Nelson semblait à bout de souffle à tous les sens du terme. Certainement encore mal remis de ses abus de la veille, il avait du avoir du mal à émerger et à faire la part des choses quant à ce qui lui avait été révélé et proposé. Pourtant il avait couru jusqu'à l'hôtel pour y rejoindre le Dévoreur et ce malgré ses réticences. Stanzas se dit qu'il ne s'était pas trompé en voyant en lui un esprit assez ouvert pour penser que ce qu'il lui décrivait était trop énorme et absolument fou pour être inventé de toutes pièces. Quelque part dans l'esprit du savant, une parcelle de défi et d'envie de défricher des terres inconnues avait vibré aux propos, aux élucubrations du Roumain. Une parcelle que le commun des mortels ne possédait certainement pas et qui faisait dire à Pickett "un homme ne peut avoir inventé de A à Z un tel canular, il existe forcément des bases réelles à toutes ces affirmations". Le goût de l'expérimentation, la part de folie qui réside dans tout génie des sciences avait sans doute poussé Nelson à faire taire son pragmatisme ou profit de ses pulsions d'explorateur scientifique. Pourtant, alors qu'il acceptait le thé comme geste convivial autour duquel discuter les conditions du voyage, l'esprit du scientifique reprenait le dessus en posant une question tout à fait cartésienne. Pour lui, tout ce qui régissait le monde devait se résoudre en une équation et les motivations humaines n'échappaient pas à la règle. Le Dévoreur l'écouta poser sa question puis la justifier, avec un sourire énigmatique tout en dégustant son cognac. Pendant que le serveur apportait les agapes typiquement britanniques de la fin de journée et déposait le plateau chargé de la théière fumante et d'une assiette de petits muffins, celui qui avait de multiples identités et s'était présenté comme un Copernic, passait en revue ce qu'il convenait de répondre à la question somme toute indiscrète mais légitime de Nelson. Le Voyageur finit par ébaucher une réponse.
- La philanthropie... Vaste sujet. Il est des desseins que les hommes peuvent mener à terme seuls, sans aide. Il en est d'autres où la convergence des talents et des compétences fait la différence. Ce n'est pas à vous, scientifique, que je vais l'apprendre. La philanthropie est un état d'esprit qui pousse l'homme à aider ses semblables, il est vrai, mais si l'on considère qu'assouvir ce besoin d'aider l'autre l'aide à se sentir mieux, on peut dire qu'il agit aussi pour son épanouissement. C'est un état d'esprit qui aide aussi à l'accomplissement personnel. L'homme n'est jamais purement altruiste.
Le Dévoreur eut un petit rire devant l'air circonspect de Nelson mais sentit qu'il ne fallait pas trop chercher à jouer aux énigmes du Sphinx avec cet oiseau-là. Tout scientifique réfléchi qu'il était, il y avait chez Pickett un côté épidermique et passionné qui n'aimait pas qu'on lui cache l'arbre qui l'intéressait en lui détaillant la forêt. Stanzas avait bien senti que la question était intrusive et personnelle, peut-être dans une volonté chez le jeune savant de cerner un peu l'homme qui lui proposait une chose qu'il avait du mal à appréhender. Stanzas prit conscience qu'il en savait beaucoup sur son candidat au voyage et que la réciproque n'était pas vraie. Un esprit rationnel comme celui de Nelson voulait des garanties de probabilité. Des raisons de se fier au type qui venait lui dire qu'il pouvait le faire voyager dans le temps et l'espace mais aussi dans les univers parallèles. C'était un peu comme si connaître les raisons personnelles d'une telle proposition la rendait plus crédible. Stanzas toussota, reposa sa tasse de thé et eut un sourire triste.
- Je ne suis qu'un homme, comme vous, qui a tout perdu et court après ses rêves, essaie de trouver en l'existence une raison. J'ai fait cette découverte incroyable mais trop tard pour qu'elle sauve ce qui m'était le plus cher. Cependant vous pouvez imaginer que lorsqu'on voyage dans le temps, on peut espérer que rien n'est complètement irrémédiable. J'ai l'espoir fou de remonter au moment où j'ai tout perdu et de changer le cours des choses. Ne me dites pas que cette possibilité ne vous effleure pas vous même quand je vous expose le pouvoir que j'ai. Ne rêveriez-vous pas d'empêcher ce qui a vidé votre vie de sens ?
Les tasses étaient vides et la nuit tombait. Le Dévoreur se leva en murmurant à la seule attention de Nelson:
- Nous ne saurions partir d'ici-même, c'est bien trop fréquenté. Je vous propose de marcher un peu dans les ruelles qui partent de la grande avenue. Quand le moment sera venu, notre départ passera plus inaperçu qu'ici. Un voyageur a tout intérêt à rester discret et moi plus que tout autre. Moins notre capacité sera connue et plus nous aurons de chance d'arriver à nos fins.
Stanzas se méfiait toujours. Il vivait avec cette certitude que si lui avait trouvé un moyen de se déplacer dans le temps, un autre le pourrait aussi et qu'il serait peut-être de ceux dont il voulait contrarier les desseins. Il avait beaucoup changé depuis qu'il s'était volatilisé au beau milieu de la Roumanie nazie et souhaitait que ses ennemis ne puissent faire aucun lien entre l'homme aux cheveux longs et à l'allure altière qu'il était jadis et cet étrange personnage aux cheveux blancs et courts, à la barbe naissante et aux épaules un peu courbées quand il se relâchait. Il devait pouvoir revenir incognito les surprendre dans leurs projets, les grands fossoyeurs de l'Europe. Alors qu'ils sortaient de l'hôtel après qu'il eût réglé la note du bar, le Dévoreur poursuivit, le regard soudain assombri.
- J'ai perdu ma femme et ma fille dans un génocide qui n'a pas encore eu lieu pour vous. Mon travail sur le déplacement dans le temps n'a pas abouti assez vite pour les sauver. Je suppose que vous comprenez à présent ce qui me motive. Quant à savoir pourquoi je vous aide, la réponse tient en deux raisons: vous avez besoin de moi et vous pourrez m'être utile. Je saurai vous retrouver, n'en doutez pas, le moment venu pour vous demander un service. Par ailleurs, avec votre formation scientifique et votre esprit brillant, vous êtes l'un des premiers voyageurs à pouvoir peut-être me tirer d'un mauvais pas temporel si cela devait m'arriver. Bien entendu, il faudra que je vous explique le fonctionnement du processus quand vous aurez satisfait à l'examen de Zorvan, le gardien de l'Antichambre. Mais comprenez qu'avoir comme allié un homme de science peut m'épargner la formation fastidieuse d'un voyageur néophyte.
Il rabattit son col et ramena les pans de son manteau fatigué sur lui. Londres avait décidément abdiqué sous les frimas de l'hiver et la neige tombait à nouveau. Il sentait une tension silencieuse dans l'attitude de son compagnon. Peut-être était-il en train d'analyser les nouvelles informations que le Dévoreur lui avait confiées et préparait-il mentalement sa réponse. Peut-être était-il anxieux de l'expérience incroyable qu'il allait vivre. Les deux hommes arpentaient côte à côte les trottoirs qui se couvraient d'un tapis blanc, croisant des passants qui se hâtaient de rentrer dans la chaleur d'un foyer que les deux savants avaient perdu. Ils étaient deux égarés sans attaches dans les myriades de flocons qui s'abattaient sur le capitale britannique. Stanzas tourna à l'angle d'une impasse, ne voulant douter que le jeune homme conserve sa résolution. Il s'arrêta et le regarda de ses yeux clairs où pulsait déjà un éclat irréel.
- Ce ne sera pas agréable Nelson. Les couloirs du temps sont bien plus glacés que Londres sous la neige. Ne lâchez pas ma main avant que je vous le dise. Ne regardez ni en arrière ni sous vos pieds. Vous avez choisi Aparadoxis en voulant vivre autre chose que votre vie, vous allez être servi mais ne croyez pas échapper pour autant à votre passé. Zorvan saura vous montrer vos faiblesses et vos forces.
Il lui sourit à nouveau à travers une bourrasque de neige et ajouta tandis qu'il posait la main sur son épaule:
- Bonne chance mon ami et ne vous fiez à rien dans ce que vous verrez en Aparadoxis. Il s'agit juste d'un concentré des fantaisies que l'imagination peut faire surgir.
Il happa la main de Pickett au moment où ils fondaient dans le néant, absorbés par un de ces corridors qui menaient aux autres temps, aux autres lieux, aux autres mondes.
Il savait Nelson trop curieux pour qu'il ne fût vain de le lui conseiller de fermer les yeux et c'est tous deux clairvoyants qu'ils glissèrent le long du tunnel, assistant furtivement à l'érection de Gizeh, à la construction du barrage d'Assouan, du Coliseum d'Athènes et de la ligne Maginot, laquelle ne devait pas évoquer grand chose à l'Anglais. Un avion franchit le mur du son dans un bruit assourdissant puis l'instant suivant ce fut un vaisseau stellaire qui croisait au large de Saturne. Toutes ces images se succédaient dans une cacophonie de crachotements de communication, de discours, de rumeurs guerrières mêlés au tube des Rolling Stones hurlant "Satisfaction". Puis la vitesse fut telle qu'ils ne perçurent plus qu'un sifflement suraigu, bien plus strident que celui d'une bouilloire en surchauffe. Le Dévoreur était toujours médusé de constater que la traversée du couloir était différente pour chaque voyageur et pourtant, dans un sens, similaire. Il se doutait que Nelson avait sans doute partagé quelques visions communes avec lui mais aussi vu des choses qui étaient réservées à sa seule sensibilité. Le couloir affichait souvent ce que le Voyageur induisait, de cela il était certain. Le choc brutal de l'arrivée contre la porte stoppa toute envie de spéculation à ce sujet. Stanzas savait que Zorvan était déjà derrière la porte, avec son humeur de chien et ses lubies. Pourtant, il pouvait se douter qu'il verrait ce scientifique rigoureux d'un bon oeil et qu'il se frottait déjà les mains des échanges qu'ils allaient avoir. Le Gardien de l'Antichambre aimait trouver des duellistes à sa mesure à se mettre sous la dent et la vie de Nelson allait lui offrir un festin. Le Dévoreur ne put s'empêcher de prodiguer un dernier conseil à son apprenti voyageur.
- Ne le mettez pas trop en rogne mais opposez lui un raisonnement rationnel et réfléchi, il adore ça. Il se fera une joie de démonter votre rationalité. Ne comptez pas sur lui pour vous aider mais ne le voyez pas comme un ennemi. Il est juste là pour vous tester. Bonne chance Nelson, nous nous reverrons bientôt je l'espère.
Un pas et le jeune scientifique disparut, absorbé par la porte membraneuse après un dernier regard pour son guide. Le Dévoreur s'évapora lui aussi au seuil de la porte pour reprendre le cours de son exploration effrénée. Il savait qu'il croiserait à nouveau le chemin de Pickett.
*********
Encore un que sa braguette et son coeur d'artichaut avaient perdu ! Cela faisait longtemps, néanmoins, qu'il n'en avait pas eu de cet acabit. Le Dévoreur le gâtait en ce moment avec les femmes en quête de frère, les Grecs en quête d'aventure ET de frère, mais de cocu de la science il n'en avait point eu depuis longtemps ... depuis le Dévoreur lui-même en fait. La science, cette maîtresse inconstante qui se livrait quand bon lui semblait ou se donnait à d'autres, capricieuse et cruelle. Les scientifiques n'étaient pas mieux logés que les poètes.
- Siiir Pickeeett! Bienvenue dans l'Antichambre ! Rugit Zorvan en agrippant l'Anglais.
On veut vivre autre chose ? Comme je vous comprend!
Le ton sarcastique masquait trop une amertume contenue pour être vraiment méchant mais il pouvait cingler le voyageur non averti. Zorvan du haut de ses presque deux mètres, toisait l'homme élégant mais fripé qui se tenait devant lui le cheveu en bataille. Il en avait vu des couvres chefs étranges, du bonnet grec au chapeau strict de Mademoiselle Von Carter en passant par le châle de sainteté de la vierge parricide mais là, cette coiffure ! Un kakatoès tombé du nid ? Un scientifique tombé du lit, plutôt. Le Gardien lissa son manteau et rejeta ses cheveux soyeux et fluides sur son épaule et poursuivit à l'attention de son invité.
- Suivez moi que je vous montre un peu les autres possibles de votre existence. Je serai avec vous mais ne pourrai en rien intervenir dans vos actes et dans les événements que vous subirez. Ils arpentèrent le couloir minéral de l'Antichambre et le barbu s'arrêta devant une porte lumineuse qui pulsait. Lorsque Pickett l'eut rejoint, peinant à suivre les grandes enjambées que Zorvan se plaisait à faire en présence d'un autre homme, comme il aimait aussi tenir toute la largeur pour empêcher l'autre de le doubler, il se retourna vers le visiteur et, d'un signe de tête lui fit comprendre qu'il devait entrer là-dedans.
- Sauriez-vous expliquer de quoi est faite cette porte ? Pas plus que la précédente qui est toute gluante, je présume. Voyez à quoi je suis réduit en apparence ! Portier de seuils étranges. Il poussa l'Anglais d'un geste ample, effleurant son épaule, et lui fit un sourire de chat d'Alice. Puis il croisa les bras et attendit que le décor d'Aparadoxis se mit en place.
Un bal, c'était un bal de fin d'année à Oxford ! Un vieil homme se tenait près du buffet chargé de mets raffinés et sirotait une coupe de champagne tandis que des couples d'étudiants fraichement diplômés évoluaient sur le parquet au son d'une valse de Vienne. Un serveur passa près de l'homme grisonnant et s'inclina avec déférence lui présentant un plateau.
- Professeur, un petit toast au saumon ?
Le vieil homme acquiesça et se servit puis avisant Nelson, il fondit sur lui
- Mon garçon ! Enfin vous voilà ! Je commençais à désespérer. Seule la joie de vous voir profiter un peu de votre fin d'année après une telle réussite m'a permis de veiller si tard à un homme si usé que moi ! Mais d'où venez-vous que vous êtes si ... chiffonné ? Aaaaah ! Nelson! Nelson ! Je ne louerai jamais assez votre rigueur et votre amour de la science, mais un garçon de votre âge doit aussi profiter parfois des choses de la vie ! Croyez-moi, tel que vous voyez votre vieux professeur il n'avait pas à votre âge pour seule passion que la science. Ouvrez vos yeux et voyez ces belles fleurs aux tiges vertes qui ne demandent qu'à être explorées !
Le brave homme toussota en s'étranglant à moitié avec son toast et prit appui sur le bras de Nelson qui s'efforçait de se composer une contenance.
- Pardonnez moi, mais en vous attendant j'ai un peu arrosé votre succès ! Je suis si fier de vous! Mais je crains que le vin français ne me monte à la tête, surtout avec des bulles ! Ajouta le vieux monsieur dans un clin d'oeil.
Permettez-moi de vous présenter une de vos coreligionnaire qui nous vient de France. Paris plus exactement.
Devant l'air étonné de Nelson, le vieux professeur redoubla de jovialité.
- Je sais! Des femmes scientifiques ! Eh oui, il y en a mais celle-ci est un spécimen rare ! C'est ma nièce ! Vous savez que ma soeur a épousé un français ? Floriane ! Floriane ! Viens vite ! Je dois te présenter Monsieur Pickett !
Le brave homme s'évertuait à faire signe à une jolie fille aux cheveux auburn et aux yeux noisette qui riait en dansant au bras d'un moustachu dégingandé.
- Floriane a travaillé avec Monsieur Berliner qui a inventé un rouleau enregistreur de musique. La musique de l'orchestre qui la fait danser peut tenir sur un disque plat et on la fait entendre avec un stylet. Je suis certain que vous avez lu des articles sur cette invention.
La jeune fille prenait congé de son cavalier et s'avançait en riant vers son oncle . Elle lorgna avec curiosité le protégé de son parent et présenta sa main.
- Monsieur Pickett ! C'est vous la perle rare donc Oncle Archi me rebat les oreilles ? Enfin je vais pouvoir satisfaire ma curiosité. Que pensez vous des ultras sons ? Avez-vous lu les travaux de Langevin ? Nous cherchons à les graver ... les ultrasons, pas les travaux de Langevin, encore que ce serait une bonne idée pour en conserver trace. Pouffa-t-elle.
Zorvan fronça les sourcils et leva les bras légèrement en signe de protestation. Aparadoxis partait encore sur les chapeaux de roues. Il chercha vainement des renseignements sur cette Floriane. Pourtant avec un prénom pareil l'Histoire aurait dû la retenir. Rien de rien ... Enfin il serait intéressant d'observer comment Nelson qui était en mode ermite réagirait à ce tralala mondain et à une femme scientifique après son épisode " Diane"
HRP:
- Spoiler:
Ne pas hésiter à me dire si quelque chose te gêne dans le RP. Je n'ai pas donné de nom au mentor de Nelson volontairement. Je te laisse le faire ou pas, si tu préfères qu'il reste anonyme. Oncle Archi peut être juste un surnom affectueux de la nièce. Je te laisse aussi lui trouver un nom de famille, à la nièce. Oui je sais je suis vil ...