C'était un spectacle étrange que celui de ces guerriers encore tous marqués par le combat, hirsutes, souillés de sang, les vêtements tailladés, mais toujours dynamiques. Ils s'étaient séparés spontanément en deux groupes d'activités totalement différentes. Les uns se livraient joyeusement aux préparatifs d'un banquet, portant des tonneaux, dévalisant les réserves avec tant de joviale assurance que les moines rescapés participaient eux-mêmes au pillage, pris d'une sorte de frénésie de transgression, libérés de l'horreur, rendus à la vie, débordants du plaisir de courir, de rire et de fraterniser avec ces grands sauvages hilares et sans entraves. D'autres cependant s'occupaient des morts sur l'ordre de Thorvald, dont Démétrios admira une fois de plus la dignité et la noblesse de pensée. Quelques religieux suivirent ses ordres et tout en transportant les restes macabres, se mirent en devoir d'absoudre tous ceux qui pouvaient encore passer pour des êtres humains et même, de baptiser par aspersion ceux identifiables comme païens. Zorvan, qui aimait s'occuper de théologie quand le calme de son antichambre lui en donnait le temps, eut un petit haussement d'épaules : les Synodes n'avaient pas fini de discuter sur la validité d'un baptême sans les trois immersions et de sacrements administrés post mortem.
Mais pour l'instant les innovations n'effrayaient personne et le Prieur indiqua une crypte pour y déposer les funèbres fardeaux sans se soucier de leur origine. La victoire porte parfois à l'indulgence. Démétrios pensa au Dieu miséricordieux dont parlait Nestor et se dit que cet Etre de bonté ne pouvait que reconnaître toutes les créatures comme siennes.
Cependant Thorvald semblait affecté par cette fin de bataille et ses jeunes traits étaient empreints d'une gravité inquiète qui toucha profondément le Grec, surtout lorsqu'il sentit la main du roi se poser sur son épaule et former ainsi avec Ingmar une sorte de chaîne de fraternité guerrière. Qu'il y fût inclus parut à Démétrios le plus grand honneur qu'il eût jamais reçu. Lui, d'habitude si déçu de lui-même, sentit la fierté l'envahir en entendant les paroles louangeuses qui le reliaient à sa famille dont il n'était plus seulement l'inutile rejet. Aussitôt un élan le gagna, un désir d'action. Il lui faudrait mériter cette bienveillance qu'on lui manifestait. Il fixa le roi droit dans l'éclat bleu de son regard tout en l'écoutant évoquer avec tristesse les menaces de l'avenir, ses craintes de voir les clans s'éteindre un à un sous la poussée de l'Histoire. Le déplacement dans le temps avait démontré à l'Athénien la fragilité du destin des peuples, la cruauté froide du temps destructeur. Démétrios avait cherché en vain les traces des entreprises humaines que les siècles avaient englouties comme les sables du désert recouvrent les pistes où les caravanes ne passent plus. Le temple de Poseidon était en ruine au Cap Sounion et plus personne ne lisait l'étrusque ou l'égyptien. Nestor avait entendu rapporter que le dernier prêtre du Nil qui disait savoir encore déchiffrer les hiéroglyphes était mort dans son temple d'Isis voilà plus d'un demi-siècle. Il sentit son cœur se serrer en songeant que, si Zorvan l'expédiait de nouveau dans l'avenir, il y chercherait peut-être en vain ses Varègues. Même le Borystène pourrait avoir changé son cours et aplani le tumulte de ses eaux.
Et cependant, tous ceux qui l'entouraient avaient un lien avec ces peuples disparus et ces mondes engloutis. La chaîne de la vie se poursuivait dans l'ignorance des origines, l'obscurité de l'oubli ou l'incertitude du lendemain. Cependant tout n'était pas irrémédiablement perdu. On lisait encore Platon et Homère et la dernière Merveille du monde se dressait toujours sur l'île de Pharos, même si sa flamme n'éclairait plus la nuit alexandrine. Il réfléchit que si Thorvald était un Voyageur, il devait savoir ce qui arriverait à ses Loups Blancs et qu'il devait être difficile de vivre en roi sans avoir l'illusion que l'avenir vous appartient.
Il n'osa rien répondre aux remarques soucieuses des deux guerriers, espérant seulement que Thorvald devinerait ses pensées et lirait dans son regard la certitude que le sort adverse, aussi cruel fût-il, ne parviendrait jamais à détruire la beauté des liens fondés sur la loyauté et le respect mutuel. Oui, il en était sûr, le souvenir s'en transmettrait dans le cœur des hommes dignes et fiers qui viendraient après eux.
Le banquet s'organisait et Démétrios, appelant les jumeaux, leur demanda de le conduire auprès de Nestor.
Le vieillard était étendu paisiblement sur le lit étroit d'une simple cellule. On avait allumé quatre hauts cierges à son chevet et trois moines agenouillés psalmodiaient les prières du repos auprès du corps lavé et revêtu d'une chasuble brodée. La croix de bois que le moine avait tant vénérée était posée sur sa poitrine et ses doigts étaient croisés sur le symbole de sa foi, comme s'il avait jusqu'au bout trouvé en lui l'apaisement.
Démétrios ne cacha pas son émotion et baisa respectueusement la main ridée, presque transparente, du saint homme. Comme il avait l'air tranquille, et si loin, si loin de tout ce fracas qui agitait les hommes, les yeux fermés sur ce monde incertain, à jamais séparé de ceux qui y restaient piégés dans les soucis et les vanités de l'existence.
Démétrios souhaita de tout son cœur que l'âme de Nestor fût en train de contempler ailleurs les vérités pour lesquelles il avait donné sa vie. Puis il prit maladroitement l'aspersoir et imita le geste des jumeaux qui s'étaient remis à pleurer avec de gros sanglots d'enfant. La veillée funèbre durerait trois jours et un office solennel serait célébré avant l'enterrement. Le prieur ignorait si l'on pourrait ramener le corps à la Ville afin de donner plus d'éclat à la cérémonie. Démétrios savait lui, que de toutes façons, l'hommage serait pour réconforter les vivants et que Nestor, où qu'il fût, ne s'en soucierait guère.
***
Revenu dans la cour, Démétrios chercha encore en vain Nicanor parmi les gardes survivants. Mais il était recru d'émotions et il secoua sa tristesse. Il tombait de fatigue et la soif le dévorait. Et à y bien penser, la faim aussi..
Quelle journée ! Tout ce qui lui était arrivé aujourd'hui lui fit reprendre conscience soudain qu'il était en Aparadoxis et que le temps y était élastique. Car enfin, c'était ce matin que le dromon l'avait débarqué avec Nestor en pleine invasion des langships rùs. Il avait traversé le Bosphore en ramant comme un fou, essuyé les flèches des gardes byzantins, traversé la moitié de Constantinople assiégée, avec un détour par une cérémonie barbare en l'honneur du démon Turisas, pris la tête d'une troupe de volontaires, retraversé la Corne d'Or vers les hauteurs de Pera à la recherche du moine Théoclès et de son précieux reliquaire, puis combattu à cheval les guerriers d'Ingmar et Ingmar lui-même. Il avait été blessé avant de se joindre à eux pour tenter de sauver sa vie, celle de ses hommes et des moines du Monastère de sainte Pélagiesur le point de subir l'assaut des Varègues. Le souterrain, l'accueil dans la cour, la douleur de sa blessure, le début de l'assaut, il ne savait plus trop dans quel ordre s'enchainaient les évènements. D'autant que s'était alors produit un curieux épisode, devenu très flou dans sa mémoire. Surnageait l'image d'un pont rempli de brume, la disparition inexpliquée de sa blessure, le vague souvenir d'une silhouette toute blanche qui s'effaçait aussitôt, comme absorbée par la grisaille dans laquelle elle semblait attirée. Et puis Zorvan, qui le ramenait par le pont et le réintroduisait dans la défense du monastère, au moment même où il l'avait quitté, Nestor frappé en plein front. Et alors, l'arrivée de l'horrible magie sivète et la triomphale apparition des Loups Blancs conduits par Thorvald. Si l'on devait un jour raconter cette aventure en Aparadoxis, cela pourrait paraître long, mais pour Démétrios, il avait vécu plus intensément dans cet univers fictif qu'il ne l'avait jamais fait dans la réalité ordinaire.
On peut dire que Zorvan ne l'avait pas ménagé ; et peut-être que le Gardien lui-même avait participé à cette étrange distorsion du temps et qu'il était aussi épuisé que son cobaye, malgré son apparence de brume. Tout cela n'était-il pas né de sa volonté et les fatigues de l'âme dépassent souvent celles du corps .
Démétrios sentit revenir le potentiel de sympathie que le Gardien avait éveillé en lui dès que le Dévoreur avait décrit le sort du prisonnier de l'Antichambre. Il eut un peu honte de ses mouvements de mauvaise humeur à l'égard de Zorvan, aussi désagréable qu'il ait pu parfois se montrer, et il chercha la longue silhouette parmi les convives ; mais elle avait disparu, comme il lui arrivait de le faire, réapparaissant soudain et toujours sans explications.
D'ailleurs à peine était-il à chercher Ingmar et Thorvald, que Zorvan était déjà à côté de lui, proférant quelques allusions scabreuses que le Grec décida de prendre à la légère, se contentant de lui tirer un peu la langue pour lui montrer le peu de cas qu'il faisait de ses suppositions malséantes. Mais il retint l'envie de lui chanter la version démétrienne du chant étrusque sur le Lac Théramène, mettant en cause les mystères de l'anatomie zorvanienne. Le Gardien lui annonçait du changement, on allait repasser le pont et réitérer l'épreuve du Champ des Oublis. décidément, Zorvan était infatigable.
L'apparition de Thorval brandissant un superbe casque varègue détourna son attention et il se demanda seulement pourquoi on le comparait à Jason. Promesse d'aventures ? Après tout, Thorvald était Voyageur et Démétrios commençait à avoir un carnet de commandes bien rempli. Le Champ des Oublis n'était que le premier itinéraire prévu . Il y avait aussi le Borystène, et puis l'époque où on pouvait capturer l'instantané du monde sous forme de petits rectangles lisses appelés photos, et aussi la grande bibliothèque d'Alexandrie décrite par Lycias et que Nestor avait dit être détruite. Il voulait voir les 50 000 volumes témoins du génie de quelques hommes avant qu'ils ne soient brûlés par la stupidité des autres. Pour le Borystène, il ne lâcherait pas le Dévoreur tant qu'il n'aurait pas vu les langskips caracolant sur l'écume de ses rapides. Et il entendait aussi savoir quel était le sens de la formule magique inscrite dans son bonnet : MADE IN CHINA. La Toison d'or n'était pas pour l'effrayer bien qu'il ait toujours mis en doute la réalité des prodiges rencontrés par les Argonautes. Il irait vérifier avec plaisir ce qui se passait réellement en Colchide...enfin, réellement... Aparadoxis démolissait pas mal de certitudes concernant le sens de ce mot!
Mais son estomac se tortillait de façon très réelle, son gosier réclamait d'être humecté par n'importe quelle réalité liquide buvable et s'il pouvait poser ses fesses sur un de ces bancs, il ne s'interrogerait pas plus avant sur la nature ,objective ou subjective, de sa réalité.
Démétrios prit place à la table où Thorvald l'invita à s'asseoir. Il posa son casque à côté de lui et se sentit au moins l'égal de Patrocle recevant les armes d'Achille. Ingmar lui tendit aussitôt une corne remplie et il fut convié à se réjouir de la victoire et à honorer la mémoire des braves qui festoieraient maintenant dans le séjour des dieux. Il ne se le fit pas dire deux fois et saisit un poulet grillé qu'on lui tendit sur sa broche, car les moines avaient cuisiné leur basse-cour dans un bel élan de sacrifice.
Entre deux gorgées de vin grec et deux bouchées de poulet byzantin, les propos de Thorvald lui plurent infiniment. Il entendait des mots chargés de promesse-
le bord du monde, les pas des chevaux et le vent dans les voiles... apparemment les Rùs ignoraient que la terre était ronde. Pythéas de Marseille avait pourtant fait des mesures, lesquelles.. Bah ! tant pis pour Pythéas ! le monde comme un disque lui plaisait tout autant et se pencher sur le bord du vide valait bien l'idée de partir versle soleil couchant et de revenir avec l'aube !
Démétrios commençait à voir la vie du bon côté, d'autant que ce côté se dédoublait devant son regard excité par l'alcool. Un double Zorvan protesta à la proposition des deux Thorvald qui le regardaient avec deux paires d'yeux vraiment très beaux. Bien que Zorvie ait aussi un regard attendrissant, enfin plusieurs regards...veloutés, quadruplement sombres, avec des cils étonnamment recourbés. Mais qui ne valaient quand même pas la courbure de ce double jambonneau que lui tendait le prévenant roi de Drô, Dre, Drag.. enfin le roi Thorvald .
Démétrios secoua un instant l'ivresse qui le gagnait. Il était bon buveur, bien que ne dépassant les bornes que rarement et il savait bien récupérer ses esprits si le moment l'exigeait. Zorvan lui avait dit de faire attention. Bien que le pont du Champ des Oublis eût des vertus curatives qu'il avait déjà éprouvées, il désirait faire plaisir à tout le monde et se comporter dignement au moment de son départ. Il répondit donc d'une voix quasiment normale :
-Je crois que partir avec vous sera un grand moment de ma vie . Mais il faut bien que je suive euh .. mon destin, et je crois que celui-ci s'apprête à me faire passer un pont.
Ingmar eut un air amusé. Démétrios se dit que le géant roux devait le croire complètement ivre et décida de jouer sur les circonstances pour faciliter sa disparition :
-Je crois que je vais aller prendre l'air sur le rempart .. ou faire un petit tour dans la campagne...Je reviendrai plus tard, c'est sûr.
Il aurait aimé prononcer de belles paroles, remplies de l'émotion qu'il ressentait en ce moment, mais Zorvan était déjà sur le chemin de ronde. Il ne se fit pas d'inquiétudes pour ses compagnons byzantins. Sa disparition passerait inaperçue. Par un tour de passe-passe, Zorvan allait réajuster la réalité de façon plausible pour tous. Peut-être même personne, sauf Thorvald et Ingmar, ne se souviendrait du Grec au casque mou. Il tendit le casque varègue à Thorvald :
-
Merci ; mais là où je vais, je n'en aurai pas besoin . Je le reprendrai le jour où je rejoindrai le Clan des Loups Blancs et où je suivrai leur route. A d'autres temps !