L'entrée d'un pont s'ouvrit soudain devant Démétrios, un pont indiscutable, bien qu'il consistât en une sorte de plateforme de graviers semblant ne reposer sur rien,entre des bords de métal laids et tordus. Une brume blanche avait absorbé le panorama, et tout lui sembla décalé, un autre monde, un autre instant. Il perdait conscience de son identité, du lieu où il se trouvait, sa mémoire se vidait, comme aspirée par le silence qui semblait monter de la brume.
Zorvan le poussa d'un coup sec dans le dos, du plat de la paume, le propulsant sur ce chemin ouvert à hauteur de ciel. Un froid humide le saisit aussitôt et la brusquerie du changement le fit réagir ; il se tourna vivement et vit Zorvan, campé sur la tour et la tête chenue de Nestor apparaissant en haut de l'escalier. Il les identifia sans peine, reconnut en contre-bas la cour du couvent. Et Ingmar, qui vérifiait ses armes. Mais aucun son ne venait à lui. Était-il devenu sourd ? Il fallait qu'il retrouve ses souvenirs... voyons,voyons.
Il était monté sur la tour pour voir où en était l'attaque du Dragon Rouge
Il se souvenait de l'immense rumeur du vent qui passait au dessus de la cour et d'un fracas sinistre qui montait de la côte, cris de terreur et ronflements d'incendies. Ingmar était sur une des tourelles de garde, et lui criait des paroles que le vent emportait. Mais le ton était celui de la rage et les mots perçus parlaient de désastre. Il s'est élancé pour le rejoindre. La mer brûle sous le noir orage. Des souvenirs venus de la lointaine Iliade ont remplacé ses pensées.
La vaste terre mugit et le grand ciel autour d'eux claironne.
Les dieux s'affrontent et ne s'unissent que pour dévorer les hommes qui ont osé les braver. Scènes d'effroi, sort atroce de ces fiers guerriers venus de si loin pour périr dans la mer qui les a apportés.. la Ville regarde, immobile et majestueuse derrière ses remparts qui crachent des flammes.... Figé en un instant qui semble s'éterniser, Démétrios n'est plus que stupeur horrifiée.
Les Rùs chantent , un sourd chant grondé de mort et de malheur, comme s'ils ne voulaient pas que les leurs disparaissent sans que rien de fraternel ne vienne saluer leur fin cruelle, si loin, si loin de la terre natale.
Mais Ingmar a déjà organisé les postes de défense et avant la scène tragique, la cour s'est remplie d'agitation pendant que lui, Démétrios discute avec le patriarche,debout sur le vaste perron entouré de ses moines. L'ahurissant dialogue reprend sa place dans sa mémoire.
-Nous venons aider à la défense, ces mercenaires, ces gardes et moi.
-Qui êtes-vous ? Etes-vous un Barbare païen ?
-Moi, un Barbare ? Je suis citoooooo.." Démétrios se rattrape à temps" je suis disciple de Nestor qui a dû vous parler de moi . Et où est-il, mon vénéré Maître ? Et où sont les gardes qui l'accompagnaient ? Il faut immédiatement les faire venir ici. L'ennemi est au pied des murs.
Le moine s'est adouci et son regard offusqué a quitté les mollets nus du Grec pour remonter à son visage:
-Ah, vous êtes le catéchumène de notre vénéré Nestor ! Démétrios, je crois. J'aurais dû vous reconnaître. Nestor a dit que vous portiez une sorte de.. mitre de laine, par voeu de pénitence et d'humilité. Il était épuisé et s'est décidé à prendre un repos bien mérité. Les gardes aussi..
Démétrios avait cru que son humble bonnet pénitentiel se dressait droit sur sa tête :
-Par Madinkina ! Vous êtes fous! Vous avez autorisé les gardes à aller dormir ? Vous avez vu ce qui se passe ?
-Certes, mon fils. Mais Constantinople est imprenable, l'empereur Michel va rentrer, le Patriarche fait processionner le Saint Voile de la Theodokos . Les Rùs n'ont aucune chance. Et nous, nous avons Frère Pyrophoros qui sait allumer les tubes à feu..Il nous suffira de prier. Vos...euh, mercenaires.. sont superflus. Renvoyez-les.
-Les renvoyer !!! Mais vous ne comprenez rien ! Ils veulent vos trésors, battre les assaillants, et repartir. Ils ne vous laisseront la vie sauve que si vous vous tenez tranquilles ou mieux, si vous les aidez à combattre l'enn...
Le mot se perd dans un bruit de robes froissées : tous les moines sont à genoux, les bras vers le ciel, entonnant Kyrie Eleison avec de belles voix de basse-contre qui poussent Démétrios à plus d'indulgence. Il change de tactique :
-Vous avez raison. Allez prier à votre autel pour ne pas gêner les mercenaires. Envoyez-nous les gardes de Nestor quand même. Je vous ferai rendre la phalange à la fin..
-Alleluia , mon fils ! Mais vous êtes blessé.. voulez-vous vous soigner ?
Démétrios décline l'offre. Ingmar ne songerait pas à se faire soigner, lui, car l'heure est au combat.Le patriarche fait un signe et les moines se relèvent er suivent le retrait de leur primat qui bénit Démétrios et lui dit avec onction:
-Je vais prier Sainte Pélagie, saint Michel et saint Démétrios de Thessalonique . Et vous faire envoyer des braies .
Le début de l'entretien avait montré moins de sollicitude. Démétrios était décidé à être conciliant, bien que ferme, pour que la présence des Rùs soit accepté par le Patriarche..
Mais celui-ci avait fixé les jambes nues du Grec avec un pincement des lèvres exprimant une réprobation choquée. Démétrios ne comprenait guère cette évolution des mentalités, du moins en ce qui concernait les hommes, devenus si soucieux de cacher tout de leurs corps, excepté le visage et les mains. On pouvait l'admettre pour les femmes - bien qu'il eût suffi de les cantonner dans le gynécée pour éviter les regards concupiscents, comme disait Nestor- mais en quoi montrer ses genoux pouvait -il offenser Dieu ?
Donc il a trouvé offensant l'air offensé du Patriarche et a commencé sans préambule, sans même se présenter.
Il faut dire que le spectacle de la cour a eu de quoi surprendre quand ils sortent des celliers. Rien ne semble indiquer qu'on se prépare à un siège. Les moines se tassent sur le perron, horrifiés et piaillant des ah et de oh à ce que raconte sommairement Théodoclès. Quelques-uns tombent en oraison, ce qu'approuve Démétrios énervé par ce caquètement de poules affolées. D'abord, la prière est la raison d'être des moines, ensuite, si tous se mettaient à prier, on pourrait rester entre hommes et passer à la défense du monastère.
A ce moment, sur son pont de brume, Démétrios a repris possession de son passé et de lui-même, mais la clepsydre continue à fonctionner à l'envers et la vision des celliers qu'ils ont traversés le remplit de nouveau d'une ombre de satisfaction, avec ses alignements de tonneaux bien cintrés. Quelle remarquable invention ! Quel progrès sur les amphores ! Peut-être moins élégants de ligne, mais quelle contenance ! Et ce fond plat ! Et puis on peut les faire rouler ! Essayez donc de faire rouler droit une amphore!..Il n'y avait pas un mois qu'il avait débarqué en l'an de grâce 860 et Démétrios avait totalement cédé aux attraits du Progrès, qui n'était d'ailleurs pas le progrès moral, comme le voulaient Platon et Aristote, mais le progrès technique, ce qui était certes moins beau dans l'idéal mais très excitant tout de même.
Pour entrer dans les réserves,on arrivait à une porte que Théodoclès fait ouvrir dans un tintamarre de ferraille. Démétrios, abasourdi par les vibrations métalliques, se crut revenu à l'assemblée païenne et chevelue qu'il avait traversée en compagnie d'un Zorvan ravi de retrouver des démons de sa connaissance. Tiens, où est-il, Zorviiiie ?
Eh bien, lui aussi, il secoue la tête à cause du bruit; ce qui agite ses longs cheveux et n'est pas sans rapport avec l'usage étrange que les adorateurs de Turisas faisaient de leur tignasse.. Finalement, Zorvan était peut-être un fils des Enfers.
C'est justement un souterrain qui les a conduits là
Démétrios - qui est fier de ses quatre coudées - sent derrière lui le regard d'Ingmar, venant de très haut pour descendre se poser sur sur sa nuque. Il n'avait pas ressenti cette impression depuis son enfance, quand il marchait devant son grand-père dans les étroits sentiers entre les champs de vigne. Et il se dit que le Varègue aussi devait penser à lui comme au petit Démétrios, mais sans la chaleur qui venait autrefois de la présence de son aïeul. Cependant Ingmar lui plaît. Il semble à la fois si fort, si rapide dans ses jugements, si direct, dans ses menaces comme dans ses offres. Son rire est celui d'un dieu et sa voix de tonnerre s'allie de façon désarmante à son grec hésitant.
Madinkina ! Démétrios a buté sur une pierre et le faux mouvement lui arrache un juron étouffé. Sans s'arrêter, il porte la main à sa cuisse blessée; il sent le pansement humide et regardant sa paume voit qu'elle est rougie de sang frais, ce qui l'inquiéte un peu .
Mais soudain surgit le souvenir du Varègue se penchant sur sa selle au dessus de lui, le soulevant comme un sac de noix, sans se soucier que c'est de sa main pleine de sang qu'il saisit celle du petit Grec épuisé. Démétrios regarde sa main marquée de rouge et est d'abord impressionné par la circonstance. La fraternité du sang !...le Rite est si ancien, peut-être les hommes du Nord le pratiquaient-ils aussi ? Puis il secoue cette émotion. A vrai dire, sa blessure n'est pas située noblement ; le haut de la cuisse, c'est aussi bien le bas des fesses et ce n'est vraiment pas un endroit où sceller une alliance sacrée. Cette idée l'amuse malgré la gravité du moment, car depuis qu'il est entré dans le souterrain, Démétrios est de nouveau pénétré du sentiment particulier que crée Aparadoxis, ce lieu hors de la vraie vie bien qu'en en présentant toutes les sensations. Il en tire une assurance étonnante, il se découvre entreprenant et décidé, et éprouve, au lieu du poids de l'existence ligotée dans le temps du réel, ce qu'il pourrait décrire comme l'exquise, la voluptueuse légèreté de l'être. Il se sent comme un oiseau virevoltant dans le vent, sûr de ses ailes infaillibles, jouant à vivre comme l'hirondelle à voler. Ainsi s'est-il porté en tête du groupe, les Rùs étant gênés par leur carrure et leurs lourdes armes et les autres, trop inquiets pour prendre les devants dans ce tunel étroit qui s'ouvre devant eux.
Toutes ces scènes ont passé en éclair dans sa mémoire. Ne dit-on pas qu'on revoit toute sa vie avant de mourir ? Jamais Démétrios n'avait pensé qu'on la revoyait en remontant le fil du temps.. Est-il mort pour de bon ? Il regarde de nouveau vers les remparts . Nestor s'y dresse, sa croix brandie et il anathémise des ennemis invisibles cachés par la brume . Mais une flèche en jaillit, frappe le moine en plein front et Démétrios le voit se renverser et disparaître tandis que le monastère devient transparent et s'efface. Le monde se réduit à une entrée de pont qui semble conduire au néant..mort, il doit être mort ...sa blessure.. il a perdu beaucoup de sang...Il va bientôt entendre la barque funèbre et il n'a pas un sou sur lui..
Mais une voix exaspérée retentit, venue de nulle part.
-Bouge-toi les fesses au lieu de te les tâter ! Qu'est-ce que tu attends ? Le pont ne va pas durer l'éternité !
C'est Zorvan ! Ce ne peut-être que lui et c'est vrai que la brume gagne sur le pont.
Démétrios, traînant la jambe, se met à courir ; la brume s'ouvre devant lui puis se referme brusquement, glaciale ; il plonge, tête baissée..il ne sent plus le sol sous ses pas ..c'est la chute finale !
Eh non . Sa dernière enjambée lui fait sentir un sol ferme et couvert d'une herbe rase. La brume disparaît comme aspirée par un soleil radieux . D'ailleurs le soleil est radieux . Il est sur une colline dominant la mer, parsemée d'arbustes et de quelques oliviers. Un peu plus loin, une de ces chapelles avec un petit clocheton bulbeux comme les Chrétiens aiment à en parsemer la campagne. Il connaît cet endroit dans les environs d'Abydos. Le dromon de Thagim y a débarqué la veille et on va y rester plusieurs jours, suite à des avaries mal réparées. Thagim grondant comme un ours en colère' a donné congé aux recrues pour que, selon ses aimables propos, ils ne viennent pas ennuyer ceux qui travaillent et lui salir sur les bottes. Il a employé d'autres mots, scythes certainement, ou thraces. En tout cas Démétrios croit en avoir saisi le sens général.
Il est très heureux de se trouver en plein air mais il a une bizarre impression. Il vient de faire un rêve incroyable. Il était à Constantinople, il avait du mal à marcher, il... Attends un peu. A Abydos, il n'avait rien à la jambe et il suit Nestor en portant un panier devenu léger après le bon repas qu'ils viennent de faire..Il a dû trop boire de ce délicieux vin de Chios et s'endormir à moitié en marchant..Nestor connaît les bons fournisseurs. Le goût ne ressemble pas du tout à celui dont il se souvient. Mais il est dans le Champ des Oublis ....Nestor est encore vivant...Pauvre Nestor ! Celui-ci se retourne :
-Alors, mon fils, as- tu réfléchi ? Veux-tu recevoir le baptême et sauver ton âme ?
Démétrios aimerait bien retarder sa réponse mais il vient de discuter longuement du Péché Originel et de la confession et il n'a pas les idées claires ; le vin de Chios, sans doute..il se sent bizarrement dédoublé. Et puis ce sentiment d'avoir déjà vécu tout cela...il s'entend répondre, mais sa voix vient étrangement de derrière lui:
-Certainement , mon père. Quand vous voudrez.
Nestor a l'air un peu froissé par son ton aimablement distrait. La même voix, sa voix, répond et cette fois-ci, il est sûr de ne pas avoir ouvert la bouche, bien qu'il sache pourquoi il répond sur ce ton volontairement convaincu.
-J'ai le plus vif désir de sauver mon âme en devenant le fils de Dieu le Père.