Curieuse un jour, curieuse toujours !
Christiana avait en face d'elle un véritable interlocuteur. Elle avait posé une question, fait preuve de curiosité, et elle avait eu une réponse. La curiosité comme un vrai interlocuteur, cela ne lui était pas arrivée depuis si longtemps. Quoi qu'avait-elle déjà eu un véritable interlocuteur par le passé ? Oui, peut-être, ses caprices de fillette étaient quasiment assouvis par les cadeaux et attention du papa adoré aux petits soins de sa Honey. Ou pas car après tout, elle ne serait pas là, après avoir rencontré le Dévoreur, à passer sous le microscope de Zorvan. Christiana vit davantage le fait que ses hommes Von Carter, qu'elle avait tant chéri et servi, n'avaient jamais vraiment pris la peine de l'écouter. Sinon elle n'aurait pas sombré, accumulé 25 ans de larme et de noirceur mélancolique, arrêté la voiture sur le pont, suivit le Dévoreur et elle ne serait pas chez Zorvan, à passer l'épreuve qui marquerait la fin d'une vie et le début d'une autre. Ou la fin d'une errance et le début d'une vie.
En tout cas, sa curiosité bien dissimulée derrière sa froideur et son visage si souvent dénué d'expression aurait pu s'affaiblir, disparaître. Et pourtant... elle était toujours là. Sa curiosité avait dû sacrément bien se cacher derrière la noirceur qui habitait son intérieur car elle ne s'était pas manifestée depuis bien longtemps. Pas depuis la disparition de Kyle en tout cas. Pas longtemps avant même. Mais elle refaisait surface. Soudainement. Et ce fut sans crier gare qu'elle poussa Christiana à plus de question.
- Deux ans à apprendre ? C'est une sorte de service militaire alors ? Demanda-t-elle en s'approchant un peu de Démétrios, en plissant les yeux et en le scrutant encore plus profondément son regard.
Elle s'essayait de nouveau à la curiosité, comme si elle n'en avait jamais fait preuve. Pourtant il fallait avouer qu'elle était une sacrée curieuse lorsqu'elle était enfant. La cave et la ruelle étaient ses terrains de prédilection.
La ruelle... ha ! Cette bonne vieille ruelle ! Christiana y avait appris la méchanceté, la cruauté, le mal qui constituait une part de la nature humaine. Elle lui avait laissé bien des souvenirs. Pas toujours, voire jamais sain pour l’équilibre d'un enfant.
Tout en écoutant les paroles de Démétrios, Christiana se dit brièvement qu'elle était bien curieuse de poser une telle question à une personne qu'elle ne connaissait pas, qu'elle venait tout juste de rencontrer. À une personne qui se livra tout de même à elle. Elle se jugea bien curieuse, elle repensa à Alice au pays des merveilles, que Jared lui lisait quand elle était enfant, avant que Drew ne perdit la vie. Curieuse... elle l'avait été et pouvait le redevenir. Redevenir trop curieuse ? Elle s'en moquait ! Redevenir ? En réalité, elle avait-elle cessé de l'être ? Sa curiosité n'avait-elle pas été un plus pour se décider à suivre le Dévoreur ? Curieuse de savoir ce qu'il avait pour elle, de savoir qui l'avait envoyé. Voilà une question qui méritait réponse. Qui avait envoyé le Dévoreur pour la sauver ? Encore une question qui traversa l'esprit de Christiana, alors qu'au même moment, un souvenir de Démétrios faisait son apparition.
Curieuse comme une « Alice » !
Elle regarda la scène avec un regard avide de tout voir, de tout capter. Ses yeux se virent offrir un souvenir sombre. Des images de blessés, de morts, de guerre défilaient à l'envers sous ses yeux. Démétrios avait déjà tué. Elle vit la fureur, la facilité pour tuer et ainsi sauver sa vie, qui habitaient les hommes au combat. Mais surtout, elle vit l’excitation d'avant combat. Les trépignements des soldats prêts à en découdre. Prêts dans leur guet-apens contre les brigands. Malgré son milieu, Christiana n'avait jamais vu cela. Elle avait bien cerné la joie de Jared en allant voir le clan afro-américain pour récupérer leur argent. Action qui lui avait coûté un bras. Mais jamais elle n'avait vu un combat en lui-même, entendre les derniers souffles, les gémissements et les plaintes. Elle avait toujours été protégée de tout cela par les Von Carter. On l'autorisait à écouter dans le bureau, regarder dans la ruelle, mais rien de plus. Sa place n'était pas dans sur leur territoire. Grâce aux images du souvenir et aux explications de Démétrios, elle comprit que derrière l'excitation, se cachait la peur. Peur de ne pas être à la hauteur, peur de mourir, peur de tuer car il fallait agir pour l'honneur au détriment de soi.
Christiana détacha son regard des images et le porta sur Démétrios. Il avait eu peur et l'assumait. Il avouait même avoir détesté sa condition de soldat. Il n'aimait pas ce qu'il avait été forcé d'être, comme son père l'était. Christiana eut le sentiment de comprendre Démétrios. Elle non plus, n'aimait pas sa condition avant de suivre le Dévoreur, condition forgée par les Von Carter, un peu par elle-même aussi, indirectement.
- C'est fou ce que l'on est capable de faire, ou ne pas faire, pour un père ou plus largement pour les siens. Mettre son soi de côté et suivre l'exemple, au détriment de nos souhaits, de nos peurs, de ce qu'on aime ou déteste, dit-elle à demi-mot. Comment vous êtes-vous sortit de votre condition ?
Encore une question ! Décidément, elle les enchaînait !
Alice la curieuse, n'était-elle pas tombée dans le terrier du lapin blanc à cause de ce petit défaut ? Sa curiosité ne l'avait-elle pas pousser à manger le gâteau rétrécissant pour passer la petite porte, après avoir jeté un coup d’œil à travers la serrure de celle-ci ? La cave et sa lucarnes étaient pour Christiana ce que le terrier du lapin blanc et la serrure de la minuscule porte étaient pour Alice.
La cave et sa lucarnes avaient fait tomber Christiana plus en profondeur, de part sa curiosité – et sa maladresse qui faillit incendier tout le Bacchus – dans le monde malsain de papa Von Carter. Comme Alice qui mangeait le gâteau pour passer la porte et entrer dans le monde des Merveilles, Christiana avait monté les escaliers et poussé la petite porte donnant sur la ruelle pour entrer dans le monde de papa.
Souvenir d'une « Alice » : élever son enfant pour la famille
Le monde de papa Von Carter s'afficha derrière Christiana, sous les yeux de Démétrios. Celle-ci ne s'en rendit pas immédiatement compte.
Christiana avait 16 ans. Elle se trouvait debout, face à son père, dans son bureau. Jared n'était pas là. Kyle non plus. L'aîné était au lit, en pleine crise dépressive. Le cadet était sûrement dans une de ses activités studieuses de futur médecin.
Elle était seule face au patriarche. Il lui faisait un de ses fameux discours. Christiana ne disait rien. Elle se contentait d'hocher la tête à chaque « tu as compris ? » lâchés par son père. Il avait cette fureur de l'homme d'affaire dans le regard. Christiana avait le visage de l'enfant qui fait tout pour retenir la leçon et éviter les erreurs.
- Jared est plus faible Honey ! Regarde-le, encore au lit à pleurnicher. Je ne serai pas toujours là pour le Bacchus et tu es la seule qui arrive à secouer Jared. Je dois pouvoir compter sur toi. Nous avons besoin de toi Honey. Tu comprends ? Demanda-t-il en tapotant son bureau avec un index autoritaire.
On ne peut pas compter sur Kyle et sa lubie de médecin, il n'est pas vraiment un Von Carter après tout...Christiana afficha un léger sourire, presque indétectable quand le père lui rappela qu'ils n'avaient, lui et elle, aucun lien de sang avec Kyle.
- Kyle se moque du Bacchus. Je ne peux compter que sur toi et Jared pour tenir la barque flot. Nous avons traversé la crise, nous avons survécu face aux autres clans. La prohibition ne nous a pas empêcher de grandir, de nous renforcer et d'évoluer. Il faut que cela continue tu entends ? Si vous n'êtes pas à la hauteur, Jared et toi, le Bacchus coule, le nom de la famille avec ! Imagine le déshonneur si tout venez à s'écrouler, tout ce que j'ai construit avec mon père, avec ton grand-père !Il se leva, fit le tour de son bureau, attrapa sa fille par les épaules et déposa un baiser sur son front.
- Mais tu es ma douce, brave et courageuse Honey, je sais que tu y arriveras. Je sais que je peux compter sur toi. Tu me rends si heureux quand tu réussis tout ce que je demande. Papa est fière de sa princesse ! Une vraie Von Carter ! L'image s'estompa et Christiana se tourna, faisant face au moment précédent le monologue paternel. Quand elle entendit son père parler et scander sa volonté paternel, elle avait volontairement gardé le dos tourné au souvenir. Ce qu'elle regrettait, maintenant, d'avoir aveuglément obéit, au détriment de son bonheur. La Christiana de 16 ans entrait dans le bureau, le pas léger. Elle refermait la porte à la demande de son père.
- Je paries que tu t'es enfin décidé à acheter une voiture pour Jared. Mon idée de chauffeur t'a plu ? Demanda-t-elle en s'avançant vers le bureau, les bras ballants et le regard se portant instinctivement sur les documents financiers qui traînaient sur le bureau. !
Elle avait quelques facilités pour lire à l'envers. Sa curiosité l'avait poussé à maintes reprises, à jeter un coup d’œil discrets à ce genre de document à porté de regard, sans y être invitée et sans se faire prendre.
- Non Honey, on doit parler affaire, toi et moi. Alors écoutes moi bien.Le visage enjoué de Christiana, qui se voyait déjà prendre la voiture de Jared pour se promener avec Kyle, disparut et laissa place à une expression attentive et obéissante.
- Ho... oui papa.
Et elle se tut. Le souvenir s'envola et une dernière image s'afficha. Christiana était dans la chambre de Jared, en train de lui humidifier son front fiévreux. Kyle passa la tête dans l’entrebâillement de la porte et dit :
- Je vais au parc avec des camarades de classe, tu veux venir princesse ?Christiana secoua négativement la tête, sans dire un mot et sans adresser un regard à Kyle. Elle était trop occupée à soigner son frère.
- Je vais t'aider comme ça tu auras plus vite terminé et on pourra sortir toi et moi, proposa Kyle.
Christiana se tourna, un sourire aux lèvres, vers Kyle. Mais à ce moment, Jared leva une main, s'empara du visage de sa sœur et le tourna vers lui, la regardant avec supplication et douleur. Conscient que cette tentative de la sortir était un échec, Kyle s'éclipsa. Jared caressa le visage de sa petite sœur en lui disant qu'il appréciait de la savoir en train de veiller sur lui, qu'elle lui faisait du bien et lui apportait beaucoup. Et Jared l'incita à continuer de lui rafraîchir le visage, se plaignant d'avoir mal partout. Mais ils furent dérangé par un homme en complet, qui frappa à la porte et informa Christiana que son père la réclamait immédiatement dans son bureau.
La vraie Christiana secoua la tête avec dépit. Le souvenir disparut aussitôt. Elle avait fait tout cela pour eux. Elle vit enfin qu'ils en avaient aussi abusé. Après tout, elle ne refusait jamais. Elle obéissait. Pourtant, ce jour-là, elle aurait aimé sortir et promener au parc. Laisser Jared se ressaisir seul, pour une fois. Sortir et se faire plaisir, plutôt que de rester, soigner son frère et écouter les serments de son père, et être une « vraie Von Carter », bien formatée, bien encaquée dans son rôle étouffant et emprisonnant. Ce même rôle qui l'avait fait se sentir hors de tout monde, vide, seule. Ce rôle qui l'avait conduite à prendre la voiture, rouler vite et loin, pour finalement se perdre sur un pont qui lui permet de rencontrer le Dévoreur et de mettre fin à tout cela, qui lui permettrait de construire elle-même le rôle de son choix.
- Remplir son devoir pour l'honneur d'un pays, d'un père, ou pour ma part, simplement d'un nom de famille et de la réputation qui y est accolée. Le remplir au détriment de nos sentiments et nos désirs. Maintenant, je regrette de ne pas avoir su réagir plus tôt, ne pas avoir su en faire moins pour eux et plus pour moi. Avez-vous des regrets ?