des Opolos." Il montra la petite troupe qui se pressait autour d'eux et conclut :
"C'est tout ce qui reste. Les autres sont dans le ventre des chats-sabres.Démétrios était atterré. Sa foi en lui-même vacilla. En plus la faim le rattrapa aux derniers mots de l'Opolo. Il fit machinalement :
-Et le chat-sabre, ça se mange ?
Il n'entendit pas la réponse . Les hommes mettaient le feu à toute la barrière. Les chats-sabres étaient en vue.